Publifarum n° 35 - Écritures mélomanes

L’usage de la chanson dans « Les Années » d’Annie Ernaux :  les qualités mémorielles de l’émotion musicale

Pauline Hachette



Abstract

Francese  | Inglese 

Dans le récit Les Années (2008), qu’Annie Ernaux qualifie « d’autobiographie impersonnelle », les souvenirs s’égrènent au gré d’une énonciation entremêlant mémoire individuelle et mémoire collective. Les chansons populaires y occupent une place importante, comme marqueurs de générations mais aussi marqueurs de l’époque s’imprimant à son insu sur une mémoire. Voix du collectif, elles offrent néanmoins une voie singulière pour l’individuation par le jeu des affects et de leur ancrage mémoriel. Cette dialectique se retrouve dans le lien singulier que la chanson, et notamment son inclination à l’itération, entretient avec le sentiment du temps que la narratrice cherche à restituer, celui d’une durée diffuse animée d’une tension dramatique du désir, offrant une alternative au sentiment tragique du temps photographique. L’article, prenant appui sur cette opposition entre photographie et chanson, explore les émotions mémorielles propres à ce genre musical et la façon dont elles sont restituées dans l’écriture de ce récit.


Dans L’usage de la photo (2005), Annie Ernaux écrivait : « Aucune photo ne rend la durée. Elle enferme dans l’instant. La chanson est expansion dans le passé, la photo, finitude. La chanson est le sentiment heureux du temps, la photo son tragique. J’ai souvent pensé qu’on pourrait raconter toute sa vie avec seulement des chansons et des photos » (ERNAUX, 2005 : 135). Si la place de la photographie dans l’écriture de l’auteure s’impose aux yeux de tout lecteur un peu familier de son œuvre, et a du reste été largement étudiée, celle de la chanson, pourtant continue, semble plus discrète. Or, le diptyque qu’Annie Ernaux esquisse dans ces mots nous paraît particulièrement intéressant, en ce que s’y dessinent, au travers de deux formes de récit de soi non purement verbales, deux sentiments du temps antithétiques. 

Quelques années après L’usage de la photo, Annie Ernaux publie Les Années (2008). Quête d’un temps perdu et ressaisi dans sa dimension collective, cette « autobiographie impersonnelle » (2008 : 256) a recours à l’image qui ponctue le texte et se trouve désignée à la fin du récit comme l’une de ses matrices : c’est dans les images mentales d’une mémoire, soutenues ponctuellement par des images physiques personnelles (photographiques ou vidéo), qu’il aura fallu plonger, nous explique la narratrice, afin d’explorer des signes de l’époque. La chanson, elle, ne trouve pas à première vue dans cette activité de remémoration et d’écriture une place aussi forte que ces images.

Pourtant, la présence de chansons, dispersées au milieu d’autres productions culturelles (feuilletons, livres, magazines) ou surnageant parmi les objets et bribes de discours dont est tissé le temps, participe à sa manière singulière, et plus fondamentalement qu’il ne semble à première vue, à la reconstruction et à la restitution d’époques successives, ainsi qu’à l’écriture du moiré des sentiments de la narratrice vis-à-vis à du temps révolu. Si leur présence est quantitativement moins forte et moins génératrice de discours que la photographie, leurs évocations modèlent le récit selon le langage mixte propre à la chanson et à la circulation de cette entité esthétique, enclose dans le temps fini d’airs qui vont et viennent et irriguent de façon diffuse et expansive les pensées des uns et des autres. Les chansons constituent dans ce « récit glissant » (ERNAUX, 2008 : 256) des bulles mémorielles dans lesquelles se joue une dialectique entre émotions collectives et individuelles et où s’ouvre un sentiment de la durée offrant une échappée à la fixité tragique de l’image.

Les relations différentes qu’entretiennent ces deux langages avec le temps révolu disent ainsi la façon dont un passé personnel s’articule à celui des autres, la manière dont une subjectivité se lie aux chaînes d’énonciations qui l’effleurent et la traversent, aux énoncés flottants dans lesquels elle baigne et au travers desquels elle s’individue. À travers ces différentes formes de mémoire se déploient les paradoxes apparents de nos mouvements d’appropriation au sein d’un temps qui nous est toujours étranger.

1. Les émotions de la chanson : la trame du commun et de l’intime

Loin de la faire échapper au prosaïsme du XXe siècle, le récit Les Années fait entendre une chanson populaire moderne qui marque le temps et qui passe, au même titre que la publicité ou une mode vestimentaire. Elle y est ainsi pensée dans cette réception paradoxale qui fait d’elle un produit collectif destiné à une diffusion de masse, fleuron des industries culturelles, sans que cela ne semble entacher l’impression qu’elle est adressée à l’être unique que nous sommes (JULY, 2016). Les mentions de chansons qui parcourent les Années rendent sensibles ces passages affectifs entre le commun et le singulier, entre l’industriel et l’intime, qui tissent une dialectique entre personnel et collectif sur fond de lieux communs.

1.1. S’inscrire sur une toile affective 

Il est dans la nature de la chanson d’accompagner l’activité humaine et d’être appréciée pour des « fins extérieures », bien qu’intrinsèquement liées à ses qualités esthétiques : faire danser et aider au rapprochement des corps dans une fête, dérouler ses lignes le long d’un trajet en voiture, offrir son support à une rêverie personnelle ou à la déambulation fonctionnelle et néanmoins légèrement erratique de l’individu moderne dans un supermarché. Par sa mélodie et par son refrain, elle se mémorise facilement et, épousant la temporalité de ces moments dédiés à une activité parfois très pratique, elle se glisse, à notre insu, dans nos rythmes de vie. La chanson ne constitue pas comme la photo une stase destinée au ressouvenir dont la vocation est d’attester d’un vécu ou d’étayer une mémoire. En tissant ces liens continus, et souvent invisibles, avec le temps prosaïque, la chanson participe des affects qui leur sont attachés, qu’elle s’y loge en harmonie ou qu’elle s’en fasse le contrepoint. L’écriture objectivante et délibérément plate des Années n’amène pas la narratrice à développer les effets de ces chansons sur la conscience de tel ou tel moment. Ils font plutôt l’objet de notations, simples, se succédant souvent de façon parataxique, sur fond d’une toile faite d’affects diffus et labiles dans le présent, mais perceptibles rétrospectivement.

Les airs se condensent ainsi dans les figures de chanteurs qui scandent le temps en modes et lui donnent jalons, forme et teinte. Ils se mêlent aux événements du moment, les épousant ou en devenant des commentaires. Les morts de Brel et Brassens ajoutent, se souvient la narratrice, « à la désolation de l’époque », eux qui, figures de poétiques révolues « orientaient » pourtant toujours. Celle de Joe Dassin, un quasi contemporain, donne leur épaisseur aux années passées, en emmenant soudain « si loin du printemps 75 et de la chute de Saïgon, d’un élan d’espérance auquel l’Été indien était lié » (ERNAUX, 2008 : 182). Le slow de vacances, en soi absent aux préoccupations politiques, se mêle ainsi à une forme d’espoir qui en est tout irriguée, et souligne par là le caractère profondément mixte de nos expériences, faites d’intime et de social, toujours singulières et collectives dans le même temps. Intriquées dans ces expériences et leurs états émotionnels, les chansons s’en font dans le même temps, en tant que discours flottants, des commentaires plus ou moins inattendus.

La chanson est à ce titre prise dans le magma des airs et ritournelles, des génériques de dessins animés, des comptines pour enfants et des slogans publicitaires. Elle épouse le flot épais et hétéroclite déversé par les industries culturelles, avec les affects qu’il charrie et que les énumérations qui ponctuent la narration rappellent à de nombreux endroits. Nous sommes faits de ces échos divers qui se déposent en nous sans que leur sens ne soient bien fixés : « les enfants chantaient à tue-tête à la pêche aux moules moules moules, imitaient les voix de Titi et Gros minet, s’enchantaient de répéter Mammouth écrase les prix, mamie écrase les prouts » (ERNAUX, 2008 : 180).  C’est ainsi, et au milieu de tous ces éclats de voix, que la chanson se glisse dans les interstices de la vie et se diffuse dans une conscience qui enregistre le monde dans son immense bric-à-brac et selon des choix qui lui échappent.

 « Bandes-son de nos existences » (SZENDY, 2008) les chansons habitent et offrent, de façon plus précise, une réflexion sur les lieux collectifs dont nous usons et qui sont eux-mêmes une trame d’affects. L’état d’esprit qui teinte les achats au supermarché, ces lieux « d’émotions rapides et sans pareilles : curiosité, surprise, perplexité, envie, dégoût - de luttes rapides entre les pulsions et la raison » (ERNAUX, 2008 : 249), trouve par exemple en Foule sentimentale son commentaire en même temps que son accompagnement au sens musical. Expériences des plaisirs contradictoires de la société de consommation et des affects liés à la chanson elle-même se mêlent indéfectiblement, tout en offrant la possibilité d’un décentrement du sujet, une sorte de distance critique à soi :

L’acquisition des choses - dont on disait ensuite « ne plus pouvoir se passer » - aimantait de plus en plus la vie. En écoutant la dernière chanson de Souchon, Foule sentimentale, c’était comme si on se contemplait dans cent ans, tels que les gens d’alors nous verraient, et l’on avait l’impression mélancolique de ne pouvoir rien changer de ce qui nous emportait. (ERNAUX, 2008 : 249)

Il semble d’ailleurs que la mention de chansons dans la narration s’estompe à partir des années 90, laissant plus de place aux choses, justement, et à leur règne imparable, donnant à voir l’accélération de la nouveauté matérielle après laquelle on semble condamnés à toujours courir contre son gré.  Tout du long de la vie racontée, les chansons continuent néanmoins de marquer, sur la grande toile du collectif, du commun, avec et contre d’autres individus ou groupes.

1.2. Entre appartenance et distinction générationnelle

Passent Brel et Brassens et arrivent Renaud et Souchon. Les modes de la musique populaire déferlent telles des vagues et les chansons s’impriment ainsi sur une mémoire, comme des discours de l’époque. Ce faisant elles donnent un liant à une génération, dont celle-ci ne prend conscience qu’après coup et qui est fait des styles musicaux en vogue et des aires géographiques de prédilection, de voix typiques ou encore des genres d’arrangement de l’époque. C’est au travers de ces styles que se déploient des émotions d’appartenance générationnelle.

La jeune fille de la fin des années 50 puis des années 60 fait entendre au travers des musiques aimées les aspirations culturelles d’une génération, son avidité pour cet ailleurs fait de jazz, de negro-spirituals et de rock’n roll : « Tout ce qui se chantait en anglais était nimbé de mystérieuse beauté. Dream, love, heart, des mots purs, sans usage pratique, qui donnaient le sentiment d’un au-delà » (ERNAUX, 2008 : 86). La chanson d’enfance est convoquée au même titre que d’autres composants d’une culture populaire et sentimentale de la vie familiale : la table couverte d’une toile cirée grasse où le père fait collation, les lectures (Delly, Confidences), les chansons de Mariano (ERNAUX, 2008 :165). Les questionnements de la « transfuge de classe », et le thème qui lui est attaché de la distinction par les goûts culturels, sont moins forts cependant dans Les Années que dans La Place. Le marqueur générationnel que constitue la musique l’emporte sur le marqueur social, et les émois qui lui sont attachés ont une texture différente : le sentiment de supériorité affiché n’est pas si sûr de soi, le mépris des jeunes pour les vieux est surjoué, les territoires sont répartis sans tension véritable.

Les repas de fête qui scandent le récit sont l’occasion d’exposer ces antagonismes. Dans les années 60, note la narratrice Elvis Presley, Bill Haley, Armstrong, les Platters « incarnaient la modernité, l’avenir, et c’était pour nous, les jeunes, et pour nous seuls, qu’ils chantaient » (ERNAUX, 2008 : 87)La jeune génération se définit contre les « vieux goûts des parents et l’ignorance des péquenots » déclinés dans un triolet : Le pays du sourire, André Claveau et Line Renaud. La génération précédente est identifiée aux chansons patriotiques d’après la Libération, dont la narratrice enregistre la disparition. Les jeunes gens, quant à eux, invités à chanter, prétendent ne pas connaître de chansons en entier, répugnant « farouchement à dévoiler des goûts musicaux [que les parents] ne pouvaient comprendre ». Les émotions musicales, et l’avenir dans lequel elles permettent de se projeter, restent précieuses et assurées, à condition d’être jalousement conservées dans une communauté générationnelle et dérobées au partage et au jugement d’autrui. Les voix mêlées dans la performance de la chanson entonnée ensemble et offerte à un auditoire, mais aussi le silence de ceux qui s’y refusent, scellent ainsi dans les corps, plus fortement encore que par la seule écoute, les communs d’âge. Car, finalement, même ces chansons de distinction et même le retrait participent d’une forme de communion dans la fête. Malgré tout, reconnaît la narratrice, « Les Amants d’un jour donnaient la chair de poule » (ERNAUX, 2008 : 87). Et si elle se souvient de la jeune femme qui se refusait au partage de ces chansons, elle rappelle aussi la communauté effective dont elle mesurait l’existence le lendemain par la négative : « au sentiment de vide qui nous envahissait, on savait que la veille avait été, même si on s’en défendait, un jour de fête » (ERNAUX, 2008 : 88). 

Au sein même de cette jeunesse évoquée comme souvenir, la narratrice fait l’expérience de temporalités gigognes. Elles sont transmises par des chansons qui fondent leur valeur, par rapport à d’autres chansons que la jeune fille aimerait entonner en fin de repas, sur le fait « que d’autres repas et des larmes essuyées avec le coin de la serviette [les] avaient consacrées » (ERNAUX, 2008 : 78). C’est une forme particulière de passage qui s’opère dans ces répétitions : les chansons tels des objets rituels se patinent par leur répétition à l’intérieur d’une vie et d’une vie à l’autre. Le savoir, irrésolu, qu’elles transmettent est sacralisé par les émotions qu’elles suscitent, attestant de l’universel des expériences humaines, de leurs joies et de leurs douleurs. Des chansons viatiques les suscitent et les apaisent, faisant des plaisirs de la douleur même. Plus tard, dans les années 90, une autre génération est apparue, et c’est toujours autour d’un repas familial de fête que les fils trentenaires de la narratrice moquent affectueusement les goûts musicaux, « de chiottes », des parents, en proposant de passer Arthur H (ERNAUX, 2008 : 242). L’affichage des solidarités générationnelles reprend à distance la même tonalité bravache et un peu poseuse qu’aux banquets d’antan.

Au cœur de ce commun générationnel, dont le schéma paraît en outre se répéter, les chansons offrent à se loger aux affects ressentis comme les plus singuliers et aux expériences conçues comme les plus intimes. Là encore la chanson est le lieu d’une tension, cette fois-ci entre l’événement vécu et la norme portée par une chanson réparatrice et paradoxalement vectrice de subjectivation.

1.3. Vers l’émoi intime et l’intensification du présent 

La chanson donne forme à un espace de projection sur lequel se rencontrent les rêves les plus intimes et la vie sociale. Les airs écoutés et repris dans ce lieu du privé que symbolise la chambre promettent ainsi à la narratrice des surboums selon son cœur. Même si les modalités d’écoute, de la radio au tourne-disque tant désiré, puis de l’électrophone au walkman, se font de plus en plus individuelles, intensifiant la dimension affective de l’écoute, la scène sociale continue d’exister dans l’imaginaire de la narratrice.

La chanson romantique berce, selon ce mélange d’intime et de social, l’adolescence de celle qui « n’est que sentiment » (ERNAUX, 2000 : 90) et fait ses devoirs sur fond de chansons du poste de radio dont elle écrit les paroles dans un carnet qui l’accompagne le jour durant. Elle imagine l’ombre de l’inconnu qu’elle rencontrera, comme dans Un jour tu verras, la chanson de Mouloudji (ERNAUX, 2000 : 90). Toute la stéréotypie de la chanson sentimentale se donne à entendre, crûment, dans cette jonction du plus personnel au plus universel, dans cet impersonnel apparent de l’expérience commune à toutes et qui n’en consonne pas moins avec le plus intime de chacune. Par les rêveries brumeuses et mélancoliques qu’elle suscite, la chanson d’amour et son énonciation hypersubjective en même temps que dépersonnalisée – car écoutée de façon répétée et fredonnée par tous – participent à la construction d’une image de soi, d’un devenir femme ou d’un devenir amoureuse. Et si les scénarios de la chanson sont indéniablement des parangons de clichés, sur les rôles des femmes et des hommes ou sur la forme du sentiment amoureux, l’expérience de soi qui résulte du passage de ce je en formation dans leurs énoncés, leurs rythmes et leurs mélodies, offre une forme d’individuation unique.

La chanson se prête facilement à nos projections intimes en raison de sa nature « simple » et elliptique, avance Joël July1. Elle porte sur un petit moment, ouvert sur une perspective temporelle que l’auditeur est amené à étoffer en y apportant des référents tirés de son propre vécu. Récit troué, tramé d’un discours évidé qu'elle saccade et précipite par ses fréquentes énumérations et son recours au crescendo, elle vit par nos comblements (JULY, 2016 : 263). Nous suppléons à ses lacunes par les expériences que nous lui prêtons, fussent-elles largement importées d’ailleurs. Mais cette chanson nourrie de notre imaginaire permet également, à l’inverse, de recouvrir un réel brutal et déceptif, de le réécrire. C’est une chanson d’amour qui « enveloppe de mélancolie le souvenir d’un dépucelage raté » (ERNAUX, 2008 : 100) et ses mots humiliants, c’est elle qui offre une réparation à la honte sexuelle qui ne cesse de menacer les filles. 

Sur les mots qu’on aurait voulu oublier aussitôt après les avoir entendus, prends ma queue suce-moi, il fallait mettre ceux d’une chanson d’amour, c’était hier ce matin, là, c’était hier et c’est loin déjà, embellir, construire la fiction de « la première fois » sur le mode sentimental. (ERNAUX, 2008 : 100) 

Les mots de la chanson d’amour viennent biffer sans les effacer les mots qui résonnent encore dans la mémoire de la narratrice. La chanson offre à la mémoire une voie pour « se déshumilier » (ERNAUX, 2008 : 256), car elle permet de se réapproprier ce qui a été vécu dans la sidération, dans la fixation d’un présent sans sens accessible. L’épisode qui se voit doté de sens dans l’après coup, fût-ce par un récit stéréotypé plaqué sur le trou béant d’un réel décevant, maintient côte à côte les deux énoncés du désir de l’autre. Le réel brut devient expérience dans cette tension irrésolue, par cette dialectique entre un récit que le vécu ne rejoint pas et l’événement lui-même, intégré par ces mots chantés à un récit de soi appropriable parce qu’il est justement la propriété de tous.

Dans un texte intitulé « C’est extra », Annie Ernaux, cherchant ce que serait sa « playlist d’amour et de mort », évoque les chansons d’amour « aux rimes éculées » – « Histoire d’un amour » de Dalida, « Mon Dieu » de Piaf – par ces mots : « Il faut cette grande banalité, cette absence d’analyse, pour soutenir et embellir le désir amoureux, nous fondre dans la foule des croyants de l’amour » (ERNAUX, 2012 : 53)Elle revient justement à « Un jour tu verras » de Mouloudji et souligne cette fois l’infinie mélancolie de cette chanson, « grise comme cette place dont les pavés sont doux » et dans laquelle la rencontre s’estompe déjà « dans la brume des choses perdues » (ERNAUX, 2012 : 53). L’intensité première de la chanson se fait, dans le ressouvenir, diffuse plus que poignante et enveloppe de son sfumato le sentiment même de l’oubli.

Au nœud de cette vie intime et de l’appartenance à un temps commun, on trouve dans Les Années ce renversement tel que le décrit la narratrice, alors femme d’âge mûr, sur la plage de Trouville en 1999, en évoquant une relation amoureuse qui l’ennuie mais qu’elle perpétue, expliquant que l’on a un amant, même agaçant, pour pouvoir écouter Sea sex and sun et ne pas « se sentir exclue d’un monde de gestes, de désir et de fatigue, être privée d’avenir » (ERNAUX, 2008 : 257). C’est la vie qui, cette fois-ci, tente de suivre la chanson, pour que celle-ci continue de s’adresser à la narratrice et la narratrice à elle, pour que persiste cette illusion d’adresse singulière au cœur d’une diffusion collective.

 La chanson vit de ces réénonciations successives, même intérieures. Les voix s’y logent, emplissent de leur propre désir celui qu’énonce la chanson, le font perdurer dans le même temps qu’elles se l’approprient. L’intime et le commun s’articulent dans ce va-et-vient qui les rend inextricables et dans lesquelles se savoure un certain sentiment de soi, fait de singularité et d’appartenance partagée, et ouvrant sur une ressaisie du temps en mouvement. Cette saisie se marie aussi à une expérience du temps propre à la forme chanson, à sa temporalité ouverte et désirante qui permet de rendre à l’existence une durée dont l’expérience reste difficile.

2. La vie rendue à sa durée par la chanson

Ce que le diptyque chanson et photographie permet d’appréhender de façon particulièrement sensible, c’est en effet la différence de perception du temps passé, tel que restitué par ces deux supports et tel que peut le retranscrire l’écriture de soi. La singularité de l’émotion musicale se note ainsi dans la différence entre la description minutieuse et indicielle des photographies qui scandent la narration et l’évocation des chansons saisies dans leur persistance mémorielle. Apparaissant, telles des babouchkas, comme des souvenirs dans les souvenirs, réinterprétées par une mémoire en mouvement ou ressurgissant nimbées de la douceur de l’éloignement, elles interrogent certaines qualités du devenir de l’émotion dans la remémoration musicale. Elles trouvent peut-être ainsi une contrepartie à l’immatérialité du son – certes transcriptible et gravable, mais tout de même fondamentalement destiné à s’envoler– comparé à l’image faite, « prise ». 

2.1. Temps fixe et temps mouvement 

Dans L’usage de la photo, Annie Ernaux et Marc Marie photographient, après-coup, les habits abandonnés dans la ferveur du désir amoureux. Habits-trace, « dépouilles d’une fête lointaine » ERNAUX, 2005 : 10), ces vestiges du désir entretiennent un rapport étroit avec la mort. Le « je me souviens que j’ai désiré » s’y conjugue avec le memento mori, attaché à la fixation photographique et ici rehaussé des circonstances de cette relation amoureuse, marquée par le cancer du sein de la narratrice. Alors que plane la menace d’une disparition proche de son propre corps, les deux protagonistes de ces scènes amoureuses fixent l’empreinte d’un instant unique, déjà terminé. La mélancolie de la photographie, si clairement évoquée par Barthes dans La Chambre claire – rappeler que ce qui fut, que l’on voit ici, ne sera jamais plus – s’ajoute à celle d’un moment déjà absenté, saisi alors qu’il est déjà irrémédiablement perdu. Les photographies égrenées dans Les Années n’ont pas un tel caractère tragique. Elles scandent des périodes de vie et constituent des marqueurs dans le flux de celle-ci. La mort n’y rôde pas si explicitement. Pourtant, le rapport au temps qui s’instaure dans leur lecture a une texture identique et donne lieu à une écriture similaire. L’image constitue une station dans l’existence du sujet qui a été placé devant elle et dont elle dit : « Ça-a-été ». J’inclus dans mon observation ce temps arrêté devant l’objectif, si bref qu’il ait été, note Barthes. Il atteste que le sujet a été, mais en portant ce réel vers le passé, rappelle qu’il n’est plus (BARTHES, 1980 : 858).

Marquant les époques, les descriptions de photographies de la narratrice à différents âges se signalent par leur neutralité. L’imparfait évocateur du récit laisse place à un présent froid, le vocabulaire y est factuel et ne tend à aucune généralisation (« elle pose dans une cour ouverte sur la rue, devant une remise basse, à la porte rafistolée »). Tout comme le fait la photographie, la description colle à ce référent que Barthes qualifie, dans le cas de la photo, de « chose exorbitée » (BARTHES, 1980 : 863). La narratrice, ce sujet immobilisé, y est regardée par elle-même, comme une étrangère, scrutée du dehors en quête d’indices du temps écoulé entre deux photos ou d’indices de l’époque. Elle se lit et se voit comme signe : « La dissemblance avec la photo dans le jardin de l’école est frappante. En dehors des pommettes et de la forme des seins, plus développés, rien ne rappelle la fille d’il y a deux ans avec ses lunettes » (ERNAUX, 2008 : 89).  La photo donne lieu à des interprétations, le hors champ y est interrogé. Mais elle ramène toujours à une sorte de tautologie : elle dit « le Particulier absolu », le tahata bouddhique, « le fait d’être tel, d’être ainsi » (BARTHES, 1980 : 792). Et la comparaison entre deux images du sujet saisi dans sa contingence fait surgir un temps sans continuité, où ne prend corps ni sentiment de soi ni durée.  

Cette évocation contraste avec celle des chansons et de leur effet liquide et intense à la fois. Temps mouvement et non fixe, la chanson oppose aux stases de la photographie son émotion diffuse, elle qui « nimbe » le moment vécu mais aussi son ressouvenir (ERNAUX, 2008 : 86). La chanson se refuse à rester extérieure au corps, elle le baigne comme une odeur ou le remplit et ressurgit du souvenir par cette sensation même. La narratrice rappelle cette adolescence où elle faisait une « orgie du même disque, comme une drogue qui emportait la tête, éclatait le corps » jusqu’à « l’écœurement » (ERNAUX, 2008 : 79). La chanson court dans les veines et gorge le présent d’affect (« elle n’était que sentiment » dit la narratrice de son moi adolescent) par sa forme et par le principe d’itération qui lui est constitutif. On plonge en elle ou on l’incorpore et on ressent dans son propre corps l’expansion de ses mélodies. Elle intensifie le présent, lui donne des harmoniques auxquelles la photo reste étrangère. Son effet est d’ailleurs également distinct de la tension narrative et de ses émotions, mises à l’honneur sous différentes formes (romans, séries) dans notre société accélérationniste, comme le soulignent Joël July et Stéphane Chaudier. La corde sur laquelle elle joue n’est ni le suspense ni la surprise, elle « ne transforme pas le temps en excitation mais en émotion poignante ». Elle vise « l’intensification de la vie » (CHAUDIER, JULY, 2019)

Affects et chansons sont ainsi pensés à partir d’un même imaginaire hydraulique de la saturation et du débordement et les modalités d’écoute de la musique, de plus en plus solitaires et intérieures, contribuent à cette absorption de et par la musique. Les débuts de la musique comme flux sont évoqués par la narratrice dès les années 80 avec le CD qui n’oblige pas à se lever pour changer de face, note-t-elle, et permet de passer une soirée à baigner dans la musique, sans que le mouvement corporel ne fasse éclater cette bulle. Cette fluidité ne fait que s’accentuer avec l’usage du walkman et la musique qui coule par le conduit auditif directement en soi : « la musique pénétrait pour la première fois le corps, on pouvait vivre en elle, muré au monde » (ERNAUX, 2008 : 192). 

L’enregistrement de la chanson populaire moderne et les modalités d’écoute qu’il permet -–voire dicte – contiennent en eux-mêmes la promesse de retenir le passé, de l’empêcher de disparaître, mais différemment de la photo : en lui offrant une résurrection temporaire et en produisant une expérience proche de l’expérience d’écoute originelle des voix passées. La pop, en tant que musique enregistrée, flirte ainsi perpétuellement avec une forme de nostalgie. À ses racines, souligne Agnès Gayraud, on trouve une quête d’authenticité inscrite dans la volonté de se nourrir à la source de musiques populaires d’« avant » le monde industriel, moderne. La « rétromania » (REYNOLDS, 2010) lui est consubstantielle et c’est en elle que s’articule un pan important du lien entre musique et états émotionnels, la phonographie permettant, selon Christian Bethune, « la capitalisation d’une banque d’émotions convocables à n’importe quel moment par l’auditeur qui construira ainsi un dispositif de production émotionnelle de soi » (cité par GAYRAUD, 2018 : 226). De ce répertoire affectif porté par les va-et-vient de la chanson naît une possible ressaisie de soi dans l’épaisseur d’une durée.

La musique est un art du temps, à la différence de l’image fixe. Elle se déploie dans une durée et son expérience est successive. Même dans la fulgurance des retrouvailles avec un air, la chanson épouse, par ses rythmes, ses séquences alternées de couplets et refrains, ses lignes mélodiques, le mouvement du temps et invite à suivre le déroulement d’un devenir sonore. Elle offre ce même déroulé qui emporte dans un flux, quand elle revient. « La chanson, comme une madeleine annuelle, continue de porter en elle les harmoniques du temps vécu » écrit Antoine Compagnon, rappelant l’évocation par Annie Ernaux dans L’usage de la photo de la chanson « Duerme negrito » qui « reste gravée dans la tête comme un air qui obsède, qui ne demande qu’à être réécouté. Il suffit de prononcer son nom pour que la mélodie et les paroles vous remontent intactes à la surface de la mémoire » (COMPAGNON, 2009).

À l’écriture descriptive de la photographie répond donc l’écriture évocatrice de la chanson, qui trouve écho dans l’imparfait, duratif et diffus, qui domine Les Années. Et c’est ainsi que la chanson apporte moins la réminiscence d’un moment particulier auquel elle est associée, que le sentiment de la durée et sa tonalité majeure, une sorte de Stimmung :

Il suffit que j’entende l’une [une chanson] d’entre elles par hasard dans un centre commercial, un salon de coiffure pour me retrouver transportée, non dans un jour précis, mais dans une durée où les variations du ciel et de la température, la diversité des événements du monde, la répétition des parcours et des actes quotidiens, du petit déjeuner à l’attente sur les quais du métro, se sont fondus, comme dans un roman, en une longue et unique journée, froide ou brûlante, sombre ou lumineuse, colorée d’un seule sensation, celle de bonheur ou de malheur. (ERNAUX, 2005 : 135)

La chanson ramène un temps qui n’a jamais vraiment existé tel quel, mais prend la forme d’une synthèse, à la fois familière et originale. Elle fait ainsi toucher un régime temporel autre que le simple temps révolu. Elle rend au souvenir sa texture, bien moins précise et nette que le substantif « un souvenir » ne le laisse entendre, une sorte de souvenance impressive, faite de ce que nous vivons consciemment et de ce à quoi nous réagissons, mais aussi de tout ce qui s’imprime en nous, de façon inaperçue, et qui bien souvent fait la texture étrange de nos rêves. 

Cette matérialité particulière du temps, composée de sensations et de formes à la fois confuses et bien identifiables affectivement, fait le fond de ce « récit glissant dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure, jusqu’à la dernière image d’une vie » (ERNAUX, 2008 : 256) que constitue Les Années. C’est la toile de fond aux notations précises, objectivées et factuelles qui la brodent. Et la forme chanson consonne avec ce sentiment confus de la durée, tressé d’une dialectique entre une forme fermée qui offre en apparence une maîtrise sur le temps et le mouvement d’un désir toujours reconduit.

2.2.  Temps clos et désir ouvert

Les mentions de chansons qui parsèment Les Années rappellent que cette forme musicale se manifeste sous la forme de petits morceaux, de petits éclats de temps incrustés dans une vie. Les chansons, de par leur forme et leur tendance à la réitération qui en fait des « machines à répétition » (SZENDY, 2008), y constituent des moments suspendus, hors le déroulement de la temporalité « glissante », pour rependre l’adjectif qu’Annie Ernaux accole à son récit.

Sorte de « temps miniaturisé » (CHAUDIER, JULY, 2019 : 261), bref et convocable à merci sur lequel nous pouvons nous assurer une maîtrise, la chanson a en effet quelque chose d’un temps bobine qui nous permet, tel l’enfant rejouant la séparation d’avec la mère en lançant et faisant revenir son jouet (fort-da), de faire l’expérience de l’émergence et de la fin, de l’adieu et du retour. Elle déjoue la linéarité temporelle par sa capacité à revenir et à nous le susurrer (SZENDY, 2008). Dans ses thèmes et sa structure, elle manipule le temps court pour l’ouvrir sur autre chose. Joël July parle ainsi de la chanson comme d’une « œuvre de finitude » non seulement en raison de sa durée mais aussi de son goût pour « l’instantané qu'elle prolonge avec le vœu pieux de l'éterniser » et de ses jeux avec le lacunaire déjà évoqués.

Ce faisant la chanson suscite en nous une émotion mémorielle singulière, faite de puissance et de fragilité. La disponibilité émotionnelle de la chanson, susceptible d’être répétée à l’envi comme le décrit la narratrice à propos des « orgies » musicales de son adolescence, peut la rendre « écœurante » (ERNAUX, 2008 : 79). Mais avant d’en arriver à cette potentielle saturation, ce qu’éprouve l’auditeur, c’est un plaisir qui le comble tout « en le rendant simultanément insatiable » (GAYRAUD, 2018 : 356). Agnès Gayraud fait d’ailleurs remarquer à ce propos combien la musique pop relève d’un autre régime de satisfaction et de plaisir que celui de la consommation culinaire, qui lui sert pourtant souvent de comparant. À la nourriture qui rassasie, la philosophe oppose le désir compulsif de répétition suscité par le tube, idéal de la chanson pop : « le hit a le dessein de susciter le désir de le réécouter, d’où l’addiction, dépendance souvent évoquée par les chansons elles-mêmes » (GAYRAUD2018 : 386). La narratrice des Années évoque explicitement cette drogue qui « emportait la tête, éclatait le corps ».

  C’est pourquoi, malgré la maîtrise sur le temps que sa forme close semble lui accorder, la chanson reste toujours ouverte. On n’en finit pas avec le désir dans la chanson, parce que justement elle extrait du temps et nous met face à un désir nu, compulsif, revenant, jamais résolu. Annie Ernaux l’évoque avec une grande acuité en comparant, dans Le Journal du dehors, les registres de plaisir esthétiques de la lecture et de l’écoute d’une chanson pop : 

À l’hypermarché Leclerc, au milieu des courses, j’entends Voyage. Je me demande si mon émotion, mon plaisir, cette angoisse que la chanson finisse, ont quelque chose de commun avec l’impression violente que m’ont fait des livres, comme Le Bel été de Pavese ou Sanctuaire. L’émotion provoquée par la chanson de Desireless est aiguë, presque douloureuse, une insatisfaction que la répétition ne comble pas (autrefois j’écoutais un disque trois, cinq, dix fois de suite, attendant une chose qui n’arrivait jamais). Il y a plus de délivrance dans un livre, d’échappée, de résolution du désir. On ne sort pas du désir dans la chanson […]. (ERNAUX, 1993, 62) 

C’est, pour l’auteure du Journal du dehors, de la pauvreté même de la chanson dont on ne saisit, parfois, qu’une simple ligne mélodique, que naît sa capacité à faire affluer toute une période de vie passée, sa capacité à lui faire retrouver la fille qu’elle était « en entendant trente ans après,  I’m just another dancing partner , alors que la richesse et la beauté du Bel été, de la Recherche du temps perdu, relus deux trois fois, ne [lui] redonnent jamais [sa] vie ». La dépossession antérieure, dont témoigne le sentiment qu’un air connu lui restitue sa propre vie, est une des formes de l’oubli des différents états de soi dont est faite une vie. Ces états de soi, affectifs, sensibles, ancrés dans leurs circonstances, perdurent au fond de nous, sans être accessibles à la remémoration. La chanson est la clef ouvrant le coffre secret de ces réminiscences. 

Dans son texte « C’est extra », déjà évoqué, Annie Ernaux cherche ce que serait sa « chanson ultime », celle qui, portant « à son point culminant la conscience de la fragilité de ces moments », permet « de jouir à l’extrême d’un présent condamné à s’affaiblir » (ERNAUX, 2012 : 52). Dans son enquête sur les intensités de sa vie, elle se souvient ainsi de la chanson qu’elle écoute, alors qu’elle rejoint son amant, au sortir de l’hôpital où elle a rendu visite à sa mère qui perd la mémoire : « C’est extra ». La montée du désir d’un homme et d’une femme sur un Moody blues, « l’érotisme poétique et somptueux sur une musique envoutante » (ERNAUX, 2012 : 55). Désir et mort à nouveau se jouxtent, s’articulent, s’enlacent et se dissocient. Mais la mort y est présente autrement que dans l’image fixée, elle apparaît comme paroxysme de vie et d’exaltation permettant d’accepter la finitude. Annie Ernaux termine son texte sur une scène du documentaire de Depardon sur un asile de l’île de San Clemente où l’on voit cet homme écouter une chanson et pleurer : « toute la vie d’avant est résumée pour cet homme, ce « fou », dans une chanson. Tout ce qui est perdu » (ERNAUX, 2012 : 56). La puissance de la vie et du désir qui la parcourt se mesure au sentiment de sa perte, tel qu’une chanson aimée le fait toucher : en ranimant le désir lui-même.

On pense à Marguerite Duras, quand elle évoque dans Yann Andrea Steiner le déchirement de « Capri, c’est fini », « la plus belle chanson d’amour » (DURAS, 1992 : 66). Elle fait, elle aussi, d’une chanson le lieu de cette expérience de la plus haute intensité et de sa fin, de la terre qui tourne et emporte comme le flux de la vie, les moments animés du plus fort désir, capsules d’intensité encloses dans le passé, que l’on ne peut guère retrouver que par la grâce du retour d’une chanson gonflée du désir venu s’y loger alors. Cette capacité d’accueil de la chanson s’oppose là encore aux images photographiques mais aussi mentales du passé, froides et silencieuse : « Dans la pauvreté de mémoire nécessaire à 16 ans pour agir et exister, elle voit son enfance comme une espèce de film muet en couleurs » (ERNAUX, 2008 : 91). Décidément plus dramatique que tragique, la chanson est le lieu des tensions et d’une vie qui persiste envers et contre tout. 

C’est à ce désir abrité par la musique que semble se rattacher la narratrice en faisant en sorte de ne pas être exclue de Sea sex and sun. Dans la finitude répétée de la chanson circule un désir ouvert, infini, toujours prêt à reprendre. En somme la forme même du désir, y compris dans son astreignante pulsion vitale. La chanson épouse de ce point de vue, plus que la photographie, l’écriture en mouvement d’Annie Ernaux, son goût pour les passages. Elle se marie davantage à « l’imparfait continu absolu » des Années, qui rend compte du passage d’un temps commun dans lequel coule un temps singulier. Elle contribue à doter « d’un halo poétique le flux des apparitions/disparitions » (THUMEREL, 2015) qu’accompagne de loin en loin un air. C’est en cela, plus encore qu’en marquant le commun et le temps qui passe, que la présence de la chanson paraît proche du projet scriptural des Années et de l’ambition, derrière l’objectivité affichée de l’énonciation, de restitution complexe des tonalités affectives du temps révolu. 

La chanson entretient un rapport quasi homologique avec le projet des Années. Offrant l’expérience d’une individuation au sein du plus commun, défiant les temps séquencés pour donner accès au sentiment de soi dans la durée et par la sensation, elle consonne avec le projet de déployer une écriture du temps qui a traversé la narratrice à une époque donnée, une écriture « de ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant » (ERNAUX, 2008 : 258). Sous une forme opposée au désir de conservation intact dont émane la pratique photographique, elle ouvre sur une ressaisie du passé cherchant à restituer son épaisseur plutôt que son éloignement, son mouvement toujours actif et ses rythmes désirants plutôt que sa fixité. Elle ouvre aussi la voie à une participation du lecteur qui intègre, elle-même, la durée dont le récit nous offre l’expérience. 


Bibliographie

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CHAUDIER S., JULY J., « La chanson ou l’art d’apprivoiser le temps », in ABBRUGIATI P., CHAUDIER, S., HIRSCHI S., JACONO J.M., JULY J, PRUVOST C. , Cartographier la chanson contemporaine, Actes de la Première Biennale Internationale de la chanson, PUP, 2019, pp.255-272.
COMPAGNON, A., « Désécrire la vie », Critique, Éditions de Minuit, 2009, pp.58-59. ⟨hal-01330350⟩
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ERNAUX, A., L’usage de la photo, Gallimard, Paris, 2005.
ERNAUX, A., Paris, Les Années, Gallimard, Paris, 2008.
ERNAUX, A., « C’est extra », in AUDEGUY S., FOREST Ph., (dir.) Variétés: Littérature et chanson, La Nouvelle Revue Française n° 601, juin 2012, pp. 50-56.
GAYAUD, A. Dialectique de la pop, Paris, La Découverte / Cité de la musique - Philharmonie de Paris, coll. « La rue musicale », 2018. 
JULY J., Chanson. Du collectif à l’intime, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, coll. « Chants Sons », 2016.
JULY J.,  « Sur le style évidé et évident de la chanson" : Le popularisme en chanson. JOLLIN-BERTOCCHI, S. KURTS-WÖSTE, L. et altri (dir.), La Simplicité (Manifestations et enjeux culturels du simple en art), éd. Champion, p. 325-340, 2017, Coll. Bibliothèque de Grammaire et de linguistique, ⟨hal-01973495⟩.
REYNOLDS, S. Rétromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur, trad. par Jean-François Caro, Le Mot et le Reste, 2012 (2011).
SZENDY, P., Tubes, La philosophie dans le Juke-box, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008.
THUMEREL F., « Passage(s) Ernaux », in FORT P.-L., HOUDART-MEROT V., Annie Ernaux : un engagement d’écriture, Presses Sorbonne nouvelle, Paris, 2015.


Note

↑ 1J. July, « Sur le style évidé et évident de la chanson », https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01973495/document.


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482