Plug in reality. Le théâtre documentaire de Rimini Protokoll ou l’invention de dispositifs intermédiaux pour penser le monde in situ.
Indice
1. "Radio Muezzin". La diversité sur un plateau
2. "Call cutta in a box". Une rencontre téléphonique intercontinentale
Abstract
Francese | IngleseDepuis 2000, les membres du collectif berlinois Rimini Protokoll inventent des dispositifs qui révolutionnent la représentation théâtrale et entrecroisent différents médias ou technologies, par lesquels se superposent plusieurs niveaux de réalité. Chaque sujet mobilise un dispositif "intermédial" approprié, mais cette "intermédialité" peut constituer un point de départ, pour articuler la réflexion sur le monde mondialisé à celle de ses médias. .
Le collectif berlinois Rimini Protokoll, considéré comme l’inventeur d’un nouveau théâtre documentaire, puise ses sujets dans la réalité et invite ses acteurs, appelés « experts du quotidien » à venir témoigner, tandis que les spectateurs sont régulièrement amenés en dehors de l’espace théâtral, afin de repenser le monde in situ. Depuis 2000, Helgard Haug, Stefan Kaegi et Daniel Wetzel inventent des dispositifs qui révolutionnent la représentation théâtrale et entrecroisent différents médias ou technologies, par lesquels se superposent plusieurs niveaux de réalité. Chaque sujet mobilise un dispositif intermédial approprié, mais cette intermédialité peut constituer un point de départ, pour articuler la réflexion sur le monde mondialisé à celle de ses médias. Ainsi dans Call Cutta in a box (2008), un opérateur d’un centre d’appel situé en Inde lie connaissance avec un interlocuteur occidental, dans une conversation à la frontière de la réalité et de la fiction. Dans Radio Muezzin (2008), qui emprunte au dispositif du plateau de télévision, quatre muezzins cairotes, installés chacun devant un écran, viennent témoigner et chanter en public, suite à l’annonce du gouvernement égyptien de centraliser et d’uniformiser l’appel du muezzin via la radio. Enfin dans Situation Rooms (2013), les spectateurs, munis d’un Ipad et d’écouteurs, adoptent le point de vue de vingt acteurs des circuits de l’armement, dans un décor de cinéma qui reconstitue leurs lieux de travail ou de vie, et passent, à la manière d’un jeu vidéo, d’une pièce mais aussi d’un pays, d’une situation à une autre, traçant le lien qui les unit.
À travers ces trois spectacles, je présenterai la diversité des dispositifs intermédiaux inventés par Rimini Protokoll, où la forme s’articule avec le fond. J’analyserai les différents niveaux de réalité mis en jeu par cet art de la reconstitution, et soumettrai les concepts d’expérience et d’authenticité à un art de la manipulation.
1. "Radio Muezzin". La diversité sur un plateau
La scène de théâtre au secours de l’uniformisation radiophonique
Radio Muezzin donne la parole à quatre muezzins cairotes dans un contexte de crise, où la perspective d’une transition médiatique met en péril leur profession. En 2008, le ministère des affaires religieuses égyptien prévoit de centraliser et d’uniformiser l’appel du muezzin par la radio, dans une ville qui compte plus de trente-mille mosquées. L’ingénieur responsable de ce projet, présent parmi les quatre muezzins, vient exposer ses arguments. Selon lui, la multiplicité des voix, la mauvaise qualité des haut-parleurs et l’effet d’écho causé par l’immensité de la ville, sont responsables d’une nuisance sonore qui se répète cinq fois par jour.
Or les différents appels du muezzin au Caire, des plus modestes aux plus luxueuses mosquées, sont l’expression d’une diversité qui fait partie de la pratique de l’Islam. L’idée de centraliser ce chant par la radio, et de recruter les muezzins sur concours, afin de choisir les voix les plus canoniques, menace cette diversité, et assure un plus grand contrôle de l’État sur les mosquées. À la tradition s’oppose la modernité, et à la diversité, le standard.
Sur un plateau couvert de tapis de prières, trois muezzins « traditionnels » exposent leur façon de travailler. Ce sont de véritables muezzins, des experts, comme les nomment les membres du collectif Rimini Protokoll, venus sur une scène de théâtre occidentale pour se présenter et se raconter, avec l’aide d’images photographiques et vidéo. Quatre écrans carrés, tels des écrans de télévision, permettent à chacun de nous montrer sa famille ou des portraits de jeunesse, son quartier et les différents lieux qu’il investit, à travers un montage de documents photographiques et vidéo, qui confère à chaque récit un gage d’authenticité. Cette succession d’images laisse place à un plan fixe qui dévoile l’intérieur de la mosquée où le protagoniste officie. L’écran permet ainsi de reconstituer en deux dimensions son lieu de travail, dont les tapis de prières posés sur scène semblent le prolongement. Une fois la présentation terminée, chaque muezzin se place devant « son » écran, et le plateau apparaît ainsi segmenté en autant de mosquées. Les quatre écrans peuvent être aussi utilisés comme écran panoramique, lors de transitions montrant des images du Caire. Ils peuvent être mobilisés aussi pour démultiplier l’image projetée : la présentation de l’ingénieur du son bénéficie ainsi des quatre écrans, qui projettent simultanément les mêmes images, et semblent ainsi traduire son souhait d’uniformisation.
Le spectacle, qui puise ses contenus dans une transition médiatique au centre de laquelle se trouve la radio, met en place un dispositif intermédiatique proche du plateau de télévision, et développe une dramaturgie rappelant deux types de programmes télévisuels : les émissions de société fondées sur le récit de soi et les télé-crochets.1 Ainsi le public découvre grâce à leurs récits et aux petits reportages qui les présentent, le parcours des quatre muezzins. Hussein Gouda Hussein est un professeur de Coran à demi aveugle, supporter de l’équipe nationale de football. Abdelmoty Abdelsamia Ali, plus âgé et portant la barbe, un paysan engagé dans l’armée jusqu’à la victoire de l’Egypte en 1973, puis un ouvrier immigré, électricien sur un chantier en Arabie Saoudite. Mansour Abdelsalam Mansour est un paysan pauvre devenu muezzin au « service du Ministère ». Un quatrième muezzin, Mohamed Ali Mahmoud, fils de grand muezzin et athlète haltérophile, fait partie des trente élus choisis par le ministère. Il voyage dans le monde entier pour participer à des concours internationaux de récitation coranique. En même temps que son parcours de lecteur modèle, il nous présente sa pratique d’haltérophile, et nous fait une démonstration de ses talents vocaux, par la lecture d’un extrait du coran et le chant d’appel à la prière, convaincant immédiatement ceux qui pourraient mettre en doute le caractère agréable de sa voix.
Un débat entre les trois muezzins « traditionnels » suit la présentation de son parcours. Doit-on centraliser l’appel du muezzin par la radio ? Mettre des milliers de muezzins au chômage pour ne laisser entendre qu’une seule voix, conforme aux canons de beauté ? Doit-on mieux recruter et mieux former les muezzins pour que leurs chants soient plus harmonieux ? Mieux régler les hauts parleurs, et exiger un contrôle de leur qualité ? Cette diversité phonique, que certains nomment « cacophonie », n’est-elle pas l’identité sonore du Caire, plus encore que son environnement acoustique ou une forme de pollution contre laquelle lutter ?
Un dispositif télévisuel concurrentiel
Si le spectacle s’ouvre par le chant à plusieurs voix des différents muezzins, ceux-ci ne chantent seuls que plus tard, et pour seulement deux d’entre eux. La présentation du quatrième muezzin, Mohammed Ali, incarnation de cette transition médiatique, s’ouvre au contraire par son chant. Elle intervient au bout de quarante minutes de spectacle, alors que son nom a été prononcé de nombreuses fois, et que nous apercevons sa silhouette athlétique, assise dans l’ombre. Suite à cette présentation et cette « audition » tant attendue, un autre muezzin, Mansour Abdelsalam Mansour, sert de voix test à l’ingénieur du son, pour qu’il fasse la démonstration des différents niveaux d’écho dans les rues du Caire.
À partir de cet aperçu fragmenté et parcellaire de la réalité des muezzins cairotes, le spectateur est à même de se faire sa propre opinion. Il a entendu certaines voix, simultanément ou individuellement. L’ensemble des arguments lui a été présenté. Il peut, tel un spectateur de télé-crochet, évaluer « la plus belle voix » mais aussi, tel le spectateur d’une émission de télé-réalité, soutenir le participant qui lui semble le plus sympathique. Ces mécanismes d’élection traversent les pensées des spectateurs ou leurs discussions. Ils sont induits par le schéma concurrentiel de la dramaturgie, où quatre muezzin se présentent les uns à la suite des autres, et par le dispositif intermédial, où le plateau de théâtre reprend à la télévision sa présentation directe du réel (de même que ce dernier a repris au spectacle vivant son plateau et sa performance live). Le genre hybride du théâtre-documentaire apporterait un gage d’authenticité.
Dans le cas de Radio muezzin, qui nous présente le quotidien d’authentiques muezzins cairotes, venus sur les plateaux de théâtres occidentaux pour témoigner de leur pratique et de leur expérience, le spectateur-auditeur est placé en position de jury extérieur. Or ces autoportraits en direct, soutenus par des reportages vidéo, le spectateur occidental les connaît, s’il a vu les émissions de Jean-Luc Delarue (Jour après jour, Ça se discute…) et autres magazines sociaux, rencontrant diverses formes sur les chaînes de télévision occidentales. Ces concours de talents live, il en est familier, s’il a vu The Voice, À la recherche de la nouvelle star, et autres télé-crochets, dont les formules standardisées sont reproduites partout dans le monde.
Radio muezzin, qui interroge une transition médiatique et puise dans le médium télévisuel, est emblématique d’un théâtre qui, par sa capacité à croiser différents médias et à inventer des dispositifs intermédiaux, est devenu un « hypermédia » selon l’expression de Jean-Marc Larrue. Le travail des Rimini Protokoll, en plus de concevoir à chaque création, un dispositif médiatique qui réinvente les modalités de la représentation, place le spectateur en position critique, et le pousse à réfléchir sur le dispositif médiatique en lui-même. Cette réflexion s’articule à une pensée de la mondialisation, qui questionne la place de l’individu dans le système global, interrogeant la façon dont il y prend part, et dont il est potentiellement manipulé.
2. "Call cutta in a box". Une rencontre téléphonique intercontinentale
Sonder la délocalisation des services et de la performance
La « pièce téléphonique intercontinentale »2 Call Cutta in a box réunit un opérateur téléphonique basé en Inde, dans l’entreprise Descon à Calcutta, et un spectateur de théâtre occidental, installé dans un bureau ou un petit appartement. Lorsque le « spectateur » prend place, un téléphone portable sonne, et un interlocuteur, à l’accent indien, se présente. Il interroge son interlocuteur sur son nom, son âge, sa situation familiale, sa santé, ses éventuelles dépendances (alcool, etc), son degré de satisfaction ou de frustration, comme on pourrait le faire dans une rencontre réelle, ou comme le font les opérateurs pour se renseigner sur un consommateur, afin d’établir son profil. D'un côté les jalons d’un premier dialogue, de l’autre la grille d’une opération de vente. Entre les deux, une conversation téléphonique programmée et guidée par l’opérateur, selon un découpage en cinq scènes et thématiques, annoncées à chaque transition, où le spectateur participant est invité à échanger sur ses pratiques sociales, ses désirs, son imaginaire et ses croyances. Pour plus de clarté, je nommerai désormais le spectateur « le participant » et l’acteur indien « l’opérateur », puisque c’est bien une fiction de dialogue réel qui s’instaure entre les deux interlocuteurs, dont l’un est acteur de son propre rôle, et l’autre prétend l’être, en jouant sur la confusion entre le rôle qu’il occupe effectivement dans cette conversation – celui d’un opérateur téléphonique indien – et sa véritable identité.
Or, comme le souligne Daniel Wetzel dans un entretien3 réalisé pour le programme du « spectacle », le travail des opérateurs indiens est déjà « théâtre », puisque ceux-ci font croire, adoptant un autre nom et un autre accent, qu’ils sont situés dans la même ville que leurs interlocuteurs américains ou australiens ; ils sont capables, Google map et presse locale à l’appui, de les guider dans leurs propres villes, tout en échangeant quelques brèves avec eux, sans que ceux-ci ne se doutent de rien. Leur travail est aussi « performance », puisque chaque vente est encouragée par les applaudissements des collègues.
Les employés des centres d’appels professionnels sont des acteurs par la pratique et par définition. Nous les avons écoutés dans des performances4 diverses. Ma préférée a lieu sur un étage du BNK à Calcutta. C’est là que plusieurs pizzerias new-yorkaises ont délocalisé leur service de commande par téléphone. Donc là, les opérateurs – appelons-les performeurs pour le moment – ont une fonction très très différente, bien plus difficile et atavique que celle d’un comédien européen. Toute la question est de satisfaire l’appétit de gens à New-York, qui ont faim. Alors vous êtes assis à côté de ces opérateurs en Inde et vous les entendez demander aux New-Yorkais s’ils veulent un supplément fromage, un supplément poivron, une pizza large, extra-large ou XXL, quelle boisson pour aller avec, etc. Et à la fin, le performeur répète la commande, vérifie le numéro de carte bleue, encaisse le montant, et informe le client du temps de livraison estimé à Brooklyn ou à Manhattan, etc. Imaginez les effets sur l’appétit des clients si ces derniers savaient que les employés du service de commande leur parlaient depuis l’Inde. (…) Donc, pour le bien de l’entreprise qui délocalise et de leurs clients, le performeur indien doit d’abord s’assurer que ce théâtre de service cache la réalité de la mondialisation. En fait, cela pourrait représenter quelque chose d’attractif – un appel longue distance gratuit, avec bien d’autres sujets de conversations possibles qu’un supplément fromage.5
Aussi, le théâtre qui s’invente dans Call Cutta in a box ne demande-t-il pas aux performeurs de cacher leur identité, mais au contraire, de la révéler. D’un « théâtre de service » le dispositif devient un « service de théâtre » (Daniel Wetzel) où les acteurs endossent le rôle de ces opérateurs, et donnent un visage à ces voix formatées. C’est d’ailleurs le dévoilement qui est le fil conducteur de toute la conversation, et la sincérité le pacte liant les interlocuteurs. À mesure que l’un et l’autre se livrent, de confessions en anecdotes, d’éclats de rires en moments chantés, la confiance s’installe. L’éloignement géographique semble s’annuler au profit d’une proximité toute humaine, et ce sans connaître encore le visage de l’interlocuteur.
Or cette intimité naissante, ce jeu de la sincérité, est aussi un jeu de séduction. Le spectateur se laisse guider. Il est actif dans la mesure où il répond aux questions, et se plie aux consignes de l’opérateur, mais ne prend pas d’initiatives. Le dévoilement, en apparence réciproque, est cadencé, rythmé par l’opérateur, qui tient le suspense entre ses mains.
Une intersubjectivité à distance
L’opérateur propose d’abord au spectateur d’imaginer à quoi il ressemble, et lui demande de réaliser un dessin à l’aide du carnet et du crayon posés devant lui, tandis qu’il promet de se livrer au même exercice. Lorsqu'une photographie sort de l’imprimante, l’opérateur annonce, après un bref moment de silence, qu’il s’agit de son employé de maison, et invite son interlocuteur à échanger sur ses pratiques domestiques. Plus tard, apparaît une photographie de groupe dans laquelle le spectateur doit deviner où se trouve son interlocuteur. Enfin, à l’aide d’une webcam, l’opérateur va dévoiler son visage et le décor dans lequel il se situe, montrant d’abord un œil, puis élargissant le plan jusqu’à l’ensemble du centre d’appel. Il prend aussi connaissance du visage du participant et propose à ce dernier de révéler les portraits qu’ils ont faits l’un de l’autre. Dans ce face à face à distance, le spectateur est enfin invité à danser, guidé par l’opérateur, qui lui tend la main et lui montre les pas, sur une musique indienne.
Je n’ai pas moi-même vécu l’expérience de Call Cutta in a box, mais y ai eu accès en position d’observatrice, à travers le film du spectacle. Ce dernier propose un montage de différentes interventions à Berlin, Dublin, Bruxelles, Copenhague, Wroclaw et Zurich, montrant les deux parties : opérateurs et participants, dans un champ-contrechamp qui les met sur un pied d’égalité. Nous, vidéo-spectateurs, sommes placés à l’extérieur, et adoptons un point de vue omniscient, proche de celui du metteur en scène. Ainsi, c’est avant les participants que nous pouvons voir les opérateurs et leur lieu de travail. À la manière d’un making of, la caméra révèle même les notes posées sur le bureau d’un des opérateurs, qui lui servent de grille ou canevas. Les participants, eux, n’ont accès qu’à l’environnement sonore et à la voix, dans une écoute acousmatique où ils sont invités à exercer leur imagination.
Call Cutta in a box creuse les rapports paradoxaux entre présence et absence, proximité et éloignement, rendus possibles par un média sonore qui a la capacité, selon les mots de Frédérique Toudoire-Surlapierre, de « délocalise[r] l’être-là » (Toudoire-Surlapierre, 2016: 12). « Entendre une voix au téléphone », nous dit-elle, « c’est virtualiser l’autre ». « C’est admettre qu’absent ici, il est présent ailleurs » (Idem). L’essayiste se demande ainsi de quelle façon la voix, au téléphone, peut se substituer à la présence de celui qui parle, et son écoute à sa perception visuelle. Jouant sur la polysémie du mot « vision », elle sonde l’étonnante hégémonie de ce média sonore dans une société symboliquement dominée par l’image. « Dans quelle mesure entendre une voix au téléphone compenserait-il la privation de la vue, alors même que la vision constitue le sens névrotique et névralgique des sociétés contemporaines ? Le téléphone est-il à ce point visionnaire ? » (Idem). L’histoire de ce média sonore est marquée, selon elle, par une opposition à « l’emballement frénétique du visible » (Toudoire-Surlapierre, 2016: 21), et sa rivalité avec les médias audiovisuels, depuis l’apparition de la télévision et l’« assomption totale du monde réel à l’image ».67
Poursuivons un peu plus loin sur les rapports – rares et ponctuels – du téléphone avec le spectacle vivant. L’originalité médiatique de cette « pièce téléphonique » n’est pas sans rappeler une des premières associations du téléphone avec le spectacle vivant, qui a suivi de peu l’invention du téléphone : le « théâtrophone ».8 Or à la différence du théâtrophone, qui permettait à des « téléspectateurs » d’écouter en direct une représentation théâtrale, la « pièce téléphonique » que propose Rimini Protokoll place le spectateur en position d’auditeur mais aussi d’acteur, et repose sur une interaction en forme d’interlocution. Les auditeurs du théâtrophone étaient des spectateurs invisibles et inaudibles qui suivaient, tels des espions aux écoutes, le déroulé d’une représentation à laquelle ils n’étaient pas présents. Ils en jouissaient en secret, dans le confort de leur maison, selon un système d’abonnements individuels9 ou dans l’agitation d’un lieu public, duquel ils s’extrayaient, le temps de leur écoute, grâce à des machines à sous10 sur lesquelles était branchée une multitude d’écouteurs. Le théâtrophone est ainsi l’ancêtre des retransmissions théâtrales en direct, à la radio puis à la télévision.
Dans Call Cutta in a box, les spectateurs, au téléphone, entrent dans une relation exclusive avec leur interlocuteur, qui se développe sur toute la durée de la communication. Ils interagissent avec lui en ramassant tout leur corps dans leur voix et dans leur oreille, pour reprendre l’image de Roland Barthes, qui voit dans le téléphone « l’instrument archétypique de l’écoute moderne », intersubjective.
L’instrument archétypique de l’écoute moderne, le téléphone, rassemble les deux partenaires dans une intersubjectivité idéale (au besoin intolérable, tant elle est pure), parce que cet instrument abolit tous les sens, sauf l’ouïe : l’ordre d’écoute qui inaugure toute communication téléphonique invite l’autre à ramasser tout son corps dans sa voix et annonce que je me ramasse moi-même tout entier dans mon oreille. De même que la première écoute transforme le bruit en indice, cette seconde écoute métamorphose l’homme en sujet duel : l’interpellation conduit à une interlocution, dans laquelle le silence de l’écouteur sera aussi actif que la parole du locuteur : l’écoute parle, pourrait-on dire (Barthes, 1982: 223).
Et c’est bien cette intersubjectivité que recherchent les concepteurs de Call cutta in a box, par la rencontre réelle entre deux interlocuteurs situés à des milliers de kilomètres. La part d’affabulation est difficile à discerner et l’ambiguïté subsiste sur le statut des opérateurs : jouent-ils un rôle ou s’agit-il d’« experts »11 venus témoigner de leur expérience ? Leurs noms et leurs visages sont bien réels et, d’après Daniel Wetzel, cela suffit déjà pour dénoncer cette perversion du média téléphonique. Car les entreprises mondialisées ne se contentent pas de délocaliser leurs centres d’appels, elles se servent de l’absence d’image afin de créer une illusion12 censée accroître le potentiel commercial. En déguisant l’origine des interlocuteurs, les entreprises cachent non seulement le phénomène de délocalisation de la main d’œuvre, mais elles entretiennent aussi une hiérarchie de valeurs racistes héritée de la colonisation, selon laquelle le phrasé et le faciès occidental seraient plus attractifs.
Mais ce théâtre de service force aussi le performeur indien à cacher son identité. Sans un contrôle permanent sur sa performance théâtrale, le performeur oriental d’un service occidental perdrait son rôle – c’est-à-dire son emploi. La mondialisation – utilisons ce terme, même s’il s’agit seulement d’un nouveau terme pour designer quelque chose de bien plus ancien – implique une certaine dose d’illusion et d’auto-trahison de la part des consommateurs (c’est-à-dire nous) et cela est bien sûr relié au racisme et à la xénophobie. Parce qu’il n’y a en réalité aucune raison pour que la pizza soit moins bonne par le simple fait que l’information sur un supplément fromage nous vient d’Inde. De toute façon, c’est le Pakistanais qui vit à côté de chez nous qui la mettra au four.13
Selon Frédérique Toudoire-Surlapierre, « le téléphone participe à la construction d’une nouvelle fable sociale des relations humaines » (Toudoire-Surlapierre, 2016:12), parce que « le téléphone nous fait croire que l’on pourrait communiquer avec autrui où et quand on veut en dépit de la distance qui nous en sépare » (Toudoire-Surlapierre, 2016:14). Ensuite, parce qu’il « pare le dialogue d’une fiction de symétrie et d’égalité qui sont les deux fantasmes de la civilisation occidentale » (Idem). Enfin, parce que « le téléphone est la source de personnalités multiples » (Toudoire-Surlapierre, 2016:15). « L’une des prouesses téléphoniques consiste à croire que parler au téléphone revient à dire qui l’on est. Rien n’est plus trompeur en réalité » (Idem). Déjouant cette tromperie mondialisée, tout en jouant sur le potentiel fictionnel du « je téléphonique » (Idem), Call Cutta in a box propose une forme ludique et interactive à partir de laquelle redonner au téléphone sa pleine dimension intersubjective. La pièce questionne la possibilité d’une véritable relation téléphonique, malgré la distance géographique et culturelle, une relation dont les Rimini Protokoll sont plus encore que les entremetteurs, les organisateurs et les commanditaires. Or, malgré la part de fiction et d’écriture dans ce dialogue qui s’invente là et ailleurs, la rencontre avec ce je qui me parle et à qui je parle, un je-tu réciproque rétablissant une inter[o]ralité idéale, pourrait permettre, si l’un et l’autre jouent le jeu de la sincérité et parviennent à sortir des lignes qui leurs sont imposées, d’entrer dans une relation humaine sans autre intermédiaire que le téléphone.
La vidéo du spectacle dévoile une part du processus de création, exhibant la globalité du dispositif, et révélant un peu du secret de ses tours, tel un prestidigitateur nous montrant ses trucs après avoir bluffés,14 Aussi, de mon point de vue extérieur, ai-je pu prendre connaissance des rouages de cette pièce téléphonique, et du talent de ses opérateurs pour téléguider la pensée. Talent qui ne diffère pas tant de celui d’un opérateur commercial qui, en amenant le client à se confier, cherche à faire coïncider ses désirs avec le produit qu’il lui vend. Or le seul but de ce téléguidage est, dans Call Cutta in a Box, la découverte de l’autre et le plaisir de la réflexion. Il se rapprocherait alors de la maïeutique platonicienne qui consiste, par le dialogue, à faire accoucher la vérité. Toutefois le dialogue n’a pas ici pour sujet des « idées », mais le dispositif lui-même autant que l’intimité qui en naît. Aussi la pensée accouche-t-elle avec le dialogue
et la réflexion se poursuit-elle au-delà, dans la mémoire de cette étrange rencontre. Des questions sur l’identité de l’interlocuteur restent en suspens, le dispositif continue d’interroger, mais c’est la réalité de la relation qui prime, l’expérience vécue.
3. "Situation rooms". Le piège de l’interactivité.
Reconstituer l’architecture mondiale de la guerre
« Situation room » : le titre vient de cette salle de la Maison-Blanche où en mai 2011 le président Barak Obama, Hilary Clinton et onze autres membres du gouvernement américain ont assisté à l’assaut contre Ben Laden au Pakistan, retransmis en direct sur leur écran. La photographie, qui montre des visages inquiets, a fait le tour du monde. Elle signe « la fin d’une chasse à l’homme pour laquelle on a eu recours à toutes les armes possibles et imaginables ».15
Les « situations rooms » de Rimini Protokoll font intervenir vingt individus de quatre continents, dont les parcours sont marqués par les circuits de l’armement : un tireur d’élite et un militant pour la paix allemands, un avocat pakistanais représentant les victimes d’attaques de drones, un concepteur de systèmes de sécurité français, un journaliste du Sud Soudan, un photographe de guerre allemand, un membre d’un cartel de la drogue mexicain, un premier officier allemand, une activiste allemande contre le financement de l’armement, un cadre dans une entreprise de système de défense suisse, un chirurgien allemand de médecins sans frontière, un syrien réfugié en Allemagne, un lieutenant de l’armée de l’air indienne, une famille d’émigrés soudanais ayant fui la Libye en bateau, la responsable d’une cantine dans une usine d’armement russe, un membre du parlement allemand et son assistant, un enfant soldat au Congo, un hacker israélo-américain, un ouvrier dans une usine d’armement suisse, un soldat de l’armée israélienne. À travers une vidéo de sept minutes, chacun témoigne de son expérience, depuis son lieu de vie ou d’action, reconstitué sur le plateau dans ce qui s’apparente à un décor de cinéma.
Ainsi, un agencement de quinze pièces, communicant les unes avec les autres via des portes, des couloirs, des escaliers et des ascenseurs, reconstruit « l’architecture mondiale de la guerre », selon les mots de l’architecte Nikolhaus Hirsch,16 dans une forme de labyrinthe où l’on passe d’une pièce, d’une situation, d’un pays, et d’un « champ de bataille » à un autre. Un hôpital militaire côtoie ainsi une rue à Homs et un café internet en Jordanie, on peut aller d’un cimetière mexicain à une station de contrôle de drones puis à une terrasse au Pakistan, d’un bureau en Arabie Saoudite ou d’une foire de l’armement à Abu Dhabi à une salle de conférence à Berlin, rejoindre une centrale nucléaire iranienne depuis un club de hackers ou le bureau d’un producteur d’armes, aller du stand de tir d’un tireur d’élite à une salle de classe au Soudan ou à une salle de production d’armes, puis d’une institution de demande d’asile en Allemagne à une cafétéria en Russie, et d’une tente médicale en Sierra Leone à la salle de conférence du siège de Médecins Sans Frontières à Paris. Car cette nouvelle « architecture mondiale de la guerre » est tant « collatérale » qu’« asymétrique » (Hirsh, :16). La guerre a été « délocalisée », et les terrains d’action se font face dans des lieux dissociés, répondant à des logiques différentes.
Un spectacle interactif ?
Armés d’un Ipad et de casques audio, les vingt spectateurs participants de Situation Rooms (que je désignerai désormais comme « participants ») sont envoyés sur le terrain de jeu.17 Guidés par l’image, ils pénètrent dans le décor et adoptent le point de vue de dix de ces « experts ». Marchant dans les pas d’une caméra subjective, ils doivent reproduire les gestes de l’expert qu’ils incarnent, tandis que les lieux qu’ils traversent se présentent comme des doubles de ceux apparaissant à l’écran. Acteurs d’une reconstitution télécommandée, les participants évoluent ainsi dans une « réalité augmentée » où le jeu de superposition semble s’inverser. En effet, si le dispositif vidéo interactif nommé « réalité augmentée » permet de superposer un modèle virtuel en trois dimensions ou en deux dimensions à la perception que nous avons de la réalité en temps réel, c’est la réalité scénique qui semble ici seconde, et non pas superposée mais subordonnée à l’image vidéo.
L’attention des participants est sollicitée simultanément sur « plusieurs fronts ». S’ils changent, toutes les sept minutes, de situation et de personnage, et que l’image leur indique d’exécuter de multiples actions (serrer une main, prendre un dossier, appuyer sur un joystick, enfiler un gilet pare-balles, remettre une clé, hisser un drapeau, tirer sur une cible…), leur attention est également mobilisée par le récit de l’expert qui leur parvient à travers le casque. Spectateurs d’un film documentaire, en même temps qu’ils doivent s’orienter dans l’espace et exécuter des actions, les participants peinent à suivre le rythme qui leur est imposé. Leur attention est mobilisée à tous les niveaux, et tout va trop vite pour qu’ils puissent assimiler la totalité des informations. De plus, le phénomène de focalisation les empêche de bien percevoir ce qui se passe autour d’eux. Le rythme imposé par le dispositif multimédia leur laisse à peine le temps de l’exécution, ce qui les oblige à « jouer le jeu » sans se poser de questions.
Le parcours « physique » leur permet de créer des liens d’une situation à l’autre, de relier des espaces et des personnes en apparence déconnectées, à l’image des circuits mondialisés, tel que celui de l’armement. Cependant, cet aperçu de la globalité leur apparaît toujours de façon subjective et fragmentaire. Il faudrait venir deux fois pour éprouver la totalité des vingt situations, mais non seulement le dispositif n’a pas été conçu de la sorte, mais aussi l’expérience resterait parcellaire.18 Il s’agit d’une somme de points de vue, d’expériences, en lien les uns avec les autres, mais sans prétention totalisante ni omnisciente, car ce « nouveau théâtre des opérations » a lieu sur une « scène simultané » (Hirsch: 16 et 19).
Cette nouvelle guerre du XXIe siècle, monstrueusement intelligente, telle que Rimini Protokoll la montre dans le microcosme de Situation Rooms, est partout au même moment. Le theatrum belli conçu par Clausewitz19 comme outil de spatialisation stratégique d’une guerre localisable et contrôlable, est devenu une scène simultanée. L’espace est devenu à la fois global et confiné.Les actions sont aussi horrifiantes que banales. Toutes les informations sont disponibles, mais elles ne peuvent plus être assimilées (Hirsch, 18-19).
Dans Situation Rooms, sous-titrée « a multiplayer video-piece » [une pièce vidéo à plusieurs joueurs], c’est l’image vidéo qui guide le spectateur dans l’espace et lui indique les actions à exécuter. Le téléguidage fonctionne par imitation de ce que le spectateur voit à l’écran. La bande-son est, quant à elle, purement documentaire, et l’écoute du spectateur quelque peu distraite par sa focalisation sur l’écran. Cependant, la sensation de proximité générée par l’écoute au casque et le récit en voix off de chacun des experts facilite l’incarnation. Elle permet d’intérioriser leur histoire, et d’éprouver immédiatement de l’empathie, tandis que l’imitation des gestes nous place en position de figurants. Quelque chose bouge dans nos têtes tandis que nos corps se meuvent dans l’espace, et que nous exécutons, muets, les actes commandés par l’écran.
Aucune interaction réelle n’existe entre les joueurs puisque tout est préprogrammé par
l’image. On nous promettait d’être des acteurs et nous voilà figurants, marionnettes, spectateurs téléguidés, sans aucune liberté de parole ni de mouvements. Ce n’est pas seulement notre corps qui est mobilisé mais toute notre attention, accaparée par ce que l’on voit et entend. Impossible de réfléchir dans ces conditions. De s’arrêter et de prendre toute la mesure de nos actions. Non seulement l’allure ne nous en laisse pas le temps, mais aussi la soumission à la technologie crée un sentiment d’irréalité. Et c’est bien ce que les concepteurs du dispositif souhaitent nous faire réaliser20 en nous mettant à la place de chacun de ces experts. « La technique est toujours un peu plus rapide et on doit agir avant de pouvoir réfléchir » explique Stephan Kaegi.21 « De la même manière, les soldats sur le front israélien à Gaza ou dans les avions de combat qui survolent le Pakistan doivent prendre des décisions avant même d’avoir eu le temps de réfléchir. C’est ainsi qu’apparaissent les erreurs ». Et il ajoute, faisant le lien avec l’expérience de Situations rooms : « Le fait de se sentir dépassé par les événements fait partie intégrante du système » (Idem).
L’expérience audio-visuelle et déambulatoire de Situation Rooms se prolonge donc par un questionnement critique, à l’issue du spectacle. Séduite par le dispositif et la dimension ludique du spectacle, je me suis sentie, lorsque j’ai participé à l’expérience aux Amandiers de Nanterre en février 2015, limitée. Limitée dans mes capacités d’actions, réduite à des exécutions, limitée dans le temps, limitée dans ma possibilité d’assimilation. Et limitée aussi dans la connaissance du dispositif, car j’aurais voulu pouvoir revenir, passer par toutes les « situations ». Mais telle est son intelligence : nous faire éprouver ses limites pour éveiller notre réflexion.
Les créations du collectif théâtral Rimini Protokoll sont non seulement intermédiales, mais aussi transmédiales. Situations rooms connaît, par exemple, une version radiophonique. Leurs spectacles documentaires sont également extrêmement bien documentés. Portail virtuel de leur recherche artistique intermédiale, le site internet de Rimini Protokoll recense, en toute cohérence, une importante documentation sur leurs précédents spectacles, à travers différents médias : articles de presse dans de multiples langues (anglais, allemand, français, néerlandais…), photographies, captations vidéos, trailers, mais aussi making of, très bien réalisés, afin que les spectateurs du monde entier puissent, grâce à internet, découvrir leur travail, s’ils n’ont pas eu la chance d’être au bon endroit au bon moment pour participer à ces expériences, ou étudier de plus près comment les spectacles sont fabriqués et quelles adaptations sont réalisées lorsqu’ils tournent à travers le monde. Le spectacle Remote-x (« x » étant la variable des villes à travers lequel il voyage : Berlin, Avignon, Lausanne, Sao Paulo, New-York Moscou, Milan, Paris, Santiago…), propose ainsi une déambulation réflexive dans de multiples villes du monde, détournant le médium de l’audioguide. La popularité des spectacles de Rimini Protokoll est telle qu’on pourrait même dire qu’ils ne se contentent pas de détourner et de croiser des médias existants, pour inventer des dispositifs intermédiaux en prise avec la réalité contemporaine, mais qu’ils inventent réellement des nouveaux médias théâtraux, servant de modèle à de nombreuses compagnies théâtrales, qui cherchent à renouveler les moyens d’expression du théâtre et son ancrage dans la réalité.
Bibliographie
Barthes, R., L’Obvie et l’obtus, Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982.
Dreysse, M., Experts of the everyday. The theater of Rimini Protokoll, Alexander Verlag Berlin, 2008.
Hirsch, N., « Theatrum Belli », in Situation rooms. A multi-player video piece (Haug/Kaegi/Wetzel), p. 9-19.
Rimini Protokoll (Haug/Kaegi/Wetzel), Situation rooms. A multi-player video-piece, Conrad, Berlin, 2014.
Toudoire-Surlapierre, F., Téléphonez-moi, Paris, Minuit, 2016.
Vanderbeeken, R., Stalpaert, C., Depestel, D., (dir.), Bastard or playmate? Adapting theatre, mutating media and the contemporary performing arts, Amsterdam University Press, 2012.
Note
↑ 1 Concours de chant télévisé, faisant suite aux radio-crochets, nés dans les années 1930.
↑ 2 « Call Cutta in a box » a pour sous-titre « an intercontinental phone play ».
↑ 3 Entretien de Daniel Wetzel réalisé par Barbara Van Lindt en mai 2008 pour le Kunsten Festival Des Arts à Bruxelles. Entretien réalisé en anglais, que je traduis. Disponible dans son intégralité sur le site de Rimini Protokoll.
↑ 4 Traduction de l’anglais « performance », qui signifie en premier lieu « spectacle », mais qui induit ici l’idée d’une « performance d’acteur », qui prend en français le sens d’une « prestation » virtuose. Cette traduction permet aussi de maintenir le rapprochement avec l’art de la « performance », forme de théâtre où s’abolit le cadre de la représentation et où la frontière entre fiction et réalité, acteurs et spectateurs se fait plus ténue.
↑ 5 Entretien cité.
↑ 6 Baudrillard, Jean, La société de consommation. Ses mythes, ses structures [1970], Paris, Gallimard, Folio Essai, 2014, p. 190, cité par Frédérique Toudoire-Surlapierre, Téléphonez-moi, op. cit., p. 21.
↑ 7 On peut noter néanmoins, au-delà de l’influence notable de la télévision sur la prédominance du visuel dans nos représentations du monde, que la fonction sociale de l’un et l’autre média est très différente, et qu’ils peuvent dans ce sens difficilement se faire concurrence. Le téléphone se fait le médium d’une relation intersubjective reliant deux interlocuteurs, tandis que la télévision fait de tous ses usagers des télé-spectateurs qui, la regardant isolément ou à plusieurs, forment une collectivité réunie autour d’un même programme.
↑ 8 Pour en savoir plus sur le théâtrophone, voir l’article de Melissa Van Drie « De nouvelles figures de l’écoute. 1878-1910 » in Le son du théâtre I. Le passé audible, dirigé par J.-M. Larrue et M.-M. Mervant-Roux, Théâtre/Public n°197, septembre 2010, pp. 38-44.
↑ 9 En 1890, la Compagnie du Théâtrophone est fondée : des particuliers peuvent s’abonner, et écouter des spectacles depuis leur domicile, en passant à volonté d’un théâtre à un autre. Marcel Proust, de santé trop fragile pour se rendre régulièrement au théâtre, était un fervent adepte du théâtrophone.
↑ 10 Le théâtrophone, dont le dispositif est inauguré à l’Exposition Internationale d’Électricité en 1881, se développe rapidement sous une forme portative, présentée à l’Exposition universelle de 1889, où les auditeurs peuvent choisir quel théâtre ils souhaitent écouter. Cette écoute, payante, a une durée limitée : une pièce de cinquante centimes donne droit à dix minutes d’écoute, ce qui laisse supposer que les auditeurs n’écoutaient pas toute la durée d’un spectacle, mais avaient plutôt l’attitude de « téléspectateurs » volages, « zappant » d’un théâtre à un autre. Le modèle portable du théâtrophone permet de l’introduire dans divers lieux publics : hôtels, cercles, cafés, vestibules des théâtres, salles de dépêches de journaux.
↑ 11 Comme énoncé plus haut, les pièces documentaires de Rimini Protokoll font régulièrement appel à des « vraies personnes » venues témoigner sur scène de leur métier, de leur passion ou de leur quotidien en « experts », selon les propres termes du collectif. Le livre sur Rimini Protkoll paru en 2008 reprend d’ailleurs cette appellation : Experts of the everyday. The theatre of Rimini Protokoll, de Miriam Dreysse et Florian Malzacher, Berlin, Alexander Verlag, 2008.
↑ 12 Illusion que l’on pourrait rebaptiser « illusion vocale », à défaut d’optique !
↑ 13 Daniel Wetzel, entretien cité. Je traduis.
↑ 14 Le film a d’ailleurs été mis en ligne par le collectif en 2013, soit cinq ans après la première de Call Cutta in a box, et alors que le spectacle ne tournait plus.
↑ 15 Je cite la présentation du spectacle, disponible sur le site de Rimini Protokoll, que je traduis de l’anglais.
↑ 16 Nikolaus Hirsh est architecte, commissaire d’expositions et directeur de la Städelschule (école d’art) de Francfort.
↑ 17 Simon Hagemann, docteur en études théâtrales, propose de nommer ces spectateurs « expérimentateurs » : « Pour désigner le public, il est préférable d’utiliser le terme d’expérimentateur car le spectacle fait appel à plusieurs types de perceptions sensorielles. Cette notion semble plus appropriée que spectateur, ou bien participant vu que le public n’a que très peu d’impact sur le déroulement des événements » in « Situation Rooms ou une reconstitution fragmentée de l’industrie des armes »,Critiques. Regard sur la technologie dans le spectacle vivant. Carnet en ligne de Theatre in Progress, mise en ligne le 21 novembre 2016.
↑ 18 Dans un entretien intitulé « Choose your weapon » [choisissez votre arme] disponible sur le site de Rimini Protokoll, Daniel Wetzel déclare (je traduis) « Si vous voulez voir le truc en entier, vous venez deux fois. Mais ce n’est pas notre intention. C’est fragmenté. Si on avait fait quatre cents pièces, avec quatre cents histoires, ce serait toujours un fragment du monde. Il y a tellement d’autres personnes qui auraient pu partager leurs expériences avec nous ». Propos recueillis par Linus Ignatius en décembre 2014 pour Exberliner.
↑ 19 Carl con Clausewitz, général, philosophe et historien militaire prussien (Burg, 1780 – Breslau, 1831), auteur du traité de stratégie militaire De la guerre (publié après sa mort, en 1932).
↑ 20 Au sens anglais d’une prise de conscience (to realize), mais aussi au sens français de concrétisation d’une idée.
↑ 21 Entretien avec Stefan Kaegi réalisé par Marion Siéfert pour le dossier de presse de Situation Rooms au Théâtre des Amandiers.