Publifarum n° 35 - Écritures mélomanes

Qu’entend-on quand on lit ?Quelques réflexions théoriques sur la lecture mélomane

Damien Dauge



Abstract

Francese  | Inglese 

En tirant profit de récentes théories de la lecture et de l’écoute, cet article se propose de mettre à l’épreuve quatre réflexes de lecteurs mélomanes :  l’emploi de métaphores musicales, la centralité de l’œuvre musicale et du répertoire, l’importance du sens dans la lecture et enfin la primauté du son dans l’écoute.


L’hallucination est une modalité indissociable de la perception, elle n’en est pas un dérèglement ou une exception. Elle en est, sous des formes diluées, la règle. 

BONNET François J., Les Mots et les sons. Un archipel sonore, Éditions de l’éclat, 2012, p. 122.

Entre musique et littérature, on a beaucoup étudié la façon dont les mots cherchent à traduire, transposer l’œuvre musicale, réelle ou imaginaire. Le constat se révèle souvent déceptif : jamais un livre ne sera un concert. Toute littérature mélomane porte ce deuil d’une musique dont on déplore, ou vante, le caractère ineffable. Ce que propose ce numéro est bien différent, puisqu’il s’agit d’étudier comment l’écriture peut transcrire l’écoute musicale et ses émotions. La musicologie a opéré ce changement de cap, il y a de cela une vingtaine d’années, lorsque des musicologues se sont intéressés à l’écoute et à l’auditeur, se détournant alors de ces « objets fixes »que sont les œuvres, les partitions, les enregistrements. 

Par-delà l’écoute, la démarche […] consiste à chercher la musique, l’entendre devenir telle dans et par les pratiques musicales. Cette perspective a été ouverte par les travaux d’Antoine Hennion dans une approche qui visait à renverser le rapport à l’objet fixe, dont la partition ou le disque tendent à donner pour acquise la présence de la musique, alors que la musique est ce qui surgit (éventuellement) de ces objets, et de nous-mêmes, en s’appuyant sur eux. (VANDIEDONCK et DA LAGE-PY 2002 : 7)

Le domaine du musical s’élargit, ses contours s’estompent puisque la musique se définit alors comme « ce qui surgit (éventuellement) de ces objets, et de nous-mêmes, en s’appuyant sur eux ».

Dès lors, que peut-on tirer des théories de l’écoute pour lire les œuvres littéraires et réfléchir à la lecture ? Si l’on regarde ainsi du côté de la perception auditive, et non plus du répertoire musical, la littérature peut constituer un lieu privilégié de verbalisation des émotions musicales et de l’expérience esthétique. Mais elle peut aussi prétendre au statut d’objet dont « surgit (éventuellement) » une musique intérieure. Quel lecteur n’a aucune musique en tête ? Nous faisons l’hypothèse que lire et écouter seraient, dans notre for intérieur, moins distincts qu’on ne le pense. En tournant l’attention vers la perception auditive, les théories de l’écoute invitent, sur un plan méthodologique, à se séparer de quelques réflexes fréquents dans les études musico-littéraires.

Premier réflexe mélomane : céder à la tentation de la métaphore auditive et musicale

La métaphore musicale et auditive présente deux bénéfices. D’une part, comme le proposent les Sound studies, la métaphore auditive permet de sortir du visiocentrisme de notre culture littéraire et de notre représentation du monde. C’est le renversement paradigmatique que souligne Jonathan Sterne dans Une histoire de la modernité sonore : « Prendre au sérieux le rôle du son et de l’audition dans la vie moderne revient à jeter le trouble sur la définition visuelle de la modernité » (STERNE 2003 : 8) Les recherches musico-littéraires pourraient ainsi renouveler le vocabulaire de la narratologie où le point de vue, la focalisation signalent un régime attentionnel conçu comme visuel avant tout. D’autre part, la musique propose un lexique foisonnant, imagé, voire dépaysant ou folklorique pour décrire autre chose qu’elle-même, et en particulier l’écriture littéraire. On vante facilement la composition « musicale » d’un roman, ou la « musique » d’un poème. La métaphore rapproche les mots et les notes, le texte et la partition ; la musique devient une valeur ou une vague qualité que l’on peine à décrire. « Il s'agit en fait d'une sorte de forme symbolique zéro, comme dirait Claude Lévi-Strauss, où l'on investit non pas un sens précis, mais une forme d'affectivité. » (VUONG 2003 : 15)

Pointent néanmoins deux risques méthodologiques. Tout d’abord, la métaphore musicale peut susciter un relâchement dans l’écriture analytique. Le désir d’écrire peut s’éveiller avec les émotions musicales ; mais le risque pourrait être que la « musique [soit] dans la méthode : abondance des métaphores de rythme, de consonance, d'accord, de puissance vibrante, synesthésique »(LYOTARD 1994 : 199). Le lexique musical se trouve parfois convoqué de façon abusive pour se substituer au lexique précis, technique de l’analyse. Le critique mélomane semble simplement heureux de convoquer le lexique de cet art qu’il aime tant. Aussi devient-il parfois difficile de savoir quel crédit accorder à ces métaphores musicales. C’est le cas par exemple dans ce passage d’En lisant en écrivant :

Un changement de rythme aussi essentiel, un ralentissement de même nature du tempo, plus important sans doute que la modification du matériel romanesque ou de la conception du personnage – et qui peut-être en fin de compte y préside et la commande – sépare dans l'histoire du roman La Cousine Bette ou La Chartreuse de Parme d'un côté, Madame Bovary de l'autre. Une surpression romanesque où les pages se bousculent l'une l'autre, où le contenu tourbillonne comme l'eau d'un réservoir qui se vide par le fond, comme si le monde tout à coup tentait de s'évacuer littérairement tout entier par un conduit trop étroit, congestionne d'un bout à l'autre la Comédie Humaine, confère aux ouvrages de Balzac la densité étouffante d'un monde agité qui touche, on dirait, à sa tension interne limite. Et l'allegro de la Chartreuse, plus aéré, est plus rapide encore : il est celui de voyageurs sans bagage qui ne s'encombrent même pas des volumineux fourgons balzaciens. Le tempo de Flaubert, dans Madame Bovary comme dans L’Education sentimentale est, lui, tout entier celui d'un cheminement rétrospectif, celui d'un homme qui regarde par-dessus son épaule – beaucoup plus proche déjà par là de Proust que de Balzac, il appartient non pas tant peut-être à la saison de la conscience bourgeoise malheureuse, qu'à celle où le roman, son énergie cinétique épuisée, de prospection qu'il était tout entier glisse progressivement à la rumination nostalgique. (GRACQ 1980 : 17-18)

L’image du « tempo » et de l’« allegro » relèvent d’une métaphore musicale. Ailleurs, Gracq invite même son lecteur à lire Flaubert avec une « oreille romanesque1 ». Mais l’entremêlement des analogies, dans l’extrait cité, remet en cause la pertinence de cette dimension musicale : le voyageur qui traîne ses bagages ou encore la plomberie romanesque du « conduit trop étroit » relativisent la posture d’écoute musicale – quoique cette dernière image ne soit pas sans faire penser au système auditif. Il est courant, ainsi, de rencontrer de façon plus ou moins rigoureuse le champ lexical de l’écoute et/ou de la musique que le symbolisme a si bien élevée au rang de modèle – on pourra se référer aux travaux de Frédéric Sounac sur la genèse de ce modèle musical2. Cette critique des métaphores musicales remplaçables, contingentes, est déjà bien documentée et analysée : Christophe Imperiali affirme même que ce serait « enfoncer une porte ouverte que de [..] relever les détournements du vocabulaire musical quand il est appliqué à la littérature. » (IMPERIALI 2012 : 37)

Ensuite, à force d’employer des métaphores musicales ou auditives abusives, peut-être que l’on s’interdit de penser la possibilité d’une continuité réelle, intime, entre nos expériences de lecture et d’écoute. Au lieu de rapprocher, la métaphore éloigne. Dans sa thèse soutenue en 2007 consacrée aux « us et abus de la terminologie musicale à propos des œuvres de littérature », Edith Vanel estime que « le discours critique utilise la métaphore pour se "réapproprier" une réalité musicale hétérogène qui ne lui a jamais appartenu puisqu'elle n'a pas d'existence en matière littéraire. » (VANEL 2007 : 13) Que le vocabulaire musical devienne métaphorique quand on l’applique à la littérature prend ici l’aspect d’une pétition de principe : la métaphore est jugée inappropriée car la musique « n’a pas d’existence en matière littéraire ». Le postulat selon lequel musique et littérature sont « hétérogènes » ferme a priori la possibilité que leur réception, la lecture et l’écoute, partagent les mêmes mots. « Ne va-t-il pas de soi que le lexique musical ne saurait être applicable directement à la poésie ? »(IMPERIALI 2012 : 38)

Deuxième réflexe mélomane : s’attacher au répertoire, aux « œuvres fixes » 

Par définition, le mélomane est un connaisseur du répertoire. L’attachement au répertoire présente le bénéfice poétique et esthétique du dialogue interartistique : faire un lien entre deux œuvres (une œuvre musicale et un texte littéraire), et comparer les deux, ce qui reste, ce qui échappe à sa « traduction » intersémiotique, son ekphrasis. On pourrait également y trouver un bénéfice affectif et social : c’est le plaisir du littéraire bien souvent mélomane qui se réjouit du dialogue interartistique. 

Toutefois, l’analyse risque parfois de prendre la forme d’une conversation d’initiés fondée sur la connivence entre l’auteur et le lecteur mélomanes qui se distinguent socialement en partageant des références auditives. On pense par exemple à ce que certains critiques ont pu reprocher à Mathias Énard pour son roman Boussole, lauréat du Prix Goncourt 2015, dont le protagoniste est musicologue. La mélomanie tend alors vers l’hermétisme de romans à clés3. En outre, des lectures trop attachées au répertoire musical présentent le risque de la déceptivité : le texte n’est pas un concert, l’œuvre n’est que suggérée, plus ou moins maladroitement. Le lecteur cherche la référence derrière telle ou telle mention musicale plus ou moins fugace. L’absence d’une référence claire parait parfois regrettable, comme à François Noudelmann : « A propos de Proust, on a beaucoup commenté la sonate de Vinteuil qui accompagne les émotions intérieures de Swann dans la Recherche, sans qu’on sache définitivement repérer de quel compositeur elle s’inspire. » (NOUDELMANN 2019 : 126) Au contraire, Hoa Hoï Vuong par exemple refuse cette tendance à identifier à tout prix l’hypothétique source réelle : « la critique qui s’emploierait systématiquement à revenir à des modèles présupposés perd justement le sens profond de la description musicale chez Proust : elle méconnaît l’extraordinaire liberté d’invention, la cohérence et l’autonomie de sa musique fictive. » (VUONG 2003 : 403) 

La lecture mélomane risque alors d’être lacunaire, en négligeant un certain nombre de passages musicaux au prétexte qu’on ne trouve aucune référence précise à une œuvre musicale. C’est ce que l’on pourrait appeler l’opérocentrisme : dans les études musico-littéraires, un discours trop centré sur les œuvres musicales a tendance à corréler la présence ou l’absence de la musique dans une œuvre littéraire aux seules références à des œuvres musicales. Or tous les écrivains ne sont pas mélomanes comme Balzac, Stendhal ou Romain Rolland. Flaubert, par exemple, est presque absent des panoramas musico-littéraires car on ne trouve dans ses textes que très peu d’œuvres mentionnées, mais plutôt de brèves mentions musicales, des scènes d’écoute ou de mauvaises musiques éparpillées dans son œuvre. Ces passages peuvent susciter un intérêt nouveau si l’on n’y cherche plus la transposition d’art mais l’écriture d’une perception, même fugace, d’un flux psychique et émotionnel que la musique stimule. 

Enfin, la lecture présente le risque d’être trop littérale, en assujettissant l’effet qu’elle produit au degré de vraisemblance de la description musicale. « Fictionnellement, le monde du roman est un monde dans lequel on voit et l'on entend. Selon le degré de vraisemblance obtenu par le romancier, le lecteur pourra imaginairement participer à cette expérience sensorielle prêtée aux personnages, la rapportant sans doute à son expérience propre. » (TROUVÉ 2010 : 10) Grand théoricien de l’expérience esthétique, Jean-Marie Schaeffer a montré au contraire que la fiction nous autorise à évacuer la dimension référentielle : « ce qui importe dans le cas de la fiction, ce n’est pas de savoir si ses représentations ont ou n’ont pas une portée référentielle, mais d’adopter une posture intentionnelle dans laquelle la question de la référentialité ne compte pas. » (SCHAEFFER 2002) Notre imagination ne se limite jamais à la quantité de détails d’une description : un auteur n’a pas besoin de nous dire que le violon est en bois pour qu’on l’imagine tel ; et la simple lecture d’un mot ou d’un titre d’œuvre peut parfaitement nous faire entendre intérieurement des sons musicaux, déjà entendus ou non. La simple mention du titre La Joconde est déjà une évocation du tableau. L’ouverture de la Cinquième symphonie n’a pas besoin d’être longuement décrite pour résonner dans la tête du lecteur. 

Troisième réflexe mélomane : concevoir la lecture comme le déchiffrement d’un sens

Il y a vingt ans, la Canadienne Frédérique Arroyas regrettait le faible intérêt porté au lecteur dans les approches musico-littéraires.

Malgré l’expansion et l’ampleur dont jouit ce champ d’investigation, il s’avère que, dans la critique musico-littéraire, le rôle du lecteur et les opérations de la lecture ont été négligés. Tout en restant implicites aux analyses, les processus et les opérations qui régissent la lecture musico-littéraire n’ont pas été constitués comme objet d’études en soi. Or, c’est dans ce domaine, où il est justement question de lectures qui oscillent entre le littéraire et le musical, où la musique vient en quelque sorte parasiter l’acte de lecture, qu’une telle approche est nécessaire et primordiale. (ARROYAS 2001 : 11) 

Frédérique Arroyas, de façon assez précoce, se montrait déjà consciente du renouvellement théorique que nécessitait une telle conception de la lecture. « C’est aux lecteurs que revient la tâche d’actualiser les ressources aurales (auditives) du langage écrit. L’acte de lecture est en effet beaucoup plus qu’un simple décodage menant à la compréhension d’un texte : la lecture fait intervenir le corps, l’imagination, la mémoire. »(ARROYAS 2001 : 10) Pourtant, Frédérique Arroyas n’explore pas tant ces « ressources aurales » de la lecture que la question du sens de la musique. Elle se demande quelques pages plus loin « comment assurer l’interaction entre musique et littérature si un des deux termes n’a pas de signification ». (ARROYAS 2001 : 24) Mais on aurait tout aussi bien pu s’interroger sur la façon de penser l’interaction entre musique et littérature si un des deux termes n’a pas de réalité sonore. Aussi n’ose-t-elle pas parler d’écoute ; les nouvelles théories de l’écoute n’avaient pas encore modifié notre façon de penser les objets sonores et non-sonores. 

Les pensées de la lecture ont, elles aussi, évolué. Elles se montrent désormais sensibles aux simulations, sensorielles ou perceptives, dans une dimension esthétique et pragmatique4, et plus seulement à la construction d’un sens par le truchement du langage. Marielle Macé s’intéresse ainsi à la vie intérieure d’un lecteur. Elle élargit le champ perceptif de celui-ci à « l'ensemble des événements mentaux causés par un énoncé, puis par un autre, et dont le déroulement dans un flux temporel, concret et individuel (fait de vitesses, de ralentissements, de plateaux, d'intensités différentielles) constitue la signification elle-même. (MACÉ 2011 : 58-59) Or ces conceptions pragmatiques de la lecture, sensibles aux simulations sensorielles5,  ouvrent bel et bien une nouvelle voie pour penser les relations entre texte et musique. Comme l’a suggéré Timothée Picard, « l'existence de "schèmes images" ou d'"images incarnées" polysensorielles » (PICARD 2014 : 396) révélée par les nouvelles perspectives cognitives ont une capacité à renouveler l’idée de correspondance des arts, qui « ne saurait donc être reléguée au seul rang de chimère plus ou moins fantaisiste. » A condition, peut-être, d’accepter que le point de rencontre se situe moins au croisement de deux œuvres ou de deux arts qu’il s’agirait de marier, que dans notre intimité perceptive, là où l’on croit entendre la voix des personnages ou les sons décrits par les mots. 

Quatrième réflexe mélomane : séparer nettement entendre et ne pas entendre 

Intuitivement, on accorde à l’oreille le monopole de l’expérience auditive. Pourtant, cette séparation hermétique entre entendre et ne pas entendre présente au moins deux inconvénients dans les études musico-littéraire. Primo, celui de réduire l’aspect sonore d’un texte aux sonorités des mots. Bien sûr une telle lecture par l’oreille se justifie dans les études poétiques, ou pour faire percevoir des effets d’harmonies imitatives dans la prose. Néanmoins on doit rester attentif à ce qu’on dit de la musique et de l’écoute musicale quand on parle alors de la musicalité d’un texte : la musique semble parfois réduite à de beaux sons ornementaux, à un agrément pour l’oreille…

C’est certainement Proust qui a, le plus rigoureusement, montré que la lecture – qui plus est celle du pasticheur, lecteur sensible par excellence – ne s’arrête pas aux phénomènes d’échos sonores :

Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson, qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez tous les autres, et tout en lisant, sans m’en rendre compte, je le chantonnais, je pressais les notes ou les ralentissais ou les interrompais, pour marquer la mesure des notes et leur retour, comme on fait quand on chante, et on attend souvent longtemps, selon la mesure de l’air, avant de dire la fin d’un mot. (PROUST 1971 : 303)

La lecture ne nécessite pas une oreille tendue vers des allitérations mais une acuité auditive laissant percevoir l’air musical « sous les paroles ». Proust décrit la lecture au moyen d’une métaphore auditive, mais aussi d’une comparaison avec le chant, et précisément la technique du rubato romantique. Mais peut-être que ce qu’il croit être une extériorisation inévitable (« tout en lisant, sans m’en rendre compte, je le chantonnais ») se passe déjà, intérieurement, dans l’écoute. Et si notre attention se chargeait de presser, ralentir, marquer les notes au moment même où on les perçoit ? Cherchant à rompre définitivement avec la conception d’une écoute qui serait seulement l’audition, la pure réception passive, Peter Szendy a montré que l’écoute musicale se définit par notre façon de ponctuer ce que l’on entend. Chacun signe son écoute : 

Que puis-je donc faire pour faire écouter cette écoute, la mienne ? Je peux répéter, je peux rejouer quelques mesures en boucle, et je peux dire, redire ce que j’entends. […] Je soulignerais telle phrase, je doublerais telle note, j’écouterais telle mesure pour mettre l’accent sur tel motif, j’imaginerais et je transcrirais peut-être l’orchestre virtuel que j’entends pour qu’il te joue, sous ma direction, l’inflexion exacte de ce moment, dûment préparé et quitté avec art, tel qu’il résonne précisément à mon oreille. Je me ferais adaptateur, transcripteur, orchestrateur, bref, arrangeur, pour signer et consigner mon écoute dans l’œuvre d’un autre6.

L’écoute ainsi distincte de l’audition rejoint la lecture décrite par Proust. Celle-ci pourrait donc être musicale à condition de ne plus la circonscrire à l’audition de sonorités verbales. En lisant, on écouterait comme de la musique. L’essentiel se trouve certainement moins dans un rapprochement du texte avec la musique que dans un rapprochement de l’écoute et de la lecture. 

Secundo, à trop séparer entendre et ne pas entendre, on risque de négliger la puissance du texte et de l’imaginaire. Six mois avant la mort de l’écrivain, un débat épistolaire oppose Flaubert et Tourgueniev sur une scène de L’Education sentimentale, à savoir le tour de chant de Marie Arnoux, que l’on découvre au travers du regard amoureux de Frédéric7. Tourgueniev revient sur la capacité du lecteur à s’imaginer ou non ce passage musical : 

Dans ce diamant il y a pourtant une tache, une seule : c'est la description du chant de Mme Arnoux. 1°) Telle qu'on se la figure – elle devrait chanter autrement et autre chose ; 2°) une voix de contralto ne peut pas chercher ses effets dans des notes hautes, la troisième encore plus haute que les deux premières ; 3°) il aurait fallu préciser musicalement ce qu'elle chante – sans cela l'impression reste vague et même un tout petit peu comique. (TOURGUENIEV 1879 : 741)

D’aucuns pourraient estimer que Tourgueniev prend ici les traits caricaturés du lecteur mélomane, qui donne de pointilleuses leçons de vocabulaire technique et n’envisage pas de musique sans référence. Voici la réponse qu’apporte Flaubert : 

Sans doute, le passage en question n'est pas fort ! Je le trouve même un peu coco. Cependant, une voix de contralto peut faire des effets de haut, témoin l'Alboni ? Et au fond vous me paraissez sévère ?Notez pour me disculper que mon héros n'est pas un musicien, et que mon héroïne est une personne médiocre. (FLAUBERT 1879 : 745)

Flaubert n’a pas adopté, dans le roman, un point de vue mélomane comme l’aurait souhaité Tourgueniev : le passage est écrit depuis l’oreille de son personnage. A côté de sa réponse sur la tessiture des contraltos, qui prouve une certaine maîtrise technique, Flaubert assure donc qu’il a retranscrit l’écoute que fait un amateur d’une chanteuse médiocre, bien plus qu’il n’a décrit la musique depuis un point de vue omniscient et mélomane. Transcrire l’écoute subjective plutôt que la musique objective, telle pourrait être l’alternative de toute représentation littéraire de la musique. L’exemple le plus éloquent en ce sens pourrait être Le Neveu de Rameau. A propos de ce texte qui foisonne de références musicales, plusieurs études portent sur les effets produits par la lecture. Béatrice Didier commente les pantomimes où le Neveu incarne, corps et voix, la musique qu’il a en tête. 

Il n’est pourtant pas absolument sûr que le lecteur n’entende rien, même s’il n’entend pas un air précis, quand il lit : « Je n’ai jamais entendu jouer l’ouverture des Indes galantes ; jamais entendu chanter Profonds abymes du Tenare, Nuit éternelle nuit sans me dire avec douleur : voilà ce que tu ne feras jamais ». Même s’il est incapable de fredonner mentalement l’air (tiré du Temple de la gloire de Rameau), [le lecteur] sait que la musique passe par là dans le texte et il le lit autrement. (DIDIER 1985 : 340)

On envisageait initialement comment le titre d’une œuvre déjà entendue pouvait à lui seul faire percevoir de la musique au lecteur. La lecture a aussi la capacité de faire naître chez le lecteur de la musique sans qu’il y ait nécessairement remémoration d’une œuvre citée. Béatrice Didier détaille encore davantage la stimulation auditive provoquée par la lecture du roman de Diderot :

Le lecteur entend d’abord les sons mêmes des mots qu’il lit […]. Quand il s’agit de dire la musique, il entend encore autre chose, et surtout si, comme dans Le Neveu, il voit en même temps. Il entend une musique qui n’est pas forcément celle à laquelle pensait l’écrivain. A son tour il interprète ou même il invente. […] Jamais deux lecteurs n’auront entendu le même « opéra fabuleux »en lisant Le Neveu de Rameau. (DIDIER 1985 : 345-346)

Pour François Noudelmann, le lecteur idéal du texte de Diderot est au contraire celui qui aurait effectivement la musique dans les oreilles. C’est la raison pour laquelle il vante « l’immense mérite » de l’édition multimédia en ligne8

A lire sans entendre, on oublie en effet que ce texte ne cesse de se référer à des pièces musicales, à des façons de chanter, le neveu de Rameau parodiant continuellement tel bruit, telle voix, tel instrument, telle intonation… […] Une explication abstraite de ces références sonores passe complètement à côté des enjeux esthétiques et sociaux du texte. Faute d’avoir perçu, entendu, compris avec ses oreilles, un lecteur en reste à un savoir superficiel des querelles évoquées.(NOUDELMANN 2019 : 237-238)

Le problème est que c’est précisément sans la musique que le texte devient lui-même… la pantomime d’une musique. Or, dans la fiction, celle-ci ne résonne que dans l’esprit fantasque de Jean-François Rameau. Contrairement au lecteur de l’édition multimédia, le lecteur du livre se trouve donc dans la même position que les spectateurs des divagations du Neveu dans le café de la Régence. La question se pose donc de savoir si l’on ne passerait pas, finalement, « complètement à côté des enjeux du texte » en ayant réellement dans les oreilles ces sons imaginaires.

Les éditeurs se sont assez peu saisis de l’opportunité de faire paraître des livres accompagnés de leur bande originale, y compris depuis l’avènement de la musique dématérialisée par le streaming. C’est sûrement qu’une description musicale n’est guère amenée à être complétée par une musique enregistrée ; pas plus qu’une description visuelle ne devrait s’accompagner d’une illustration voire d’une transposition en film. Les neurosciences ont récemment montré que la musique imaginée ou remémorée déclenche les mêmes réseaux cérébraux qu’une musique réellement entendue9. Toute musique est plus imaginaire qu’on ne le pense, et réciproquement toute musique imaginaire est plus écoutable qu’on ne pourrait le croire. Dans notre intimité auditive, ces délimitations sont incertaines : on ne peut décider où s’interrompt la musique proprement dite et où commence son usage métaphorique ou analogique. L’écoute et la lecture se situent toutes deux sur un continuum qui va de tout entendre à ne rien entendre. De même qu’il existe, selon Pierre Bayard, une infinité de positions entre avoir tout et rien retenu à la lecture d’un livre, de même l’expérience de l’écoute et de la lecture nous déplacent constamment sur cet axe auditif.

Conclusion : entre lecture verbale et simulation perceptive

Il fallait peut-être être tombé dans l’œuvre d’un mélomanophobe comme Flaubert pour en venir à prescrire ce programme anti-mélomane à quatre temps :

Dans un bel article intitulé « Les yeux du théâtre », Jean de Guardia et Marie Parmentier ont développé l’idée que le lecteur d’une pièce de théâtre se livre à une double expérience. Par une « lecture fictionnelle » le lecteur se représente mentalement le personnage, tandis que par une « lecture scénique » on s’imagine le comédien jouant le personnage. « Entre ces deux types purs se dessine un continuum sur lequel se situe toute lecture individuelle, alternance aux proportions variables entre lecture fictionnelle et lecture scénique. » (DE GUARDIA et PARMENTIER 2009 : 140) La lecture des représentations littéraires de la musique pourrait, de la même manière, se situer sur un continuum qui va d’une lecture verbale, qui s’en tient à la compréhension lexicale, à une lecture figurative, catalyseur d’auditions mentales, de simulations perceptives. Bien sûr l’imagerie auditive d’un lecteur n’est pas aussi riche, structurée et durable qu’une musique composée qui parviendrait à ses oreilles. C’est ce que notent aussi les deux auteurs à propos de la lecture scénique du théâtre : « Notre magasin à accessoires mental n’est pas infini, loin s’en faut, nos décorateurs virtuels sont toujours les mêmes et manquent d’imagination, et nous faisons, comme les metteurs en scène réels, avec les moyens du bord et nos finances mentales. » (DE GUARDIA et PARMENTIER 2009 : 144) Aucun lecteur n’improvise mentalement une sonate ou une symphonie à la lecture d’une description littéraire, même si les plus doués peuvent ensuite composer une œuvre d’après leur lecture. Il n’en demeure pas moins que les mélomanes littéraires peuvent se réjouir : la lecture, même sans référence à un répertoire musical existant, peut bien éveiller quelque simulation perceptive. 


Bibliographie

Articles

DE GUARDIA J. et PARMENTIER M., « Les yeux du théâtre. Pour une théorie de la lecture du texte dramatique », Poétique, 2009/2 (n° 158), p. 131-147. URL : https://www.cairn.info/revue-poetique-2009-2-page-131.htm
IMPERIALI C., « La musicalité refusée », dans SOUNAC F. (dir.), « La Mélophobie littéraire », Littératures [En ligne], 66 | 2012, mis en ligne le 26 décembre 2013, consulté le 27 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/litteratures/181
SCHAEFFER J.-M., « De l’imagination à la fiction », dans Vox Poetica, en ligne, 2002, URL : http://www.vox-poetica.org/t/articles/schaeffer.html.
PICARD T., « Correspondance des arts et indicibilité de la musique chez Wackenroder, Tieck et leurs héritiers », dans ERGAL Y.-M. et FINCK M. (dir.), Littérature comparée et correspondance des arts, Presses Universitaires de Strasbourg, 2014, p. 385-396.
TROUVÉ A., « Lire le roman : entre comprendre et percevoir », dans Voir et entendre par le roman. Approches interdisciplinaires de la lecture, n°4, Epure, Collection Approches interdisciplinaires de la lecture, 2010.
VANDIEDONCK D. et DA LAGE-PY É., « Présentation », MEI, no17, « Musique. Interpréter l’écoute », L’Harmattan, 2002, p. 7-13.

Ouvrages

ARROYAS F., La Lecture musico-littéraire, Les Presses de l’Université de Montréal, Espace littéraire, 2001.
DIDIER B., La Musique des Lumières, Presses Universitaires de France, 1985. 
FLAUBERT G., Correspondance, édition établie par Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, t. V.
GRACQ J., En lisant en écrivant, José Corti, 1980.
LYOTARD J.-F., Des dispositifs pulsionnels, Galilée, Débats, 1994.
MACE M., Façons de lire, manières d’être, Gallimard, NRF Essais, 2011.
NOUDELMANN F., Penser avec les oreilles, Voix Libres, Max Milo, 2019.
PROUST M. , Contre Sainte-Beuve, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971. 
SOUNAC F., Modèle musical et composition romanesque. Genèse et visages d'une utopie esthétique, Classiques Garnier, coll. "Perspectives comparatistes", 2014.
STERNE J., Une Histoire de la modernité sonore [2003], La Découverte, coll. La Rue musicale, 2015. 
TOURGUENIEV I, Lettre à Gustave Flaubert, 13 novembre 1879. Dans FLAUBERT G., Correspondance, édition établie par Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, t. V.
VANEL E. , Us & Abus de la terminologie musicale à propos des œuvres de littérature : l'emploi des métaphores musicales dans la critique littéraire de langue française et anglaise entre 1890 et 1940, Thèse de doctorat, Paris IV Sorbonne, soutenue le 8 décembre 2007.
VUONG H., Musiques de roman. Proust, Mann, Joyce, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2003.

 


Note

↑ 1 « Je pense qu’il y a une oreille romanesque comme il y a une oreille musicale : elle est sensible aux rythmes à longue période. Il me semble que Flaubert, par exemple, en était largement pourvu, alors qu’il n’avait pas toujours pour la phrase (malgré le célèbre « gueuloir ») l’oreille qu’on lui prête généralement, et qu’il a trop sensible aux rythmes décoratifs. » GRACQ J., « Entretien avec Jean Roudaut », Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, p. 1224.

↑ 2 SOUNAC F., Modèle musical et composition romanesque. Genèse et visages d'une utopie esthétique, Classiques Garnier, coll. "Perspectives comparatistes", 2014.

↑ 3 « Vous apprendrez tant qu’il est probable que vous ne vous souviendrez de presque rien » écrit par exemple Philippe Lançon dans Libération, le 7 octobre 2015.

↑ 4 « Depuis quelques années, le vocabulaire semble avoir beaucoup changé, comme a changé le sentiment de ce que l’on attend des livres et de ce que les livres attendent de nous. Une perspective esthétique et pragmatique prend sans doute la relève de l’approche globalement sémiotique qui a longtemps prévalu dans les façons de réfléchir à la lecture littéraire ; parallèlement, le mot "interprétation" s’éloigne, au profit d’un vocabulaire souvent plus anthropologique : "pratiques", "gestes" ; on ne s’intéresse plus forcément à propos des livres à des textes à déchiffrer, mais plutôt à des objets esthétiques, inducteurs de conduites – conduites mentales, perceptives, morales, ou sociales. » MACÉ M., « Questions de lecture, entre expérience et appropriations », Fabula-LhT, n° 14, « Pourquoi l'interprétation ?», février 2015, URL : http://www.fabula.org/lht/14/mace.html.

↑ 5 « Une simulation en neurosciences est la réactivation d'états perceptifs sensoriels (vision, audition, toucher, goût, odorat), moteurs (mouvements, postures, gestes, sensations kinesthésiques et proprioceptives), et introspectifs (états mentaux, affects, émotions). Une telle réactivation est dite off-line, car elle se fait en l'absence du stimulus réel ou sans que l'action concernée ne soit effectuée. » BOLENS G., Le Style des gestes. Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, Editions BHMS, 2008, p. 5.

↑ 6 Peter Szendy, Ecoute, op. cit., p. 22.

↑ 7 « Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s'inclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait, ses bras s'écartaient, son cou d'où s'échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens. » L’Education sentimentale [1869], dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021, t. IV, p. 195.

↑ 8 L’édition multimedia du Neveu de Rameau est consultable ici : DIDEROT D., Rameau's Nephew - Le Neveu De Rameau: A Multi-Media Bilingual Edition. Edited by Marian Hobson, 2nd ed., vol. 4, Open Book Publishers, 2016. JSTOR, www.jstor.org/stable/j.ctt1d41cx6. Accessed 27 Apr. 2021.

↑ 9 Voir par exemple une synthèse en anglais sur « l’imagerie mentale auditive » dans HUBBARD T. L., « Auditory Imagery : empirical findings », Psychological Bulletin, Vol. 136, no 2, 2010, p. 302-329. En France, voir notamment les travaux d’Hervé Platel ou encore Nicolas Farrugia.


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482