n° 29 - Pratiques artistiques intermédiales

Une nouvelle littérature intermédiale ? Entre bande dessinée et roman graphique

Dario CECCHI



Abstract

Francese  | Inglese 

L’article poursuit la recherche concernant le concept « de remédiation », proposé à l’origine par Jay D. Bolter et Richard Grusin en 1999 comme un nouveau paradigme pour comprendre les effets, sur l’esthétique autant que sur la communication à travers les médias de masse, d’une croissante influence réciproque, aujourd’hui, entre les différents formats médiaux dans la production des messages, ainsi que dans les œuvres d’art proprement dites. À travers l’archéologie des médias qui mène jusqu’à la remédiation, l’article trouve dans l’art de la bande dessinée un cas exemplaire relevant d’un intérêt particulier. La bande dessinée, en fait, ne se limite pas à entrecroiser parole et image, elle fait aussi l’effort de présenter le cours du dialogue de façon visuelle, montrant une forme spéciale de montage « d’images en arrêt », qui est à comprendre selon la théorie générale du montage d’Eisenstein. La présentation visuelle dans la bande dessinée est exemplifiée de façon exemplaire par la série des Peanuts (Schulz). Lorsqu'on passe au roman graphique, la forme iconique acquiert la valeur d’un élément constructif de la narration, comme l'illustre l'exemple « Des nouvelles d’Alain » (Guibert, Keler, Lemercier 2011).

	 
  

Quelques remarques sur les relations existantes entre l’intermédialité et l’écriture

L’intermédialité est un phénomène qui relève désormais de questions très vastes, qui ne sont nullement réductibles à la simple multimédialité. La multimédialité présuppose, en fait, qu’on considère seulement la combinaison des différents médias, tandis que l’intermédialité a affaire, au contraire, avec les multiples niveaux de signification acquis par un message – peu importe, pour le moment, si artistique (ou bien littéraire) ou pas. Nous faisons référence ici à la capacité de rendre une « densité de sens » aux « rencontres » entre différents médias. Elle ne concerne pas, donc, une signification au sens étroit du terme, c’est-à-dire langagier, impliquant plutôt la dimension sensible du médium et, seulement indirectement, le domaine de la signification linguistique proprement dite. Le présupposé d’où nous partons, c’est que le travail entre les médias, et par conséquent entre les différents organes sensoriels, a un effet sur la signification en tant qu’activité en cours de se faire, non pas comme répertoire des sens déjà établis des paroles et de la langue. Elle est donc une dimension, qu’on qualifie volontiers d’esthétique, qui se trouve à mi-chemin entre la sémantique et la pragmatique proprement dite.

Dans cette perspective, on n’as pas besoin de théoriser l’émergence de l’intermédialité à l’époque des médias numériques : elle a accompagné le développement et les évolutions de la communication humaine (à travers de moyens artificiels) dès son origine, la multimédialité étant sa dernière manifestation majeure. Il faut simplement considérer, pour qu’on ne trouve pas bizarre cette thèse sur le caractère originaire de l’intermédialité, de quelle « matière » est faite notre communication linguistique. Elle est voix, geste, expression du visage, mais aussi écriture, et encore écriture tapée sur une machine à taper avant et maintenant sur un ordinateur : plus récemment, elle est devenue aussi – ou elle est retournée à être – une sorte « d’icono-écriture », où des images (les émoticônes) s’entremêlent avec des mots1. Toutes ces différentes manières d’être « langue » font référence à la même langue, aucune ne prétendant une primauté « ontologique » sur les autres. Toutes ces démarches font partie de la langue, d’une manière ou de l’autre, au même titre : toute habitude langagière trouve sa justification, ou bien elle est méprisée, par rapport au même cadre de référence théorique et pragmatique, qu'est la langue2.

Cette manière de considérer la nature constitutivement « intermédiale » du langage nécessite de quelques prémisses théoriques. Comme on l’a vu, la langue est toujours traversée par des pratiques que l’on pourrait qualifier « d’inscriptions ». Ce sont des actes qui laissent une trace et qui, par conséquent, permettent à un moyen artificiel de produire un message, d’être un médium. Les inscriptions font partie de la « réalité sociale » des hommes (Ferraris 2014). Il serait impossible de concevoir une telle intermédialité du langage, en faisant référence, par exemple, à la notion « d’archi-écriture » formulée par Jacques Derrida, notamment dans ses deux ouvrages majeurs, L’écriture et la différence et De la grammatologie. Derrida théorise, en effet, une hiérarchie parmi les différents régimes du langage, tandis qu’il s’agit d’une ontologie « négative » qui reconnaît la primauté ontologique à ce niveau du langage (l’écriture) ne pas relèvant toutefois d’un caractère d’origine, « l’inscription » étant toujours de nature nachträglich, d’un « après-coup ».

Du point de vue de Derrida (1997), il serait impossible de penser quelque chose comme l’intermédialité au sens profond du mot, c’est-à-dire en tant qu’intermédialité, en tant que manière d’articuler une réelle confrontation – composition, ou bien dissonance – entre les différentes formes médiales, qui fasse sentir la présence des différences entre une forme et l’autre. Il n’y aurait pas, donc, de l’intermédialité en tant que telle, c’est à dire du « dialogue » entre une pluralité de médias à travers la mise en question du statut autonome du langage humain, en tant que langage verbal et écrit. En absence d’un tel travail de confrontation entre les formats et les langages, il y aurait plutôt une accumulation « d’inscriptions », au sens où l’on part d’inscriptions dans la philosophie de Derrida ou de Ricœur pour indiquer toute forme de trace, qui peut aussi précéder la dimension du sens et de la signification. Les médias répondraient précisément à cette caractéristique des inscription. Et pourtant, ou bien pour cette même raison, ils demanderaient toujours un effort de signification, au-delà de la pure transmission du message.

Derrida postule ainsi une sorte de « monisme » de la forme scripturale, qui s’applique aussi bien au domaine de la littérature qu’aux domaines de la communication et de l’expression humaines, y compris l’image produite à travers des procédés techniques3. On pourrait même parler d’une « monadisation » des procédés médiaux, qui se laissent saisir (par différence, ou bien par « différance ») comme les émergences d’une série homogène d’inscription de degrés et niveaux différents. Le « supplément d’origine » théorisé par Derrida relève d’une situation d’expérience qui nous empêche de faire effectivement expérience de « l’empiètement » entre une forme médiale et l’autre.

Le sens qu’on veut donner ici au terme, et au concept, de « littérature » ne relève donc pas seulement de l’écriture, peu importe si c’est dans une lignée derridienne ou non, mais aussi (voire surtout) de l’expérience que l’écriture occasionne chez son lecteur. Nous n’entendons pas parler ici d’un référentialisme naïf, qui prétendrait reconduire le texte à des faits ou à des événements bien déterminés : entre le « il n’y a pas du hors texte » de Derrida et le référentialisme absolu, qui reconnaît la seule validité d’une vérité prétendue du texte qui se trouve dans la réalité des choses, il est possible de trouver, pour ainsi dire, une alternative.

On pourrait donc considérer la littérature, dans sa relation avec les médias, comme un lieu privilégié pour vérifier dans quelle mesure les inscriptions médiales sont susceptibles de fournir la matière pour une institution du sens, qui ne passe pas seulement par la langue mais aussi par tous ces moyens sensibles (geste, sonorité, image, mouvement) qui peuvent accompagner l’élocution – et qu’on peut qualifier de manifestation « intermédiale ». Il s’agit, donc, de chercher les conditions de possibilité de la communication à travers les médias, non pas au sens d’un kantisme rigide, scolastique et pédant, mais plutôt dans le sens d’un « a priori historique » dont aurait pu parler Foucault. Il s’agit plutôt de considérer une forme littéraire, soit la bande dessinée, où de tels traits ne sont pas supplémentaires mais déterminants. De toute manière, on ne saurait traiter la littérature en général en tant qu’objet statique, sous l’angle d’une sorte « d’a priori a-historique » : au contraire, elle est plutôt l’occasion de poser certaines conditions de lecture à travers l’interaction actuelle des lecteurs avec un texte. En outre, le texte est un objet dynamique dont le sens est constitué et reconstruit seulement grâce au dispositif d’opérations mis en œuvre par le lecteur, comme l’a souligné Wolfgang Iser (1995) dans son ouvrage majeur Der Akt des Lesens. Ces opérations peuvent être réduites à deux sortes de procédés, lié l’un à l’autre. Ces procédés sont fondamentalement – Iser utilise une terminologie phénoménologique empruntée d’Edmund Husserl – la « rétention » progressive du contenu du texte déjà lu, et la « protension » de son sens dans la suite du texte à lire ; les deux se déploient dans le cours de la lecture. Le lecteur doit prêter sa conscience comme lieu de constitution de ce sens à travers son expérience de lecture ; et ce sens se configure progressivement sous forme d’une série de représentations – ou bien d’images, le mot allemand utilisé étant celui de Gestalt – qui vont fournir la base pour toute opération d’interprétation successive du même texte.

La littérature serait donc, en principe, une forme artistique intermédiale implicite, ou bien potentielle, puisqu’elle dévient une expérience actuelle lorsqu'un texte est actualisé par un lecteur ; et cette actualisation se réalise quand le texte, c’est-à-dire un support scriptural, est mis en relation avec l’image que forme le lecteur dans sa conscience. Une question s’impose de façon immédiate : cette image, est-elle une création arbitraire du lecteur, ou bien se propose-t-elle comme élément intégrant (et nécessaire) de l’expérience, qu’on qualifierait maintenant non seulement de « textuelle », car elle ne se limite pas à la simple structure du texte – elle est « hors-texte » – mais aussi de « littéraire », au sens élargi que nous venons de décrire, et dont nous essayerons maintenant de donner quelques remarques éclaircissantes ?

Du point de vue de la reader-response theory proposée par Iser, la réponse à cette question se trouve dans l’image formée par le lecteur, qui fait alors nécessairement et intégralement partie de l’œuvre littéraire. La raison est simple. Les rétentions et les protensions, que le lecteur réalise dans la suite de sa lecture, ne sont pas des opérations pour ainsi dire « mécaniques », qui facilitent la saisie du sens. Ce sont les éléments d’une action de configuration du sens de l’œuvre comme condition de sa signification. Sans cette configuration du sens – opération qu’on peut qualifier d’esthétique au sens élargi du terme, car elle entraîne une application de l’imagination dans sa libre interaction avec la matière du sens, mais aussi une sollicitation de la sensibilité du lecteur, en absence de laquelle la formation d’un imaginaire du texte serait presque impossible – il n’y aurait même pas de texte saisissable. En d’autres termes, l’imagination du lecteur est un agent essentiel pour la reconstruction, voire la constitution, du texte.

Voici le cadre théorique dans lequel nous encadrons la question de l’intermédialité. C’est en fait la question des relations existantes entre le texte en tant que tel et l’imagination du lecteur et sa production d’images. Iser appelle ces images en allemand « Gestalten », terme-clé de toute la question, qui désigne l’image mentale. La Gestalt n’est pas le Bild ni la Figur, les deux derniers mots indiquant plutôt, mais d’une façon tout à fait ambiguë, l’image externalisée, ce qui en anglais serait appelé « picture » en opposition à « image » (Mitchell 2005). Et pourtant on se tromperait à croire que l’imagination humaine pourrait se manifester hors de toute relation à des images externes4. L’imagination du lecteur est un bon lieu théorétique pour montrer à quel point le travail de l’imaginaire demande qu’on fasse la corrélation de ce travail à une image extérieure. Effectivement, on ne saurait pas penser à l’imagination du lecteur – à cette activité productrice d’images, de Gestalten – comme une simple accumulation de données successives, car la pure superposition des images l’une après l’autre ne conduit à aucune émergence du sens. Elle apparaîtrait alors comme un« impressionnisme » immédiat et irréfléchi. Tout au contraire, le lecteur cherche, à travers ce travail de l’imagination, à configurer une narration non seulement cohérente, mais aussi enrichie d’une signification potentiellement ouverte à l’interprétation. L’imagination du lecteur ne se nourrit pas de Gestalten individuelles, séparées et superposées l’une à l’autre : elle se configure plutôt comme une activité complexe, mais unitaire et dynamique, une Gestaltung.

Avec l’imagination du lecteur comme modèle, ce serait donc une erreur de croire que nous transposons notre imaginaire dans des images extérieures. Ce qui est toujours au centre de toute opération d’externalisation sur des supports iconiques – que nous pouvons considérer, avec Jean-François Lyotard (2012), comme des « surfaces d’inscriptions » – ce n’est pas l’imaginaire en tant que tel, mais plutôt l’activité même de configurer le sens du texte à travers l’imagination. On n’externalise jamais une image individuelle de façon immédiate et directe : de l’objet mental (l’imaginaire) à l’objet matériel (sa projection). Tout au contraire, on externalise sur ces objets (les représentations mentales) une certaine manière de travailler l’imagination, et ce, au moyen de procédés formels (Montani 2010 ; 2014) qui configurent une véritable technologie de l’actualisation du sens de l’expérience laquelle passe par les images mentales du sujet.

La valeur intermédiale de la lecture consiste, donc, dans le fait de rendre explicite ce mouvement d’actualisation des procédés de l’imagination pendant l’expérience de lecture. Toute lecture est, en principe, une telle intermédiation entre le texte et sa compréhension à travers l’imagination ; mais seulement certaines manières d’activer la relation entre texte et imagination amènent à une véritable explicitation et externalisation de ce travail d’intermédiation. La manière, sur laquelle nous allons maintenant développer de brèves remarques, c’est la bande dessinée, avec son prolongement récent dans le roman graphique, et qui actualise à nouveau la relation entre texte littéraire et usage de l’image.

La bande dessinée comme objet intermédial

La question n’est plus de savoir si la littérature peut devenir une œuvre d’intermédialité : on a déjà vu qu’elle est en principe le résultat d’une négociation entre texte et lecteur qui relève d’emblée d’un travail intermédial virtuel. L’imagination y est manifeste en tant qu’instance (inter)médiale. Nous considérons en fait cette faculté, non pas seulement comme la faculté de l’illusion ou de la création artiste, mais aussi, et en premier lieu, comme la faculté qui opère une médiation entre les données sensibles de l’expérience de la réalité et leur élaboration par une faculté de l’esprit, qu’on peut appeler intellect, intellection, raison ou bien mind, qui a en charge l’analyse et « l’interprétation » de ces données. C’est une manière d’entendre l’imagination qui a sa racine dans la philosophie kantienne. Il faut plutôt comprendre à quelles conditions cette qualité intermédiale implicite peut devenir manifeste, dans un nouveau procédé artistique et littéraire marquant un écart par rapport à la littérature qui la précède. Nous avons choisi ici de considérer le cas exemplaire de la bande dessinée (Baetens 2015 ; Groensteen 1999 ; 2007). La bande dessinée est un art du montage. Nous laissons tomber ici la question qui consisterait à se demander si tout art, y compris la littérature, est un art du montage5. Et pourtant, une bonne démarche méthodologique, que nous essayons de suivre ici, serait celle de ne pas identifier tout procédé de montage avec le montage cinématographique. Ce type de montage reste pour nous, pour des raisons historiques bien évidentes, un modèle. Il s’agit néanmoins d’un modèle à suivre plutôt pour déterminer les différences d’autres types de montage par rapport à ce modèle, et non pour les y assimiler.

Le montage cinématographique est essentiellement, comme l’argumente S. M. Eisenstein, un montage « audiovisuel », où la saisie du sens de l’image, et bien du sens à travers l’image, passe par une construction complexe. L’image n’est pas seulement la surface visuelle : elle s’enrichit, dans le montage, de la contribution du son, qui dévient au cinéma un élément intégrant de la structure narrative. La situation dans la bande dessinée est totalement différente : ici on n’a pas de montage audiovisuel. Le montage se réalise directement entre image et langage : le montage « graphique » de la bande dessinée relève d’un ou plusieurs « jeux de langages », au sens dont en parle Wittgenstein dans ses Philosophische Untersuchungen. En d’autres termes, la bande dessinée présente à travers le montage d’images une organisation possible de l’enchaînement de règles qui conduisent le cours d’un discours et surtout d’une conversation entre deux locuteurs. Il ne faut pas bien sûr considérer le jeu de langage de la bande dessinée seulement comme l'expression de la langue. Ce qui nous intéresse, c’est la « forme de vie » (Lebensform)6 impliquée ou bien engendrée par l’usage de la langue dans la bande dessinée, et par l’entrelacs entre langage et image.

L’étude des jeux de langage arrive donc à prendre en considération tous les aspects non linguistiques impliqués dans l’usage de la langue : geste, expression, bref tout le contexte « dramatique » de l’énonciation. Nous suivons en cela l’hypothèse de Paolo Virno (2005)7, qui s’inspire de Wittgenstein pour nous inviter à chercher les conditions de sens de l’énonciation linguistique non seulement dans la langue, mais aussi dans tous ses éléments expressifs, gestuels, voire esthétiques : Virno propose aussi la suggestive traduction de Sprachspiel (« jeu de langage») avec « spectacle linguistique » (« recita linguistica », en italien), le mot allemand Spiel, dont Sprachspiel est composé, se prêtant à cette double interprétation.

Revenons maintenant à notre cas d’étude : la bande dessinée. Dans la perspective que nous avons choisie ici, la bande dessinée serait alors une sorte de « spectacle linguistique », ou bien, plus précisément, de mise en scène du récit narratif. Nous allons montrer dans ce qui suit que le procédé dont se sert la bande dessinée pour réaliser cette condition mime une forme de montage. Pour soutenir notre hypothèse, nous faisons référence à une bande dessinée du célèbre dessinateur américain Charles M. Schulz pour la série des « Peanuts ».

Dans ce comic il y a Linus, l’un des petits protagonistes de la compagnie des « Peanuts ». Linus est un type très timide qui essaie (habituellement sans succès) d’instaurer une relation avec Snoopy, le chien (par contre assez ouvert de caractère) de son ami Charlie Brown. Le sémiologue italien Omar Calabrese (2015) a souligné le paradoxe incarné par Snoopy : c’est lui – le « meilleur ami de l’homme », selon un adage très connu – c’est Snoopy qui se révèle capable d’activer une action de « dressage » par rapport à ses petits amis, Charlie, Linus et les autres « Peanuts ». Selon Calabrese, cela a lieu en raison du fait que Snoopy est doté d'une haute faculté imaginative : non seulement le chien imagine vivre de grandes aventures, non seulement il entreprend le projet d’écrire un roman, non seulement il cherche à communiquer avec les petits oiseaux qui l’entourent, mais toutes ces opérations sont imaginées par Snoopy : elles sont réellement vécues (dans l’imagination). Et le renversement des rôles est encore plus étonnant si on considère que ce sont les « Peanuts » qui sont des êtres humains, des animaux qui ont le langage (le logos, la capacité d’interpréter, voire de projeter, le monde), et qu’en principe le chien Snoopy est par définition un chien, donc un animal dépourvu du langage. Les histoires de Snoopy et de ses amis donneraient, donc, lieu à un « spectacle linguistique » assez bizarre, et pourtant très intéressant à analyser, où les êtres sont l’objet d’un « dressage » langagier, tandis que le chien, l’animal « à dresser » par excellence, joue ici en « maître».

Il nous intéresse de montrer que ce renversement des rôles paradoxal entre l’homme et l’animal, entre le sujet énonciateur, doué de langage, et le sujet passif et muet, capable seulement de recevoir des ordres à travers le langage, se réalise exactement parce que la bande dessinée s’organise autour d’un principe de montage. Le Sprachspiel de la bande dessinée est, en premier lieu, un jeu (et un spectacle) de montage : le montage joue ici le rôle de mise en scène d’un langage impossible.

Examinons par exemple la bande dont Snoopy et Linus sont les protagonistes, engagés dans la tentative de jouer avec une balle. Dans la première case, Linus montre à Snoopy la balle, pour lui expliquer les règles du jeu. Il dit qu’il s’agit d’une balle, mais il ajoute un geste de monstration : un déictique qui relève d’une dimension iconique étroitement liée à la pragmatique de notre communication linguistique ordinaire8. Snoopy, lui, est le chien : l’animal qui est en principe incapable de comprendre la dimension ostentatoire du langage sans ce supplément visuel. Dans la deuxième case, Snoopy suit (silencieusement) l’enfant sur le terrain de jeu. Dans la troisième, Linus est en train de lancer la balle et demande au chien s’il est prêt à la suivre. Le jeu que Linus propose à Snoopy est un jeu qu’on joue typiquement avec un chien : l’homme lance la balle que le chien suivra tout de suite, en courant, pour aller la récupérer et la rapporter. Dans la quatrième case, Snoopy donne une réponse qui n’est pas une véritable réponse à la question posée par Linus : « Les chiens ne peuvent pas parler ».

C’est ici que le mécanisme du montage croise le paradoxe du dialogue impossible entre l’homme et l’animal, et en renverse le sens : logiquement, Snoopy ne « répond » pas à Linus, il se limite à penser la réponse qu’il voudrait donner à l’enfant ; la convention du phylactère en forme de « nuage » pour encadrer la pensée du chien signale bien qu’il s’agit d’une pensée et non d’une réponse verbale à son interlocuteur. Dans les cinquième et sixième case, Linus comprend que la communication linguistique ne fonctionne pas avec le chien. Il retourne à sa première stratégie « déictique » et il montre à Snoopy comment il faut qu’un chien « réponde », c’est-à-dire qu’il doit réagir à l’ordre reçu par l’humain qui le dresse. Linus se met sur ses genoux et montre la position d’un chien qui attend le lancement de la balle, prêt à la récupérer.

Les septième et huitième cases poussent le jeu entre le paradoxe du dialogue impossible et la créativité du montage à ses conséquences les plus extrêmes. Dès que Linus a montré à Snoopy comment un chien devrait réagir au lancement de la balle, aux yeux de Snoopy, il a pris la position du chien, donc il est devenu le chien du couple : par conséquent, Snoopy prend la balle et la lance, pour que Linus réagisse en courant pour la retrouver. Face à l’incrédulité de l’enfant, Snoopy pense (sans pouvoir le dire à Linus) : « Excuse-moi, je pensais que tu étais prêt ».

Grâce au montage, la bande présentée ici a montré d’une façon créative un dialogue paradoxal entre un enfant et un chien. La littérature a l’habitude d’explorer le domaine de l’imaginaire (Sartre 2005 ; Iser 1995). Et pourtant la bande dessinée, dont on s’est occupé, est intéressante parce qu’elle ne montre pas un dialogue impossible sous forme de dialogue imaginaire, mais elle force les limites de cette impossibilité – Linus s’efforce sans résultat de « parler » avec Snoopy ; Snoopy comprend, mais il continue à réserver ses mots pour une pensée muette – pour en montrer le noyau problématique : l’absence d’une langue commune entre l’homme et le chien. Et ceci demeure encore plus paradoxal si on pense que la situation illustrée relève d’un des cas les plus communs : le dressage d’un chien par un homme qui veut que le chien lui retourne une balle.

Le paradoxe relève d’une communication sans langage, qui montre pourtant dans l’image sa nature et ses limites. Cette situation pourrait être l’objet d’une profonde analyse par les sciences cognitives et l’anthropologie de l’évolution (Sterelny 2014; Tomasello 2004). On se limite ici à observer que la représentation de cette sorte de langage paradoxal a été rendue possible par un montage intermédial, qui a composé un ensemble d'images (les cases dont est formée la bande) et le dialogue paradoxal (mi gestuel, mi langagier). Encore plus radicalement, il faut souligner que ce langage paradoxale ne saurait pas exister hors du travail de montage, qui nous rend possible de comprendre – seulement dans le cadre d’une rencontre intermédiale, médiée par le montage entre image et parole – qu’un enfant et son petit chien ne se limitent pas à communiquer, mais ils « parlent » l’un avec l’autre.

Remarques finales. La bande dessinée et le futur du roman graphique : une nouvelle littérature intermédiale ?

On a vu que le fond de la bande dessinée dépend d’un travail d’intermédiation et d’un procédé de montage, qui ne relève pas, à la différence du cinéma, de l’audiovisuel, mais a affaire plutôt (et toujours ?), pour ainsi dire, à une « icono-graphie » du langage, c’est-à-dire à une écriture du langage qui se réalise à travers les images (Carrier 2000). Ce sont, en particulier, les prestations dialogiques du langage à être l’objet de ce travail d’écriture. La « polyphonie » de la forme littéraire, ainsi que sa source « dialogique », sont d’ailleurs deux caractères majeurs du roman moderne selon Bakhtine.

Est-il possible d’imaginer que le roman graphique – un phénomène d’importance croissante, qui a en France un de ses centres de production principaux – ait pour fonction de reprendre et de développer cette démarche typique de la bande dessinée, celle d'une écriture qui se réalise notamment grâce à des procédés de montage de l'image-parole et qui laisse entrevoir un véritable principe de montage ?

Nous nous limitons très brièvement à donner un exemple. C’est un exemple qui relance le caractère intermédial de la bande dessinée. Je me réfère au reportage graphique Des nouvelles d’Alain, publié en 2011 par les Editions des Arènes de Paris. Le journaliste et photo-reporter Alain Keler a collaboré avec les dessinateurs Emmanuel Guibert et Frédéric Lemercier, pour créer cette narration multimédiale (dessin, photographie, textes écrits). Les auteurs travaillent à une convergence (Jenkins 2013) de différents supports médiaux : cette convergence vise non seulement à faire travailler ensemble de différentes formes médiales, mais à assurer notre capacité d’orienter notre attention, guidée par notre sensibilité (sollicitée par l’élaboration narrative intermédiale), aussi vers la compréhension d’une histoire réelle, et non seulement de fiction (Citton 2014 ; Montani 2010). Cela nous intéresse, parce qu’il nous invite à considérer les médias comme de véritables « milieux médiaux », où se déroule notre expérience – non seulement notre expérience esthétique, mais notre expérience tout court (Casetti 2015).

Considérons brièvement la bande où Alain Keler rencontre un enfant dans un camp rom situé dans l’Italie du Sud. L’enfant pointe un pistolet, à très courte distance, en direction d’Alain. L’homme sourit, prêt à son tour à pointer son appareil en direction de l’enfant. Le cadre suivant est une photo qui sert de contre-champ à la première image. Nous voyons maintenant deux choses : le pistolet est vraisemblablement un vrai pistolet ; et l’enfant, lui aussi, rit, ayant de toute évidence l’intention de rigoler. Il faut remarquer un détail : les dessinateurs ont représenté l’enfant en train de pointer le pistolet avec une vraie posture de tireur, les deux mains unies pour s’assurer d’une meilleure prise de l’arme, tandis que l’enfant dans la photo se limite à tenir le pistolet dans l'une de ses mains. Lea auteurs ont interprété le pathos de l’événement et l’ont traduit dans une figuration qui se détache légèrement de la réalité et qui, à travers le montage avec la photo, peut servir de « pendant pathétique » à la situation réelle, en régénérant le sens au niveau esthétique, ainsi qu’au niveau de la signification de l’événement.

Voici un très bref exemple d’un travail intermédial dans le roman graphique, qui développe une démarche déjà présente dans la bande dessinée, et à partir duquel le roman graphique a l’opportunité d’élaborer un véritable style romanesque spécifique.

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Note

↑ 1 Sur la question des relations entre image et écriture dans l’histoire de l’art reste fondamentale l’ouvrage de Brandi (2009). Pour une perspective plus récente et focalisée sur les sciences cognitives, Antinucci (2011).

↑ 2 L’importance du geste à l’origine de la langue a été proposée de façon scientifique, et non plus spéculative, dans le cadre des sciences cognitives, par Michael Corballis (2003).

↑ 3 Il faut signaler que la position de Stiegler, élève de Derrida qui est présent dans ce volume avec un essai, a déjà des traits spécifique, qui se développeront de manière autonome dans la trilogie de La technique et le temps (1994-2001).

↑ 4 Su ce point, il faut considérer les récents travaux de Pietro Montani (2014), qui sont partiellement inspirés par Emilio Garroni (2005). Garroni pense néanmoins qu’on puisse constituer, faire expérience et théoriser l’existence d’une image « intérieure » (immagine interna) sans faire référence à ses relations aux images externalisées.

↑ 5 Cette question remonte aux origine de la théorie du cinéma : Eisenstein (2004) montre, avec des très bons arguments, qu’on peut repérer un procédé de montage même avant de la naissance du cinéma, et que finalement le concept de montage se retrouve dans tous les arts, là où on thématise le problème de la composition dans la pratique artistique. Cela permet à Eisenstein de concevoir toute l’histoire de l’art – peinture, sculpture, architecture, théâtre, mais aussi poésie et roman – comme un mouvement qui aboutit progressivement vers le cinéma.

↑ 6 Dans cette perspective, le concept wittgensteinien de Lebensform montre une forte affinité avec la notion de « forme symbolique », formulée pour la première fois par le philosophe allemand Ernst Cassirer (1972), et reprise après par un grand nombre d’autres philosophes et historiens de l’art, notamment Susanne K. Langer (1957) et Erwin Panofsky (1975).

↑ 7 Virno s’inspire largement à la thèse d’Emilio Garroni (1977 ; 2010) sur les conditions de sens non-linguistiques, et notamment esthétiques, de la signification.

↑ 8 Les études de Louis Marin (1994) sont indispensables pour comprendre l’entrelacs entre langage et deixis dans la communication humaine, et surtout pour la capacité qu’ont les images d’élaborer la sémantique des gestes, en évoquant le pouvoir du langage dans la représentation.

 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN 1824-7482