Stratégies immersives d’une forme de narration transmédiatique, le blockbuster hollywoodien.
Indice
Le blockbuster ou la stratégie des montagnes russes
Immersion participative – le grand va-et-vient imaginaire et technologique
Abstract
Francese | IngleseLe cinéma hollywoodien n’a de cesse de faire et de réactualiser la promesse de narrations audiovisuelles toujours plus immersives. La stratégie des blockbusters, dès le milieu des années 70, a adjoint à cette ambition celle de faire du film un produit d’appel vers une série d’objets dérivés – BD, figurines, romans, etc. Ainsi, le blockbuster apparaît comme l’une des formes contemporaines privilégiées de la transmédialité et il nous semble qu’il ne peut être pensé qu’en observant la circulation permanente entre les médias au travers desquels il se décline (ou plutôt s’étend), et le spectateur. Cette étude présente les trois types de stratégies immersives sur lesquelles s’appuient les blockbusters : la première, immédiate, la deuxième, participative, et enfin la troisième, purement fondée sur la transmédialité, que l’on pourrait qualifier d’ « immersion environnementale » – le blockbuster enveloppe le « spectateur », l’entoure (via les smartphones, les écrans divers et variés sur lesquels il apparaît, les jeux, etc.) et place ainsi son corps au centre de la toile narrative qu’il s’évertue à tisser.
Le blockbuster est une forme de divertissement à visée hégémonique qui mise sur l’immersion et la création d’univers toujours plus étendus pour attirer le spectateur en lui faisant la promesse d’expériences visuelles et sensorielles inédites. La stratégie du blockbuster, née au milieu des années 70, consiste en plusieurs points : réduire le nombre de films produits tout en augmentant leur budget ; pratiquer une politique de sortie simultanée et de diffusion massive dans les salles ; enfin, articuler le film et son univers à une série de produits dérivés tendant à faire du film, au fil du temps, un produit qui devra lui-même référer à d’autres produits – jeux vidéo sur PC, consoles et smartphones, bandes dessinées, dessins animés, série télévisée, livres, jouets, parc d’attractions… Quarante ans après la sortie de ce que l’on considère comme le premier blockbuster, Les Dents de la mer de Steven Spielberg (1975), les stratégies de diffusion et de narration transmédiatiques se sont raffinées, complexifiées et enrichies des potentialités de tous les nouveaux médias et de l’émergence du support et des outils numériques. Depuis les années 90 essentiellement, « l’immersion » est devenue le maître-mot des majors hollywoodiennes et la transmédialité le moyen privilégié pour y parvenir. « Le storytelling est devenu, de plus en plus, l’art de construire un monde, car les artistes créent des environnements convaincants qui ne peuvent être pleinement explorés ou épuisés dans une seule œuvre ou un seul média » écrit Henry Jenkins (2013 : 134-135). Mais de quelles manières les blockbusters hollywoodiens pensent-ils exactement l’immersion ? Comment cette notion s’inscrit-elle au cœur de leur esthétique et du discours qu’ils produisent sur eux-mêmes ?
Pour analyser une superproduction hollywoodienne, il est indispensable de prendre en compte, outre ses propositions formelles, son contexte industriel, économique et technologique. A l’heure où l’avis des spectateurs est constamment sollicité et scruté, via les forums, les sites spécialisés, les réseaux sociaux, etc., il importe également de pouvoir analyser le blockbuster sous l’angle de sa réception. « Un auteur peut toujours s’adresser à des millions de personnes, mais la communication n’est plus à sens unique. Journaux et magazines ne se contentent plus de couvrir les événements, ils se transforment en forum où chacun peut débattre. Films et séries télévisées ne nous laissent plus affalés sur un sofa mais forment un véritable catalyseur pour l’imagination. (…) C’est ce que sense and respond veut dire, ouvrir un dialogue » (Frank Rose, 2012 : 91). Nous observerons trois types de stratégies immersives sur lesquelles les blockbusters contemporains s’appuient pour attirer le spectateur dans leur fable : la première, immédiate, produite par le film lui-même, qui vise à proposer des expériences sensorielles toujours plus saisissantes. La deuxième, participative, qui décline l’univers du film au sein d’expériences vidéoludiques et privilégie l’immersion par l’interactivité (essayant ainsi d’actualiser un fantasme performatif contenu au sein des images cinématographiques). Une troisième, enfin, purement fondée sur la transmédialité, que l’on pourrait qualifier d’immersion « environnementale » – le blockbuster enveloppe le « spectateur », l’entoure (via les smartphones, les écrans divers et variés sur lesquels il apparaît, les jeux, etc.) et place ainsi son corps au centre de la toile narrative et imaginaire qu’il s’évertue à tisser.
Le blockbuster ou la stratégie des montagnes russes
A la fin des années 60, le cinéma hollywoodien est en péril : la télévision lui fait concurrence, les images ultra-réalistes qu’elle produit sont plus spectaculaires que celles des films à gros budgets filmés dans des studios, jugés « trop loin » de la vie. Cette remise en question entraîne deux mouvements. Le premier est ponctuel : il s’agit du Nouvel Hollywood, dans lequel de jeunes cinéastes comme Martin Scorsese ou Michael Cimino trouvent un espace de liberté et font leurs premières armes en amenant le cinéma dans la rue, aux marginaux, sur des terrains glissants, dans des zones morales troubles. Le second mouvement est celui de la stratégie du blockbuster : produire massivement des images spectaculaires, capables d’englober et de dépasser toutes les autres images. Ce défi – produire des images toujours plus haletantes, toujours plus intenses – conduit les majors et leurs cinéastes à chercher à aller constamment plus loin dans la représentation de l’impossible, de l’extraordinaire, de l’extra-humain enfin. Aujourd’hui placé en concurrence directe avec les sensations interactives de l’industrie vidéoludique, le cinéma hollywoodien est contraint de se dépasser toujours plus pour « assurer le spectacle ». L’immersion passe alors par la création d’un cinéma de montagnes russes, dans lequel le spectateur doit être tour à tour absorbé, plongé, secoué. Hollywood déploie cette logique jusqu’à créer de véritables parcs d’attractions présentant des manèges qui capitalisent sur l’imaginaire des films – Disney, Universal, bientôt Warner avec un parc Harry Potter et la 20th Century Fox avec un parc Avatar. Frank Rose évoque l’attraction tirée du film Jurassic Park, présente dans le parc Universal Studios depuis près de vingt ans : « L’attraction [inspirée du film Jurassic Park] représente bien l’idée qu’Hollywood se fait du divertissement participatif : un tour en bateau de cinq minutes où l’on passe devant des dinosaures automates, avec un plongeon vertigineux de 25 mètres à la fin. Cette attraction onéreuse a tout autant pour but de satisfaire le public avec son désir de prolonger l’aventure qu’Universal avec son besoin d’engranger de l’argent » (2012 : 35).
Le cinéma, depuis sa naissance, rêve de produire des images performatives, qui puissent agir sur nous et sur lesquelles nous pourrions agir. Le fantasme d’un cinéma total hante Hollywood depuis ses débuts. Peut-être y a-t-il quelque chose d’une faille originelle, d’une déceptivité ontologique du cinématographe : la légende dit que lorsque le train entra en gare de la Ciotat, en 1895, les spectateurs ont craint que la locomotive ne traverse l’écran. En se rendant compte de leur erreur, on imagine sans peine qu’ils furent soulagés. Mais dans le même temps, ils furent probablement déçus aussi : comme s’il s’agissait d’une promesse non tenue – le cinéma promettait du réel (plus qu’aucun autre medium avant lui, il ouvrait une fenêtre sur le monde, donnait le sentiment d’agrandir le regard) mais le réel s’arrêtait à la frontière de l’écran (depuis, le son, la couleur, le scope, le 70 millimètres, l’IMAX, le relief, le HFR – et bientôt la réalité augmentée et les hologrammes – ont cherché à dépasser cette limite, en vain). Cette incapacité du train à fendre l’écran ou celle des spectateurs à le traverser pour monter à bord est ce sur quoi le cinéma hollywoodien n’a eu de cesse de construire son esthétique et ses propositions formelles. « Montez à bord », « Laissez-vous emporter », « Venez vivre », etc., sont autant d’expressions qui fleurissent sur les affiches de films ou dans les bandes annonces et disent le projet fantasmé d’Hollywood.
Avec l’expansion des possibilités interactives du jeu vidéo notamment, ce rêve est à portée de main pour le public. Le cinéma se retrouve confronté à son incapacité à égaler le rapport interactif des œuvres de l’industrie vidéoludique. Confiné au rôle de commentateur et de pourvoyeur d’imaginaire, il doit plus que jamais s’évertuer à démultiplier les effets produits par le mouvement des images et concentre pleinement son attention sur les qualités kinétiques des séquences d’action. Plus que jamais le film s’apparente à une montagne russe : les coups au cœur doivent donner la nausée, les palpitations ne peuvent pas être simplement émotionnelles, elles doivent aussi être cardiaques… Néanmoins, comme l’écrit Frank Rose, quelles que soient les sensations qu’elle procure, une montagne russe demeure un spectacle contrôlé, une aventure sur des rails. Le corps est enserré, harnaché, comme le spectateur de cinéma l’est, assis dans son siège. La singularité du jeu vidéo repose sur sa capacité à créer des environnements moins dirigistes. Tout un pan de la production s’est tourné vers les mondes ouverts afin de s’abstraire du concept d’expérience spectaculaire tel que l’a forgé l’industrie hollywoodienne. Afin de rester à jour, les studios hollywoodiens ont bien compris les vertus de la création d’univers sur plusieurs médias. En s’associant à des diffuseurs et à des concepteurs de jeux vidéo, de téléphone, de télévision, les créateurs hollywoodiens s’évertuent à faire de leurs spectacles des « expériences ». Ce recours systématique au transmédia ne se fait cependant pas sans altérer en profondeur la forme des récits qu’Hollywood produit.
Immersion participative – le grand va-et-vient imaginaire et technologique
Nous avons écrit plus haut que le blockbuster apparaissait aujourd’hui quasi-systématiquement comme un produit d’appel au sein d’une série de produits dérivés. Il est parfois lui-même le produit dérivé – de plus en plus souvent à l’heure où les adaptations de jeux vidéo et de comics se multiplient. Les héros de ces films sont donc pensés pour devenir aussi des héros de jeux et il est indispensable que leurs aptitudes dans l’univers du film soient en harmonie avec celles du jeu pour offrir au joueur, dans son salon, une « expérience » cohérente du « monde » que le film cherche à créer. Cette corrélation nécessaire explique en partie la popularité des films de superhéros, candidats tout désignés aux déclinaisons « multiplateformes » – eux-mêmes sont très souvent des adaptations de bandes dessinées et permettent ensuite de produire de nouvelles bandes dessinées, des dessins animés, des jeux vidéo qui promettent un gameplay exaltant, etc. Néanmoins, l’avatar d’un jeu vidéo n’est pas conçu selon les mêmes exigences que le protagoniste d’un récit de cinéma : « Lara Croft n’est pas tant définie par son apparence que par le fait qu’« elle » permet au joueur de sauter une distance x alors que le ravin face auquel elle se trouve mesure une distance supérieure à x, si bien que le joueur doit penser à une nouvelle manière d’avancer… Les personnages sont définis en fonction de caractéristiques liées au gameplay. Peu importe que le personnage soit un type baraqué – ou même un type – voire même un être humain. » (Newman, 2001). James Newman rend compte ici de l’importance du level design dans un jeu vidéo et de l’élaboration des aptitudes du personnage en fonction des actions qu’il devra accomplir dans les environnements qu’il parcourt. Les corps des personnages de jeux vidéo sont conçus et structurés en fonction de leur interaction avec l’environnement, en lien direct, donc, avec l’espace dans lequel ils se meuvent. A l’heure où le cinéma hollywoodien élabore des récits en les pensant d’emblée pour leur déclinaison sur de multiples supports, il va sans dire que cette nécessité vidéoludique devient une contrainte que les scénaristes, les réalisateurs et les infographistes doivent prendre en compte au moment de la conception du film. En tant que spectateur de cinéma, je suis immergé dans un récit et un univers, dans des environnements que je dois avoir envie de parcourir plus tard dans le jeu vidéo dérivé du film. En tant que joueur, mon avatar apparaît comme une extension de moi-même, le temps du jeu, et pour prendre du plaisir à le contrôler, il faut qu’il me fasse ressentir – ou qu’il me donne l’illusion que je ressens – des sensations inédites que je ne serais pas en mesure d’éprouver avec mon propre corps.
La contrainte posée aux scénaristes est grande mais force est de constater que la dramaturgie hollywoodienne classique prévaut toujours dans le blockbuster hollywoodien : en général, lorsque le film commence, le protagoniste désire ardemment quelque chose et l’aventure dans laquelle un élément perturbateur va inéluctablement le lancer lui fera comprendre que ce qu’il veut n’est pas nécessairement ce dont il a besoin. Dans le Spiderman de Sam Raimi, par exemple, Peter Parker désire Mary Jane Watson et aspire à ne plus être un marginal. La révélation de ses super-pouvoirs, qui pourraient le rendre exceptionnel, le conduira pourtant à comprendre qu’avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités et à renoncer, pour un temps du moins, à son amour pour Mary Jane. Dans Avatar de James Cameron, Jake Sully aspire à retrouver sa mobilité et à redevenir un militaire mais il comprendra que pour trouver le bonheur, il lui faudra renoncer à son corps humain et épouser la cause des opprimés, etc. Les scénaristes, on le voit, sont donc contraints à des prouesses imaginaires pour inclure les super-pouvoirs de leurs protagonistes et les dimensions gigantesques qu’impliquent les enjeux spectaculaires auxquels ils sont confrontés dans une dramaturgie qui demeure classique. Les metteurs en scène, par contre, voient leur métier évoluer à mesure qu’ils apprennent à maîtriser toujours plus d’éléments technologiques pour mettre en images leurs films – et, ce faisant, cèdent une grande part de leur responsabilité créative aux équipes d’infographistes avec lesquelles ils collaborent. Dans le même temps, la place des acteurs a elle aussi évolué. Depuis que les technologies d’images de synthèses photoréalistes permettent d’augmenter le corps humain à l’image, de le mettre à jour, via la motion capture ou la performance capture, le corps du comédien a été soumis à l’écran à une série d’hybridations numériques, afin de s’adapter aux enjeux toujours plus vastes des récits qui le mettent en scène et aux dangers et obstacles toujours plus grands que les scénaristes se sont évertués à placer sur sa route.
Or l’on s’aperçoit très vite qu’animer un visage ou un corps, ce n’est pas simplement les faire se mouvoir mécaniquement comme des êtres humains. Les visages, les corps représentés doivent avoir aussi une expression, traduire des émotions. On saisit alors directement au moyen de capteurs fixés sur le visage et le corps du modèle humain, des informations numériques qui restituent en partie les expressions de celui-ci. Des liens étranges, une sorte d’intrication intime – d’hybridation au sens quasi-génétique – apparaissent entre le modèle et sa simulation, le réel et le virtuel (Couchot, 2010 : 56).
Le caractère transmédiatique des récits hollywoodiens et leur prolongation quasi-systématique en jeu vidéo a donc contribué à cette mutation du corps humain à l’écran, à cette hybridation « entre le modèle et sa simulation » qu’évoque Edmond Couchot. La nature même de l’immersion vidéoludique a poussé les acteurs de l’industrie hollywoodienne à créer des personnages extra-humains et les a incités à développer des récits qui mettent en question ces individus aux corps nouveaux et aux aptitudes extraordinaires.
Dans ses dimensions filmiques, métaphoriques, poétiques, scénaristiques, [le cinéma] semble être aussi une voie d’accès aux processus techniques en cours, une autre façon de dépasser le sentiment de désordre ou encore d’en traiter subtilement. Le cinéma en scénarisant la science et la technologie, participerait au même titre que les médias mais avec un pouvoir de métaphorisation et d’influence de l’imaginaire collectif vraisemblablement plus fort, de la concrétisation des objets du système et de l’éclaircissement des mythes fondateurs de la technique. (Beau, 1998 : 53).
Avatar, de James Cameron, par exemple, s’attache avant tout à rendre compte des mutations de l’homme au temps du corps augmenté. Le film met en scène avec précision le passage d’un corps humain borné, limité – son héros, Jake Sully, est handicapé moteur – à un corps ample et puissant, au moyen de l’hybridation. La jouissance avec laquelle le protagoniste prend possession de son corps, se découvre des forces et des ressources physiques nouvelles, s’immerge dans un monde plein de sensations inédites, constitue le cœur du film et peut-être la raison de son immense succès.
Envisagées dans le rapport au corps de son utilisateur, les « machines à mondes » figurées dans les films ainsi que la machine-cinéma elle-même à l’ère des images de synthèse s’inscrivent dans la tradition d’une réflexion sur les outils destinés à perfectionner les capacités motrices et perceptives de l’homme qui culmine avec la cybernétique et la génétique ; (…) Avatar prône une dissolution du corps dans l’environnement, soit, au niveau de la représentation, une maximisation de l’immersion, en adéquation avec les discours promotionnels sur les technologies dont il s’est fait le véhicule » (Boillat, 2014 : 63).
Avatar a bien sûr été décliné sur de multiples supports, via une campagne transmédiatique ambitieuse (même si les chiffres de ventes du jeu vidéo furent en deçà des attentes, en raison, justement, de son incapacité à tenir l’immense promesse sensorielle faite par le film).
On voit que le déploiement des récits et des univers des blockbusters sur de multiples supports entraîne une transformation du spectacle hollywoodien et de son imaginaire. Les va-et-vient entre le film et ses spectateurs se multiplient et il n’est plus possible de penser les œuvres en faisant abstraction de leur réception. S’ils n’ont pas la réactivité des showrunners de séries télévisées, en mesure de faire évoluer leur série au fil des épisodes et de la réaction des fans, les studios font pourtant constamment appel aux spectateurs. Ils recueillent leurs avis sur des forums, multiplient les live tweet et autres événements sur des réseaux sociaux, leur proposent des concours, des projections tests, organisent pour eux des événements comme le Comic-Con, etc. Dans le même temps, les services de streaming et de vidéo en ligne permettent de cibler avec une finesse toujours plus grande les comportements et les attentes de tel ou tel spectateur. Aujourd’hui, les capteurs de mouvements disponibles dans le commerce comme le Kinect 2.0 de la XBOX ONE sont même capables de détecter nos réactions émotionnelles aux jeux et aux programmes télévisés que nous regardons, en se basant sur l’étude de nos expressions faciales. Ainsi, il existe désormais des outils pour observer en direct l’attitude du spectateur et, à terme probablement, modeler le spectacle – du jeu, voire du film peut-être – en fonction de ses réactions. L’immersion est ainsi maximale, la projection test généralisée. Le spectateur influe sur la conception du film qui influe lui-même sur l’imaginaire du spectateur – imaginaire scientifique, imaginaire technologique, imaginaire du corps humain, etc. –, cet imaginaire étant par ailleurs le fruit des goûts et des attentes d’une époque et d’un contexte historique, social, technologique et culturel donnés.
Immersion environnementale – le monde comme univers du film
Il convient de rappeler que si depuis une dizaine d’années les studios hollywoodiens ne cessent d’aller plus loin dans les expériences de narrations transmédiatiques, ils n’ont pas été pionniers dans le domaine. Cette stratégie vient d’abord du Japon, comme le rappelle Franck Rose (2012 : 55) :
(…) le mix média japonais [repose] sur l’idée qu’une seule et même histoire peut être racontée sous plusieurs formats à la fois. Cette stratégie se développe au Japon dans les années 1970, des décennies avant qu’aucun éditeur ou producteur occidental n’imagine le potentiel de ces narrations synergiques ou n’ose aller plus loin qu’une simple adaptation cinématographique. L’idée ne trouve pas d’écho avant avril 2010, quand la Guilde des producteurs américains – poussée par des personnalités comme James Cameron et son ex-épouse, la productrice Gale Anne Hurd – autorise la mention « producteur transmédia » dans un générique.
Tout comme il a fallu à Hollywood un certain temps pour absorber les innovations apportées par le Nouvel Hollywood dans les années 70 et intégrer ses marginaux à ses récits, il lui a fallu un moment pour s’approprier cette nouvelle manière de raconter des histoires. La transition vers le numérique peut être perçue comme le fruit de cette prise de conscience, tant le support digital facilite le passage d’un medium à un autre. Franck Rose écrit : « Nous vivons à une époque où deux modes de culture populaire luttent pour la suprématie : passivité contre participation. Médias de masse contre deep media. Les premiers sont industriels, fabriqués par quelqu’un d’autre et consommés par vous. L’autre est digital et offre un moyen de participer » (2012 : 104). Si cette observation est fondée, on pourrait néanmoins lui objecter que les blockbusters savent d’ores et déjà intégrer les produits de la culture participative à leurs propres images. Prenons pour exemple Twilight 5 (Bill Condon, 2011) dont le générique final illustre une parfaite réappropriation de l’une des formes d’expression favorite des fans de la saga, le « générique de fan ». Malgré les centaines de millions de dollars de budget des cinq films de la franchise, le dernier opus s’achève sur un enchaînement d’images fortement inspiré des vidéos produites par les amateurs des films et des romans originaux sur Youtube. On pourrait aussi évoquer le cas de Fifty Shades of Grey (E.L. James, 2011), fan fiction érotique librement inspirée de Twilight devenue un phénomène d’édition puis un des plus gros succès de l’année 2015 au cinéma, sous la direction de Sam Taylor-Wood…
Ce que l’on appelle ici « l’immersion environnementale » consiste pour les studios et leurs départements marketing à multiplier les lieux et les supports de rencontre avec le monde du film. Sur tablette, sur téléphone, dans le salon du spectateur, via les jeux vidéo, les dessins animés ou les séries télévisées, dans les paquets de céréales, etc. La manière dont les nouvelles technologies permettent de recevoir des images dans des environnements variés influe nécessairement sur leur conception. Voir un film sur son téléphone diffère amplement de l’expérience que l’on en fait au cinéma, tête levée, confortablement assis dans un fauteuil. Ce que les images perdent en spectaculaire lorsque l’on regarde un film sur son Iphone, elles le gagnent peut-être en présence néanmoins. D’autant que la manière dont nous recevons les images est profondément influencée par leur mode de réception, comme le rappelle Edmond Couchot (2010 : 54) : « Chaque mode de réception, chaque accès à l’image, entraîne une attitude corporelle adaptée et modifie légèrement ou profondément, en douceur ou brutalement, la corporéité du regardeur, non seulement sa vision mais l’ensemble du sensorium auquel sa vision est liée ». On pourrait dire de l’environnement technologique dans lequel nos corps se meuvent qu’il a quelque chose d’ovoïde, de fœtal : on accède aux images sur smartphones, consoles portables et tablettes en se repliant sur soi, le corps légèrement en avant, la tête baissée – l’homme au cou penché est même devenu une des images privilégiées des caricaturistes pour représenter le rapport du corps humain aux technologies de communication. Le film, son univers, ses images – directes ou dérivées – pénètrent dans une sphère intime, dans ce champ technologique qui nous entoure.
Ainsi, les images hollywoodiennes actualisent leur ambition immersive : elles ne sont plus mises à distance mais nous entourent, notre corps s’y retrouve plongé. Il y aurait beaucoup à écrire, sans doute, sur le caractère « aquatique » du spectacle hollywoodien. Les références à l’élément aquatique parsèment en effet les fictions des blockbusters. On pense aux avatars dans leurs cuves, à Beowulf jaillissant littéralement de la mer (Beowulf, Robert Zemeckis, 2009), aux tentacules du docteur Octopus (Spiderman 2, Sam Raimi, 2004) et à celles des Sentinelles de Matrix (Wachowski, 1999). Combien de fois a-t-on vu représentée l’image d’un miroir qui se change en surface ondulante comme une étendue d’eau ? C’est le cas dans le premier Matrix, juste avant que le héros, Néo, découvre le monde réel, par exemple. Il passe la main à travers un miroir qui se transforme en une étendue liquide, qui se met à lui recouvrir tout le corps en adoptant une texture métallique très proche de celle du métal liquide de Terminator 2 (James Cameron, 1992). De même, la métaphore de l’aquarium nous permettrait d’aborder de manière pertinente la confection infographique des images – ne s’agit-il pas d’un environnement créé de toutes pièces en trois dimensions pour fonder un lieu propice aux créatures aquatiques qui l’habiteront ? Enfin, le mot « immersion » lui-même est un terme de plongée (« plongez » est également un verbe privilégié du champ lexical du marketing audiovisuel). Peut-on envisager notre corps comme immergé, plongé dans un océan d’images ?, dressant parfois son télescope durant les temps morts de la séance pour jeter un œil à la manière dont va le monde, histoire de savoir s’il n’a pas trop été troublé par ses pérégrinations aquatiques ? Le champ lexical (...)de l’eau et des activités aquatiques est d’ailleurs fortement corrélé à celui des nouvelles technologies. On « surfe » sur la toile, on « navigue » sur le web. Ce rapport organique à la technologie dans le langage nous dit probablement quelque chose du lien matriciel qu’elle entretient aujourd’hui avec nous : nous baignons dedans – et nous y baignons recroquevillés sur nous-même, dans une bulle, comme en position fœtale, à l’instar du film Matrix où les humains sont élevés dans des poches de liquide amniotique par des machines, connectés par divers orifices au monde de la matrice…
L’immersion environnementale favorise donc ce grand va-et-vient entre le spectateur, son corps et les images. Dans le même temps, il convient de ne pas oublier que la possibilité pour le spectateur de recevoir les images avec plus de proximité entraîne aussi une modification de la nature même de ces images et de la manière de faire et de penser les films. Si un cinéaste comme James Cameron clame haut et fort son désir de faire des films pour la salle de cinéma, il n’empêche que la démocratisation des images HD sur smartphones et la modification des habitudes spectatorielles qu’elle entraîne a pour conséquence de limiter les plans larges, de contraindre la composition, etc., pour toute un pan des séries et des films développés par les studios. La Stratégie Ender (Ender’s Game, Gavin Hood, 2013) nous a donné l’occasion de penser le rapport intime que nous entretenons aux images hollywoodiennes à visées immersives. Adapté d’un roman pour adolescents, le film raconte comment la Terre forme des enfants brillants pour en faire les grands stratèges de demain, capables d’éradiquer la menace extra-terrestre à laquelle les Terriens sont confrontés dans un conflit galactique vieux de plusieurs siècles. L’un de ces enfants, Ender, démontre des aptitudes exceptionnelles. Passé relativement inaperçu, le film a tôt fait d’être classé comme une simple série B représentative des divertissements young adults à destination des 12-25 ans que l’industrie hollywoodienne produit en série. Pourtant, en partie parce qu’il s’agit d’un objet très ancré dans son industrie, le film est l’occasion d’une vraie réflexion sur le doute à l’heure des images de synthèse et sur la puissance du spectacle immersif. Tout, dans le film, est affaire de texture : le produit standard, impersonnel, y apparaît comme un point neutre où tremble la matière même du monde. Ender joue à des simulations de guerre grandeur nature. Lors de la dernière simulation du film, il découvrira qu’il ne jouait pas mais se battait vraiment : le fantasme de l’image performative tourne au cauchemar alors que le jeune protagoniste comprend qu’il s’est rendu coupable, sans le savoir, d’un génocide. Le film nous place à la hauteur perceptive de son personnage principal afin de maintenir la surprise du retournement de situation final. La matière même du film coïncide avec celle de la simulation. Le film apparaît alors comme l’exacte traduction formelle de la méthode totalitaire que son récit dénonce.
Dans Ender’s Game, en effet, les costumes sont colorés, le métal des couloirs est rutilant ; tout concourt à donner aux vaisseaux et aux décors du film en général l’aspect d’un produit LEGO, duplicable à l’envi. La forme du film adopte cette même standardisation : toujours très propre, toujours exactement au bon endroit, le cadre confiné par les décors, privilégiant des plans moyens aux plans larges et la lisibilité à tout prix, concourt à donner au film des allures de produit manufacturé. Et justement, c’est bien là qu’est, sinon sa découverte, la formidable démonstration d’Ender’s Game : le retournement de situation final, nous dévoilant l’imbroglio perceptif dans lequel le personnage était plongé, vient mettre le doigt sur le doute que génère, à l’heure du numérique, le film le plus lisse – le plus transparent – qu’Hollywood puisse imaginer. A l’heure des images de synthèse et de l’immersion à tout crin, la transparence classique est devenue synonyme de porosité. Et le spectateur d’Ender’s Game de découvrir de manière exemplaire le caractère quasi-fantastique du film hollywoodien moyen (« moyen » n’équivaut ici en rien à un jugement de valeur) dont les outils employés pour générer des histoires immersives viennent mettre en question la texture et la teneur même du monde qu’ils fabriquent. Un monde où la trace et le chiffre s’imbriquent au point d’être indifférenciables quel que soit le film – et, le temps de la séance, du monde qui nous est donné à percevoir.
L’émergence de l’outil numérique a donc permis d’accroître le caractère immersif du cinéma hollywoodien de diverses manières mais nous postulons que c’est bel et bien grâce à la multiplication des plateformes et des possibilités intermédiales que l’industrie hollywoodienne a pu actualiser cette ambition immersive ontologiquement limitée. Cette tendance incite les créateurs et les majors à imaginer et à produire plus que jamais des films à mondes dans lesquels les spectateurs seront susceptibles de « se mouvoir » et dont ils voudront poursuivre l’expérience sur d’autres supports. Cette stratégie d’immersion environnementale favorise l’immersion participative et va de pair avec une modification du spectacle offert par les blockbusters : changement du statut du corps du comédien à l’écran, évolutions narratives, nouvelles manières de représenter le mouvement, etc. Toutes ces transformations sont orientées idéologiquement, nécessairement, que les créateurs en soient conscients ou non, et la puissance iconographique des superproductions contemporaines est telle qu’il nous paraît toujours plus indispensable d’en faire l’étude. C’est ainsi que nous pourrons comprendre comment leurs images se nourrissent du monde et le nourrissent en retour, et de quelles manières elles font subtilement évoluer notre façon, sinon de les percevoir, de les recevoir et de les penser.
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