Les pratiques intermédiales dans les écritures contemporaines : donner la parole à des créateurs
Le Projet
Un questionnaire envoyé par courriel, vingt artistes et écrivain.e.s ont répondu. Une interrogation sur ce qui motive l’hybridation des pratiques artistiques et littéraires aujourd’hui. Cet ouvrage présente un regard sur les entrecroisements des arts du point de vue de ceux qui en sont les auteur.e.s - cinéma, photographie, arts visuels et numériques, bande dessinée, arts de la scène, musique, littérature. Sandy Amerio, Nicole Caligaris, Thomas Clerc, François Emmanuel, Hélène Frédérick, Jérôme Game, Anne-Marie Garat, Christian Garcin, Max Genève, Adrien Goetz, Gaëlle Josse, Valérie Mréjen, Emmanuelle Pireyre, Henri Raczymow, Mathieu Riboulet, Olivia Rosenthal, Pierre Senges, Jean-Philippe Toussaint, Benoît Vincent, Cécile Wajsbrot révèlent le rapport intime qui se crée entre leur travail d’écriture et d’autres formes de création artistique. Ce volume a été élaboré dans le souci de resserrer un dialogue toujours plus étroit entre la critique, les artistes et les écrivain.e.s. À la fois questionnaire littéraire et enquête de terrain, l’enjeu de cet ouvrage est d’entrer dans les ateliers de création, afin d’y découvrir des manières de faire sur lesquelles les théoriciens puissent affûter leurs outils.
Ceint en deux parties, l'ouvrage se compose des réponses rassemblées en quatre grands ensembles et de la présentation de la relation entre arts et littérature dans les œuvres de chacun.e des participant.e.s. Un apparat iconographique fait écho à leurs propos et au parcours critique qu’ils suscitent, formant un objet éditorial lui-même intermédial.
The Project
A questionnaire sent by email, twenty artists and writers responded. An interrogation on what motivates the hybridization of artistic and literary practices today. This issue presents a look at the interweaving of the arts from the point of view of those who are its creators - cinema, photography, visual and digital arts, comics, performing arts, music, literature. Sandy Amerio, Nicole Caligaris, Thomas Clerc, François Emmanuel, Hélène Frédérick, Jérôme Game, Anne-Marie Garat, Christian Garcin, Max Geneva, Adrien Goetz, Gaëlle Josse, Valérie Mréjen, Emmanuelle Pireyre, Henri Raczymow, Mathieu Riboulet, Olivia Rosenthal, Pierre Senges, Jean-Philippe Toussaint, Benoît Vincent and Cécile Wajsbrot reveal the intimate relationship that is created between their writing work and other forms of artistic creation. This volume was developed with the aim of strengthening an ever closer dialogue between critics, artists and writers. Both literary questionnaire and field survey, the challenge of this book is to enter the creative workshops, to discover ways of doing on which theorists can sharpen their tools. Taken in two parts, the issue is composed of the answers gathered in four large groups and the presentation of the relationship between arts and literature in the works of each participant. An iconographic apparatus echoes their words and the critical course they create, forming an editorial object itself intermedial.
La création littéraire et artistique située à l'intersection de différentes pratiques est un phénomène de plus en plus présent sur la scène culturelle contemporaine. Le cinéma, la photographie, les arts visuels et numériques, la bande dessinée, les arts de la scène, la musique, la littérature s'entrecroisent à des niveaux divers et dans des contextes variés. On peut penser par exemple aux connexions interartistiques « classiques » où la peinture et la photographie se conjuguent à l’écriture, mais aussi aux plus récentes pratiques littéraires hors du livre — performances d’écrivain.e.s, expériences de collaboration entre artistes, installations, expositions muséales : une telle rupture avec les cadres conventionnels engendre un élargissement du sens du mot « littéraire », qui acquiert une connotation plus vaste par l’application à des pratiques issues du frottement avec d’autres formes artistiques1. Afin de prendre en compte ces nouvelles formes de création et de relations interartistiques, les concepts d’intermédialité, de transmédialité et de cross-médialité sont apparus dans le domaine de la critique universitaire à partir de la fin des années 1980. Tout en soulevant un certain nombre de questions sur le statut de la relation entre médium et médias2, ils tentent de donner un sens aux moments critiques et aux situations inédites où les artistes développent des formes de coopération qui se concrétisent dans la réalisation de dispositifs hybrides et composites. Cette tendance accrue au métissage des pratiques artistiques retient notre attention dans le projet de recherche présenté dans ces pages où nous avons souhaité interroger les écrivain.e.s sur les relations qu'elles/ils entretiennent avec les arts, en faisant l’hypothèse que le compte rendu de leurs expériences des mélanges, des dérivations et des entrecroisements qui sont à l’œuvre dans les objets littéraires contemporains3 nous conduirait vers une appréhension plus complète des enjeux dont elles/ils sont porteurs, l’approche théorique se voyant en quelque sorte augmentée par l’approche pratique de ces objets.
Les transformations qui façonnent en profondeur les mondes de l’art et de la littérature sont à l’origine de ce projet, mené par notre groupe de recherche au sein de l’ARGEC4. L’évidence qu’il était temps de donner la parole aux écrivain.e.s d’aujourd’hui est apparue lors du colloque international “Le bal des arts. Le sujet et l’image : écrire avec l’art” organisé par l’ARGEC en 2013. Centrée sur les relations entre l’écriture littéraire et les arts de l’image, cette rencontre a donné l’opportunité aux critiques universitaires de dialoguer sur ces sujets et de confronter leurs interrogations théoriques avec les pratiques d’écriture de quatre écrivain.e.s, au cours d’une table ronde : Arno Bertina, Patrick Chatelier, Christian Garcin et Nathalie Léger. Les échanges qui se sont poursuivis durant les trois journées du colloque ont permis de saisir non seulement les rapports qui émergent entre la littérature et les arts depuis le début du XXIᵉ siècle, mais aussi de percevoir autrement les problématiques et les apories de ce que la critique théorique désigne sous le terme d’intermédialité5. Cet événement nous a conduites à constater que nos convictions critiques pourraient être enrichies et élargies par la confrontation à plus grande échelle avec les créatrices et les créateurs, en approfondissant le dialogue et en augmentant le nombre de nos interlocut.rices.eurs.
Nous nous sommes alors adressées à des artistes et à des écrivain.e.s auxquel.le.s nous avons soumis un questionnaire visant à mettre à l’épreuve de leurs pratiques nos interrogations sur les relations entre la littérature et les arts. Afin de pouvoir comparer les réponses et atteindre un regard objectif, dans l'esprit des enquêtes sur la poésie qui se faisaient dans le passé6, nous avons proposé à nos vingt participante.s un questionnaire unique envoyé par courriel, auquel elles/ils ont répondu par écrit. Sandy Amerio, Nicole Caligaris, Thomas Clerc, François Emmanuel, Hélène Frédérick, Anne-Marie Garat, Jérôme Game, Christian Garcin, Max Genève, Adrien Goetz, Gaëlle Josse, Valérie Mréjen, Emmanuelle Pireyre, Henri Raczymow, Mathieu Riboulet, Olivia Rosenthal, Pierre Senges, Jean-Philippe Toussaint, Benoît Vincent, Cécile Wajsbrot donnent, dans les pages qui suivent, un aperçu très diversifié des motivations et des a priori qui sous-tendent le dialogue interartistique.
Nous sommes très redevables à ces vingt auteur.e.s qui nous ont fait confiance et n’ont pas hésité à se mettre en question, à interroger leurs pratiques de création pour nous répondre et permettre la constitution de ce volume. Leur tâche n’a pas été toujours facile et elle/ils se sont dédié.e.s, avec beaucoup de générosité et de bienveillance, à des questions qui ne coïncidaient pas toujours avec leurs interrogations personnelles. Elles/Ils ont répondu avec sincérité et nous ont ainsi offert une occasion extraordinaire de mieux comprendre leurs poétiques personnelles et de mettre en question le travail de la critique et de la chercheuse.
De cette collaboration ressort le constat que la position de la chercheuse et son approche de la création littéraire et artistique sont souvent très différentes de celles de l’artiste. Les questions qui paraissent naturelles à la chercheuse, parce que ses méthodes, ses connaissances et ses convictions orientent son interprétation des œuvres, ne le sont pas nécessairement pour les artistes dont les préoccupations sont tout autres. L’existence de cet ouvrage est toutefois l’illustration d’un intérêt réciproque et d’un dialogue toujours plus étroit entre la critique, l’art et la littérature.
Le questionnaire comporte quatre grandes interrogations émanant directement de nos réflexions critiques : la première porte sur les relations entre l’art et la littérature dans le champ de la création. La seconde se concentre sur les expériences de création personnelles concernant les relations entre l’écriture ou la création et les autres arts ou médiums. La troisième interroge la place et le rôle que les auteur.e.s accordent au sujet dans leurs ouvrages, que celui-ci représente l’auteur.e, un personnage ou un narrateur ou une narratrice. Enfin, nous tenions à savoir si les différent.e.s auteur.e.s prennent en considération le/la ou les destinataires de leurs œuvres et, si tel est le cas, quelle place et quel rôle ils lui accordent dans le processus de la création.
La première partie contient la totalité des réponses que nous avons reçues et que nous avons rassemblées en quatre ensembles représentant ces quatre questionnements. Cette organisation des matériaux permet de mieux prendre conscience de la variété des réponses à chacune des questions et de confronter les différents points de vue. Des symboles correspondant à chacune des questions regroupées au sein de ces quatre premiers chapitres permettent au lecteur de se déplacer dans les réponses de façon non linéaire. Dans la deuxième partie nous présentons les vingt auteur.e.s et artistes sous forme de fiches biobibliographiques, où l’attention est ciblée sur les pratiques intermédiales qu’elles/ils mettent en œuvre. Un apparat iconographique, parcourant tout le volume, présente certaines images évoquées par les auteurs dans leurs ouvrages ou dans leurs réponses au questionnaire et vise à illustrer les divers genres de relation qu’elles/ils entretiennent avec un tableau, une photographie, une pratique artistique ou un médium en particulier.
Au terme de ce travail, l’analyse des réponses au questionnaire conduit à des résultats assez surprenants. Outre la richesse des textes reçus qui nous encourage à poursuivre nos travaux dans ce champ de recherche, l’analyse quantitative des réponses nous donne une information supplémentaire et inattendue. Les deux premiers questionnements, concernant les relations entre la littérature et les arts ont sollicité de la part des participant.e.s des réponses bien plus développées que celles concernant la place et le rôle du sujet et du lecteur dans leurs œuvres. Cela tient peut-être au fait que ces dernières questions avaient trait à un arrière-fond théorique et métacritique dont l'écrivain.e où l'artiste ne se soucie pas nécessairement. Mais cette raison n'est certainement pas la seule, ni même la principale, car nous constatons notamment, à travers les réponses au questionnaire, que pour les auteur.e.s contemporain.e.s, le public des lectrices et des lecteurs est une entité mouvante et instable et qu’une autre forme de réception est en train de prendre son essor : celle du public assistant à leurs performances sur les plateaux de théâtres, aux lectures dans les festivals littéraires ou autres manifestations artistiques in situ, et dans les réseaux numériques. C'est sur ces nouvelles formes de la création et de la réception que nos auteurs nous invitent à orienter nos recherches futures, dans un dialogue à 360 degrés entre la littérature, les arts, leurs publics et leurs théoriciens.
Note
↑ 1 Voir Magali Nachtergael, « Le devenir-image de la littérature. Peut-on parler de « néo-littérature » ? » dans Pascal Mougin, La tentation littéraire de l’art contemporain, Paris, Les presses du réel, 2017, p.283-296.
↑ 2 Voir Bernard Vouilloux, « Medea mediatrix. Pascal Quignard et la figuralité du médium », dans Le Bal des arts. Le sujet et l’image : écrire avec l’art, E. Bricco (dir.), Rome, Quodlibet, 2015, p. 37-53.
↑ 3 Voir Lionel Ruffel, « Les deux contemporanéismes. Réflexion sur les études littéraires du contemporain », dans Marie-Odile André, Du "contemporain" à l'université : Usages, configurations, enjeux, Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2015. Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/psn/256>, p. 141-149. Consulté en septembre 2019.
↑ 4 Atelier de recherche génois sur les écritures contemporaines, http://argec.hypotheses.org.
↑ 5 Voir la transcription de la table ronde dans E. Bricco (dir.), Le Bal des arts. Le sujet et l’image : écrire avec l’art, Macerata, Quodlibet Studio, «Ultracontemporanea», 2015, p. 347-365. En ligne https://books.openedition.org/quodlibet/510. Consulté en septembre 2019.
↑ 6 Celle menée par Jules Huret, Enquête sur l'évolution littéraire (Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1891), nous a servi de modèle idéal. Le volume Secrets d’écrivains. Enquête sur les entretiens littéraires de David Martens & Christophe Meurée (Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2014), est issu d’un projet similaire : une thématique et des auteurs sollicités par des critiques.