Publifarum n° 35 - Écritures mélomanes

Bande-son: Tanguy Viel et la musique

Catherine Haman



Abstract

Francese  | Inglese 

Cet article réfléchit à la part occupée par la musique dans l’univers romanesque de Tanguy Viel, en analysant plus précisément deux oeuvres, Le Black Note et La disparition de Jim Sullivan. Ces deux romans, très différents dans leur facture et dans leur démarche, offrent cependant une vision assez semblable de la fonction de celle-ci dans un univers littéraire que l’on sait très intermédial.


Introduction

Bien que quelques tentatives expérimentales aient été engagées en ce sens, l’idée de musique silencieuse relève clairement du paradoxe. Et pourtant l’idée d’une présence/absence musicale, d’une présence silencieuse de la musique dans le texte – tout comme, du reste, du texte dans la musique –, n’est pas nouvelle. C’est à cela que je projette à mon tour de réfléchir, à propos de deux romans de Tanguy Viel, Le Black Note1 et La Disparition de Jim Sullivan2. La dimension intermédiale de l’œuvre de ce romancier n’est plus à démontrer, même s’il est davantage connu pour l’usage qu’il fait du cinéma, allant jusqu’à, dans un roman justement nommé Cinéma, raconter Sleuth-Le Limier de Mankiewicz quasiment plan par plan, dans une forme assez singulière de novellisation. Je souhaite ici interroger ses relations à la musique. En effet, Le Black Note relate les relations erratiques d’un petit groupe de musiciens fédérés autour de l’amour du jazz, et plus précisément de la musique de John Coltrane. La Disparition de Jim Sullivan suit les tribulations d’un professeur d’université à la dérive, tribulations que les accents folks de chansons de Jim Sullivan bercent de bout en bout, comme une bande-son qui viendrait scander et souligner l’avancée de l’intrigue et les sentiments des personnages. L’on sait que ce second roman se présente comme une tentative d’écriture, par un romancier français, d’un roman américain, et que l’oeuvre est tout entière empreinte d’intertextualité, de métatextualité, et de dialogue (tout comme Cinéma dialogue avec Manckiewicz) implicite avec de grands écrivains américains3. Mais il s’agit aussi et surtout, bien sûr, d’un roman écrit par Tanguy Viel, qui, reprenant certains standards et autres clichés du roman américain, les colore de sa propre vision – ce qui permet à l’œuvre d’échapper au seul exercice de style – et l’on retrouve  partout (y compris dans ce parti-pris de confrontation à des œuvres antérieures), son atmosphère, ses intonations propres, et une certaine relation à l’univers musical.

Les couples réalisateur/musicien sont légion, d’Alfred Hitchkock/Bernard Hermann à Tim Burton/Danny Elfman, en passant par François Truffaut/Georges Delerue ou encore Federico Fellini/Nino Rota. Tanguy Viel semble à son tour chercher à assurer à ses œuvres romanesques un accompagnement musical virtuel susceptible de leur conférer une inflexion particulière.

Nous étudierons comment la musique tient lieu de véritable religion dans ces deux œuvres;  nous verrons ensuite qu’elle figure par cela un idéal de création impossible à atteindre. Enfin, nous nous demanderons comment ces deux romans disent quelque chose du lien contemporain à la musique, de la façon dont elle accompagne et ponctue nos émotions.

 1. Idoles et idolâtres: la musique comme religion 

1.1. Rituels

Le terme ecclésia, dont église provient, signifie « assemblée »; l’activité religieuse relève donc, dans cet esprit, d’une socialisation dans une même communauté de valeur. Et c’est bien à cela que l’on a affaire dans le Black Note : une communauté se livre au culte du jazz dans un lieu isolé, une sorte de temple, qu’elle a investi. Des rituels nocturnes se succèdent dans la cave : il s’agit d’y faire revivre les standards de John Coltrane. Ce jazzman n’a sans doute pas été choisi au hasard, lui qui concevait sa musique comme une quête spirituelle. Son jeu virtuose consistait à enchaîner une kyrielle de notes à une vitesse prodigieuse, dans une course éperdue vers un terme qui semblait reculer à mesure devant lui. C’est un créateur « hanté », qui poursuit un absolu qu'il sait inaccessible. Parallèlement Jim Sullivan, musicien folk disparu mystérieusement dans le désert du Nouveau-Mexique en 1975, est, si l’on en juge par ses textes, dont l’un fait explicitement référence au Christ, un mystique en quête d’un accès à un autre monde. Comme celui du Christ, son corps a disparu, ravi selon certains vers une planète inconnue. La mort a élevé, pour les personnages des romans, Coltrane et Sullivan au rang d’icônes. L’aura de leur performance hic et nunc, pour reprendre les termes de Walter Benjamin4, est définitivement inaccessible, mais leurs idolâtres communient dans l’écoute de disques qui  ménagent une forme de transsubstantiation. 

Dans Le Black Note, le mode de vie est quasi monastique : les personnages vivent reclus, dans un lieu écarté, la journée et surtout la nuit sont rythmées par la célébration de Coltrane. La ferveur musicale y mène à l’oubli de soi : « On peut s’oublier soi-même pour de vrai, et finir comme un souffle infini dans l’instrument.», constate le narrateur (BN : 104). Paul, le leader, prêche beaucoup. Prêches qui soulignent régulièrement la nécessaire part, pour lui, de religiosité dans le lien aux grands musiciens. On sait du reste qu’il y a une corrélation étroite entre le jazz et la technique orale du preaching, en raison de sa naissance dérivée du gospel. Sacré et musique sont ici indissociables, quoi qu’Adorno ait pu dire de la désacralisation de l’art à l’ère du jazz, même si, cependant, cette dimension sacrée, est ici, on le verra, considérée avec ambivalence.

Dwayne Koster offre quant à lui plutôt l’image, dans La Disparition de Jim Sullivan, d’un ermite retranché du monde, cloîtré dans sa Dodge, écoutant en boucle les albums de son idole. Il aspire à faire retraite dans le désert, sur ses traces, « se promettant qu’un jour il irait là-bas, au nouveau Mexique, comme en pèlerinage se recueillir dans le désert, non pas sur la tombe de Jim puisqu’il n’avait pas été enterré, mais dans la région de son ravissement, si du moins c’était ça qui s’était passé » (BN : 44). Le terme « ravissement » suggère parfaitement la dimension mystique du lien. Il convient également de préciser que Dwayne a écrit une thèse sur Moby Dick, et qu’il rappelle souvent, enfermé dans sa voiture, sillonnant les grands espaces, Achab sur son baleinier, engagé jusqu’à la mort dans sa quête de l’objet perdu. Moby, c’est ici Jim Sullivan, la haute mer se voit remplacée par l’immensité du désert, et Dwayne ne parvient pas plus à se détacher de l’ombre de Jim Sullivan qu’Achab de celle de la baleine.

La passion pour certains musiciens, telle une religion profane, suppose ses objets sacrés et ses reliques: les albums du chanteur folk défunt, vénérés par Dwayne Koster de façon monomaniaque, véritable bande-son du roman. Un saxophone aussi, qui aurait appartenu au divin Coltrane : ;

Mais aussi Paul, il jouait avec un saxophone qui avait appartenu à John Coltrane, c’est ce qu’il nous disait, le dernier saxophone dans lequel Coltrane avait soufflé, il disait : non pas une réplique ou une imitation, mais celui-là même avec lequel John a enregistré ses derniers albums et ses derniers concerts, avec le même saxophone. (BN : 22-23)

Dans Be Bop5 de Christian Gailly, Basile Lorettu, déjà, rêvait d’être Charlie Parker.  Dans L’Occupation américaine, Patrick est un temps fasciné par ce même saxophoniste ; dans Le Black Note, l’absolu est incarné par Coltrane et ses musiciens, que le petit groupe aspire à ressusciter. Paul tient lieu, on l’a dit, lieu de prophète, se prétendant même à l’occasion capable de changer l’eau en vin (BN : 39), et se livre à ce que le narrateur nomme ironiquement, pour en souligner la double vanité, des « prophétie[s] de langage » (BN :  41). C’est en effet un musicien qui ne sait que parler, il conviendra d’y revenir, qui substitue les mots aux notes, des mots qui le consacrent comme un grand musicien : « je me fous de mon avenir parce que je le connais déjà (…) nous sommes le quartette de jazz de la prochaine décennie, nous sommes immortels » (BN : 69). A son instigation, tous abandonnent leur prénom, au profit de ceux des idoles : John (pour Coltrane), Elvin (pour Jones), Jimmy (pour Garrisson). 

Comme un disciple qui suit le maître, Dwayne reproduit de son côté, symboliquement et matériellement, la trajectoire de Jim Sullivan, tout en se laissant bercer par ses accents folks : « Et Dwayne a enclenché le disque de Jim Sullivan dans la platine de l’autoradio. Et il se disait qu’il serait bientôt là-bas, dans le désert craquelé » (DJS : 150). Alors qu’il va disparaître, un Sullivan christique vient symboliquement le chercher : « Dwayne voit une ombre s’approcher (…), c’est Jim Sullivan qui lui sourit et lui tend la main. Et Jim lui dit qu’il peut venir là-bas, avec lui dans le désert, que là où il est, loin très loin, il y a de la place pour lui » (DJS : 153).

Tanguy Viel a publié un récit de la vie du Christ, Cet homme-là6, récit où, sur un ton amusé, voire ironique, mais empreint aussi d’une fausse naïveté enfantine, d’un goût pour le légendaire, il témoigne de l’intérêt porté aux relations de fascination, de maître à disciple. C’est ce type de lien qui se joue aussi, sur un versant profane, dans les deux romans évoqués, entre les auditeurs fervents et leurs grands modèles, car ce lien est emblématique de son univers romanesque.  Très souvent dans son œuvre, un personnage peine à échapper à l’emprise d’une figure dominante.

Chez Tanguy Viel, la musique, comme le cinéma, permet de fuir, de se dissoudre dans un autre monde. Cette échappée vers un ailleurs plus enviable revêt systématiquement une coloration passionnelle, terme à entendre dans toute sa polysémie, car cette ferveur musicale est toujours douloureuse dans son aporie :  jamais on ne devient Coltrane, jamais on ne retrouvera vraiment Jim Sullivan. « Toute musique a pour idée la forme du Nom divin »7, dit Adorno. Cette affirmation vaut à sa manière et quoi qu’il en ait, pour les pathétiques junkies de la maison de l’île, adorateurs de Coltrane. Tout médiocres et ridicules soient-ils, ils sont en quête d’absolu, en quête d’un recours. Cette quête d’un monde meilleur se couple dans Le Black Note avec l’usage de paradis artificiels, vecteurs eux aussi d’évasion. Symptomatiquement, la drogue consommée par la petite communauté du Black Note est de l’héroïne. L’objet est d’héroïser le réel, quel qu’en soit le biais. N’utilise-t-on pas le terme high en anglais ? Drogue et musique exercent en cela la même fonction d’élévation de soi, la drogue venant remédier au manque d’énergie à jouer : « On jouait du jazz la nuit, on ne prenait presque rien à l’époque », relate le narrateur du Black note (BN : 19). L’héroïne vient se substituer aux concerts quand l’énergie et la foi retombent. D’une addiction l’autre, d’un ascendant l’autre. Car l’extinction progressive du son, l’atonie, menacent, dans un à bout de souffle qui place ces œuvres, notamment Le Black Note, dans le prolongement des romans beckettiens. La Disparition de Jim Sullivan se clôt semblablement sur l’effacement et le silence.

Ecouter Coltrane ou Sullivan, se shooter à l’héroïne, relèvent de la même nécessité, fuir cette vallée de larmes. Les personnages des deux romans sont en crise, et la musique participe du salut, ou du moins de la consolation. Jim Sullivan lui-même était parti à Nashville, sorte de paradis de la musique folk, pour être enfin entendu, avant que son corps ne soit, étape ultime, ravi dans le désert.

1.2. La musique comme réparation et comme rédemption

Cette passion fervente pour ces musiques venues d’outre-Atlantique s’associe à un besoin de rédemption, ou, à défaut, de réparation : Paul, prophète illuminé de l’île, le clame sur un ton mélodramatique : « Rétablir une justice dans l’ordre saccagé des choses : se construire une scène ouverte dans la cave, et redevenir les meilleurs jazzmen du monde, disait-il, et les hommes les plus sains » (BN : 25). La musique tient lieu de salut. Paul, oracle embrumé de la maison de l’île, noyé dans ses vapeurs d’héroïne, y cherche le rachat et la guérison de l’âme. On ne peut que penser au disque de jazz à la fin de La Nausée, ce « Some of these days » qui console et redonne sens à un univers devenu silencieux et inquiétant.

Jouer du jazz permet de s’immerger dans une bulle matricielle et protectrice : « Alors pour nous trois autour de lui, c’était plein, sans faille, et lumineux partout à l’intérieur ». (BN :24). La fonction de l’écran, du visionnage en boucle, dans Cinéma, de Sleuth dans la pénombre d’un lieu clos, paraît similaire.  L’écran, comme la bulle, exercent une protection, isolent du monde. Dans la Disparition de Jim Sullivan, le dispositif est le même : Dwayne Koster écoute interminablement Jim Sullivan dans sa voiture-bulle et reprend épisodiquement contact avec le monde extérieur en mettant la radio : « la seule chose qui réconfortait Dwayne Koster, c’était de glisser dans l’autoradio son album préféré de Jim Sullivan, et d’écouter en boucle des chansons comme Highways ou UFO » (DJS : 17-18)  ; « Quelquefois là, dans Romeo Street, quelquefois il éjectait le disque de Jim Sullivan et il allumait la radio, comme pour s’obliger à se souvenir que dehors il y avait un monde qui continuait de tourner » (DJS : 25).   

1.3. Le jazz comme nouvelle terre promise

Adorno se méfie de la récupération de l’art par l’industrie de la culture et son mercantilisme. Méfiance qui vise les Etats-Unis, espace emblématique du triomphe de la marchandise. Pour le philosophe allemand, le jazz n’est pas, dans ce contexte, considéré comme un art authentique, une quête d’absolu. Depuis, le jazz s’est imposé pour beaucoup comme un mode de renouvellement des formes, de relativisation des canons esthétiques. Il marque le début d’un intérêt porté à la culture afro-américaine, à la pop culture, à des musiques autres que celles dites savantes, sans qu’elles soient considérées comme relevant purement d’une culture de masse sans âme. Il y a peut-être aussi, dans l’idolâtrie des personnages de Viel, une part de mise à distance à l’égard des modèles classiques. Plusieurs romanciers traduisent cet intérêt nouveau, qui se double plus largement d’une fascination pour les USA, que l’on retrouve explicitée dans le sujet de La Disparition de Jim Sullivan, puisqu’il s’agit de reproduire les standards du roman américain. L’Européocentrisme, la tradition esthétique européenne, se voient mis en perspective. Coltrane est aujourd’hui perçu comme un immense novateur, un éternel expérimentateur. Le folk, d’autre part, est la musique des révoltés et des contestataires américains, et, à partir des années 1960, le symbole de toute une génération protestataire et anticonformiste. Jim Sullivan s’inscrit dans cette filiation. La question qui se pose dans les choix musicaux des deux romans est donc aussi celle de l’héritage. Dans quelle filiation musicale et romanesque s’inscrire ? Par cette constante référence au jazz et au folk, Tanguy Viel écarte la musique dite savante de son paysage esthétique, au profit d’un nouveau style et d’un nouveau rythme.

1.4. Idoles inaccessibles

L’objectif essentiel de chacun des marginaux du Black Note est d’être la réincarnation du musicien admiré, de reproduire sa destinée. Idéal impossible : le narrateur commente ainsi les exigences démesurées de Paul : 

Alors je n’ai pas compris pourquoi lui il a voulu qu’on en fasse plus, comme si on n’avait pas brûlé nos nuits assez bien, comme si l’intensité se jouait toujours un ton au-dessus […] (BN : 42).
« On ne jouait pas pour rire, tu comprends, on n’a jamais compris le sens du mot distraction, c’était toujours : travail. Même quand on était brisés à la poudre, il y avait toujours travail qui résistait à sommeil, même quand on se tassait dans les fauteuils, qu’on se momifiait à force de regarder dans le vide : au fond de nous on résistait. (BN : 104)

Cette résistance est une lutte contre le néant. Le silence, la mort, le à bout de souffle, sont en effet bien là, menaçants, et Paul en fera les frais : « il disait qu’il devrait mourir bientôt, à quarante ans disait-il, pour mourir comme le vrai John Coltrane, au même âge, il disait qu’il avait juste le temps pour la légende. Trois ans, Elvin, trois ans ça suffit, ajoutait-il, mais il faut le faire, et ne pas se tromper d’idéal, ajoutait-il, savoir la route qu’on prend pour aller au paradis » (BN : 26). Jim Sullivan et son disciple finissent consumés par l’aridité du désert. Paul, lui, va finir immolé par ses amis, telle une bête sacrificielle, seule façon d’en finir avec cet idéal dévorant. Dévorant et destructeur, parce que les modèles sont indépassables. « S’attaquer à plus fort que soi, mais derrière il faut tenir » (BN : 12), reconnaît Paul. La musique incarne cela dans les deux romans, un modèle inaccessible et indépassable. Un point vers lequel on tend.

2. Donner à entendre: la musique comme désir de l’impossible

2.1. Un telos, un adunaton  

En littérature, la musique ne peut qu’être absente. Elle ne peut qu’être cette « musicienne du silence » dont parle Mallarmé dans le poème « Sainte ». Ce qui reste tangiblement des musiciens-idoles évoqués dans les deux romans l’illustre à sa manière : Coltrane est mort et Jim Sullivan comme doublement mort, puisque son corps a disparu. L’univers des idoles et celui des idolâtres sont nettement scindés. Sans compter que, pour parvenir à devenir Sullivan, il faudrait être américain, et que pour devenir Coltrane, il faudrait être afro-américain (on pense au « Armstrong, je ne suis pas noir, … » de Nougaro).

De même, entre la littérature et la musique, comme cela a été souvent souligné, il ne peut y avoir que transposition. Mais c’est justement cette impossible restitution qui est fascinante. On se rappelle Blanchot, très aimé de Viel, et son idée du livre toujours à venir. De cela, la musique comme motif romanesque peut témoigner, elle dont la perception dans l’œuvre reste virtuelle. Elle est un chant des sirènes, ces sirènes qui conduisent, dit Blanchot, « le navigateur vers cet espace où chanter commencerait vraiment »8 ; elle jouerait ici le rôle de l’art comme perspective, comme modèle asymptotique9. Des écrivains et surtout des poètes, la musique à manier autre chose que le langage pour se poser en musicien et la poursuite inlassable par Dwayne du chemin tracé par Sullivan.

C’est la musique qui motive les deux romans et les modèle partiellement : le titre du premier roman fait référence au Blue Note, célèbre label de jazz. Le second roman évoque clairement dans son titre un musicien folk ayant vraiment existé, défini comme moteur même de la narration : « parce que voilà, c’est clair depuis longtemps, la raison de ce livre, c’est Jim Sullivan » (DJS : 148). Mais la passion pour la musique dans les deux romans ne renvoie-t-elle pas symboliquement à toute passion pour les modèles, et donc aussi les modèles littéraires ? Paul s’appelle Delamanche (BN : 31), patronyme qui peut suggérer ses piètres qualités de musicien, mais fait bien plutôt référence à Don Quichotte, et donc à un amour des chefs d’œuvres littéraires qui va jusqu’à la démence et la destruction de soi. : Paul finit quant à lui par se grimer, par rendre lisible sur son visage même les stigmates de sa folie imitative : ;

Il avait pris le cirage de mes chaussures, et il avait caché son vrai visage derrière, jusqu’au cou il en avait mis, et fermait les yeux, respirait lentement, comme pour laisser le noir de la cire s’infiltrer plus profond, avancer vers son cœur, et il souriait, il laissait éclater ses dents jaunies sur ses lèvres peintes aussi, et coulantes de pâte noire. J’ai pensé : il y a des limites même dans le respect de ses idoles, tu n’as pas le droit, ai-je pensé. (BN : 29-30)

Seule la mort permet une forme d’abolition des distances et des univers clivés : « maintenant personne ne peut plus savoir s’il était noir, ou blanc » (BN : 87), constate le narrateur après sa disparition. C’est aussi cela que les deux romans racontent, la folie, le ridicule, mais aussi le pathétique et le tragique à vouloir imiter l’inimitable. L’intérêt du musicien Jim Sullivan n’est-il pas, dans le même esprit, d’incarner l’inaccessible de l’horizon américain, l’éloignement symbolique des modèles ?

Ce sentiment d’incapacité à égaler les modèles, qu’ils soient musicaux ou littéraires, est aussi suggéré par l’inadaptation et la maladresse du narrateur du Black Note, qui ne joue même pas du bon instrument, et rend par là toute ébauche de rivalité impossible : « Mais à cause de moi, disait Jimmy, ça resterait toujours impossible, parce qu’on ne reprend pas le quartette de Coltrane avec une trompette, mais avec un piano » (BN : 23) ; « il disait que si je me mettais au piano, ils pourraient me surnommer Thelonius, comme Thelonius Monk. Mais en tant que trompettiste, me disait John, décidément t’appeler Miles c’est impossible. » (BN : 24). 

2.2. Entendre entre les lignes: poétique de la musique silencieuse

La musique demeurant toujours silencieuse en littérature, l’écrivain s’efforce de donner à entendre, de suggérer. Comme il n’y a pas à proprement parler de signifié rattaché à celle-ci, chacun des deux romans peut apparaître, pour une part, comme le signifié attaché par Tanguy Viel lui-même aux signifiants Coltrane/Sullivan. On ne saurait cependant parler chez lui de mélophrasis10 au sens strict, puisque les narrateurs ne cherchent pas à décrire ce qu’ils entendent ou ce qu’ils jouent. L’on peut seulement affirmer que la référence dans le texte à certains musiciens et morceaux vient colorer la lecture et faire naître un imaginaire musical. L’apparition simple du nom des deux musiciens est immédiatement vectrice d’associations mentales.

L’objectif est sans doute pour le romancier de nous donner à entendre une musique inouïe, une bande-son à mi-chemin entre de vrais morceaux et leur modulation-réinvention dans l’écriture et selon la subjectivité de chaque lecteur. Cet accompagnement sonore permanent, quoique pour nous silencieux, est maintes fois souligné dans l’œuvre: rythmant le temps, le désœuvrement du héros, il est par exemple rendu par l’anaphore du « à mesure » qui vient scander le passage suivant : « à mesure que passaient les jours, à mesure que Jim Sullivan déroulait ses ballades dans l’autoradio, à mesure que les enfants tournaient en rond comme des mouches autour de sa vieille Dodge. » (BN : 25). Il arrive même que le CD écouté en boucle par Dwayne Koster soit explicitement défini comme une bande-son, procédé permettant à l’écrivain- narrateur de la Disparition de Jim Sullivan de commenter sa propre poétique : « dans l’habitacle ouvert continuaient de circuler les paroles de Jim Sullivan – des paroles que j’avais choisies exprès pour l’occasion, qui parlaient d’autoroute et de solitude et de l’identité perdue, des paroles que Dwayne n’écoutait plus vraiment. » (DJS :138). Le lien fondamental entre l’image cinématographique et l’accompagnement musical, l’association forte entre les paysages nord-américains, l’atmosphère des romans d’outre-Atlantique et certaines mélodies, certains compositeurs, qui leur font écho, tout cela vient se cristalliser dans cette scène, elle-même reprise de scènes de genre, contribuant à faire de Sullivan une icône, une figure emblématique d’une ambiance culturelle, intra et extra-littéraire, typique de notre imaginaire États-Unien.

Pour paraphraser Rémy Stricker commentant le carnaval de Schumann, ces deux romans seraient des « variation[s] sur un thème que l’on n’entend pas »11, un thème qui définirait l’essence de l’américanité, telle que Tanguy Viel la traque dans la littérature autant que dans la musique afin de mieux la styliser. Le fait que cette bande-son romanesque soit inaudible ne fait pas obstacle à son efficacité : l’intention d’associer image mentale, paroles et musique, est, quoi qu’il en soit, clairement affirmée et clairement ressentie par le lecteur. Les écrivains cinéphiles de la génération de Tanguy Viel, et au-delà peut-être l’ensemble de cette génération, associent par habitude son et image. Et l’on peut affirmer sans trop de risque que la plupart des spectateurs n’entendent pas en continu la musique qui accompagne un film. Ils la perçoivent, la ressentent, y réagissent, sans que cela dérive d’une véritable écoute. De même ici, la présence réitérée de références à certains airs folks ou à certains standards de jazz est suffisamment suggestive et imprègne le texte. 

Paul prononce à ce sujet une phrase un peu sibylline, comme toutes ses phrases, qui semble appuyer ce propos : « séparer l’image et le son, mais quand tu ne vois pas tu n’entends pas » (BN : 17). Réciproquement, l’on pourrait dire que si l’on n’entend pas, l’on ne voit pas. Faire surgir symboliquement quelque chose comme l’image et le son dans le roman, voilà la tentative paradoxale pour créer une sorte de cinéma sans image et sans son. Pour que, suggérés par le texte, images et sons naissent conjointement dans l’esprit du lecteur.

2.3. Un renouvellement intersémiotique des formes

Le Blue note est, on le sait, le nom d’un label et d’un célèbre club, dont les appellations dérivent de la blue note, typique du jazz. Une certaine filiation esthétique est clairement marquée dès le titre du premier roman de l’auteur. Le parti pris d’écriture ne paraît pas celui de l’achèvement, de la perfection, selon l’idéal occidental, mais plutôt d’une apparence d’improvisation et d’éternelle variation, selon le fonctionnement du jazz. Celui-ci privilégie en effet, plutôt que la rupture innovante, l’imitation créatrice, dans un ressassement inventif des morceaux de référence. « L’important n’est pas de dire quelque chose que personne n’a encore jamais formulé, mais plutôt de dire quelque chose que tout le monde connaît de manière parfaitement surprenante, de donner au familier une allure d’"inquiétante étrangeté", pour reprendre une notion freudienne. Il y a tout un jeu mimétique de la mémoire »12, commente à ce sujet Christian Béthune. En cela, cette forme musicale ne peut que convenir à la période postmoderne, très ancrée on le sait dans les relectures, et adepte du regard mi-nostalgique, mi-ironique. Ce qui explique peut-être pour partie sa présence chez un certain nombre de romanciers contemporains, dont Jean Echenoz, Christian Gailly, voire Enzo Cormann. Ici, la variation sur des thèmes antérieurs nous mène du Blue Note au Black Note, et du roman américain à sa réécriture européenne ironique et nostalgique.

Ce principe de la variation et du ressassement est ainsi perceptible dans cet extrait (en référence à Elvin Jones, batteur mythique de Coltrane), dans le fond comme dans la forme : « À choisir, Elvin, je préfère répéter à l’infini, comme le jazz, Elvin, qu’on soit près du port dans les docks humides, ou dans la cave du black note, à Rome ou à Prague, c’est toujours repasser les mêmes accords, et c’est le décor qui change. » (BN :  96). De surcroît, l’écriture de Viel se construit sur la répétition, dans chaque roman, de certaines scènes, de certains mots, d’un certain rythme. Elle est plus pulsatile que linéaire.

On sait que certains ont essayé de transposer le jazz idiom, comme Kerouac, Julio Cortazar, Toni Morrison. Pour Aude Locatelli13, l’influence du jazz dans le roman est perceptible dans l’esthétique du fragment, les effets de fulgurance, l’improvisation, les néologismes, les ruptures de construction, les jeux sur la ponctuation, l’oralité comme effet de spontanéité. Certains de ces éléments se retrouvent dans les deux romans, notamment ceux qui touchent aux distorsions syntaxiques et à l’oralité. Ils s’accompagnent d’effets de répétition-variation, de systèmes d’écho typiques par ailleurs de la chanson et de la mélodie. Le texte du romancier apparaît souvent comme extrêmement cadencé, plus soucieux de tempo, de syncopes, d’instantanés fulgurants que de progression fluide :

Mais aussi Paul, il jouait avec un saxophone qui avait appartenu à John Coltrane, c’est ce qu’il nous disait, le dernier saxophone dans lequel Coltrane avait soufflé, il disait : non pas une réplique ou une imitation, mais celui-là même avec lequel John a enregistré ses derniers albums et ses derniers concerts, avec le même saxophone. (BN : 22-23)

 Le passage précédent illustre bien le fonctionnement de l’écriture : la syntaxe est heurtée, cadencée, construite sur des effets d’hiatus, mais aussi de répétitions, qui viennent scander la progression ; une progression comme ralentie, empêchée par la reprise de nombreux termes, les effets d’écho mettant davantage l’accent sur la cohésion et la rythmique du passage que sur la progression narrative; s’ajoute à cela un net parti-pris d’oralité fondé sur la récurrence bégayante de certains mots ou formules, selon un principe proche de la reprise ou du refrain.

Autre exemple d’effets de répétition et de scansion, associés à l’oralité : 

[...] il disait qu’il devrait mourir bientôt, à quarante ans disait-il, pour mourir comme le vrai John Coltrane, au même âge, il disait qu’il avait juste le temps pour la légende. Trois ans, Elvin, trois ans ça suffit, ajoutait-il, mais il faut le faire, et ne pas se tromper d’idéal, ajoutait-il, savoir la route qu’on prend pour aller au paradis. (BN : 26)

On a le sentiment, à lire ce passage, qu’il est énoncé par un récitant, disciple ou chanteur de gospel chargé de rapporter la bonne parole. Le texte est marqué de traces d’oralité, de formules (« il disait », « ajoutait-il », ...) qui servent de tempo au fil de la psalmodie et rappellent la tradition orale. Les deux fins de phrase, « pour la légende », « pour aller au paradis », parallèles dans leur structure, peuvent sonner comme deux clausules en forme de blue note, elles qui confèrent un éclairage affectif à l’ensemble, en désignant l’objet inaccessible poursuivi par Paul. Il est par ailleurs notable que, dans les deux romans, les vastes thèmes comme les motifs les plus discrets fassent l’objet de reprises, de systèmes d’écho, et de multiples variations. Les intrigues se construisent donc de façon moins linéaire qu’analogique, cyclique et rythmique.

3.  La machine à émotion: Vinyles, CD, guitares électriques et bande-son

3.1. L’émotion à l’ère de la reproductibilité technique: cette bande-son qui nous accompagne

Une bande-son accroît le pouvoir émotionnel de l’image cinématographique. Une bande-son symbolique le peut-elle dans le roman lorsqu’elle est silencieuse ? Sans doute, ne serait-ce que parce qu’évoquer certains musiciens, c’est déjà témoigner de partis pris affectifs. Comme Walter Benjamin le prédisait, nous avons fini par être environnés d’images et de sons. Jean-Pierre Martin, dans son essai intitulé La bande sonore, y insiste : « […] nous vivons dans une caisse de résonnance, au milieu du tape-à-l’ouïe et du m’as-tu-entendu. »14 Cette sorte de bande-son qui vient accompagner le texte traduit aussi un état de civilisation, où la musique est omniprésente et où l’habitude est de voir, à l’écran, les émotions accentuées par la musique. Perte de l’aura ? sans doute. Mais le CD n’est pas qu’une simple reproduction de la performance initiale, un produit, il est aussi une trace laissée par le musicien, une façon pour lui de communiquer avec un public absent. Et l’on sait l’importance du concept de trace dans la philosophie et la littérature contemporaines.

Cette trace fait remonter à certains événements définis comme fondamentaux, auxquels se rattache une identité socioculturelle et personnelle. Le narrateur de La Disparition de Jim Sullivan ponctue la destinée de Dwayne en retraçant, sur un ton mi-ironique mi-nostalgique, les grands moments du mouvement punk, un autre mouvement contestataire, notons-le :

Je suis né trop tard pour adhérer au mouvement punk mais c’est une des premières choses que je me suis dites, que ce serait bien qu’un personnage ait eu une jeunesse punk à Detroit, peut-être même qu’il rencontre l’amour à un concert d’Iggy Pop […] C’est exactement ce qui est arrivé à Susan Fraser : la première fois qu’elle a embrassé Dwayne Koster, c’était le jour du concert mythique d’Iggy Pop au Masonic Temple, le 23 mars 1977 » (DJS : 32).

 Au-delà du cliché sociologique, ce détail contribue à créer une mystique amusée du concert pop ou rock.  Ces personnages américains contemporains sont immergés dans une culture de masse, populaire, riche en références, dates, jalons marquants, emblématiques d’une génération. Ces références populaires supposent la construction progressive d’une personnalité, une mémoire collective, une communion affective, autant d’éléments vecteurs d’écriture et de lecture complice.

3.2. Un roman de déformation musicale: accents mélancoliques

Le roman de formation musicale est une forme déjà ancienne, empruntée au Künstlerbildungsroman allemand. Mais ici, et comme dans de nombreux romans postmodernes, à l’opposé du voyage formateur goethéen, toute démarche mène à l’échec, et l’on assiste à un « roman de déformation »15, comme l’explique Aude Locatelli, à une ferveur qui vire au désenchantement. Dans Le Black Note, quelques marginaux font retraite dans une maison isolée. Ils finissent par brûler leur guide spirituel, pâle copie de Coltrane, et sont internés en psychiatrie. Dans La Disparition de Jim Sullivan, la trajectoire de Dwayne prend la forme d’un pèlerinage, d’un voyage initiatique avec la mort pour horizon. Comme si l’amour des modèles était toxique et qu’il fallait en guérir.

L’échec est aussi celui, on l’a dit, de toute véritable transposition de la musique dans la littérature. Béatrice Didier, dans Musique et Roman, souligne que, dans le roman contemporain, la figure du musicien traduit « par les troubles de son identité, l’impossibilité de décrire la musique »16. Ces troubles de l’identité suggèrent aussi sans doute la relation complexes aux grands modèles littéraires, par exemple américains, et aux liens ambivalents qu’ils génèrent. 

« Toute musique ne commence à avoir un effet magique qu’à partir du moment où nous entendons parler en elle le langage de notre passé », affirme Friedrich Nietzsche17. La musique est en relation étroite avec la mémoire émotionnelle. Elle permet donc, de manière indirecte, de parler de soi. Ce fonctionnement en miroir – qu’elle soit connue du lecteur ou simplement imaginée – sert de reflet à l’affectivité du personnage. « Les musiques populaires étant fortement liées à la construction nostalgique d’association entre musique et états émotionnels, la phonographie permet la capitalisation d’une banque d’émotions convocables à n’importe quel moment par l’auditeur, qui construira ainsi un dispositif de production émotionnelle de soi. »18, commente Christian Béthune. Ce dispositif de production émotionnelle est pour ainsi dire transposé dans l’œuvre romanesque par les références constantes à certains disques mythiques. Il favorise aussi une forme d’emphase dans une scène apparemment neutre, et permet de suggérer ce qui échappe au verbal, ou ce que l’on ne veut pas dire. D’autant que la passion de la musique est l’expression de la part la plus essentielle des personnages. Y renoncer fait prendre le risque de « perdre de nous quatre ce qui devait résonner toujours » (BN :12). La musique traduit l’identité profonde des personnages de deux romans, leur âme, c’est leur chambre d’écho.

L’atmosphère générée par la musique silencieuse est profondément mélancolique dans les deux romans. Coltrane est mort jeune, il est irremplaçable et suscite chez qui l’imite un profond sentiment de médiocrité. Jim Sullivan s’est abîmé dans le désert, sa carrière était un échec commercial. Sa musique accompagne la progressive déchéance de Dwayne Koster. Les disciples fervents de ces différents musiciens finissent internés ou meurent. Le titre Le Black Note induit déjà un décor sonore : celui du blues et de sa blue note ; et l’on sait que le terme blue renvoie à la dépression. Il s’agit de l'abréviation de l'expression anglaise « blue devils », littéralement « diables bleus », à traduire par « idées noires ». Le passage de blue à black accentue la dimension mélancolique. Tanguy Viel annonce la couleur à défaut de pouvoir donner concrètement le ton. La mélancolie est pudiquement voilée sous la dérision nostalgique, tout comme le ton ironique vient souvent alléger la noirceur du propos.

Conclusion

Mettre la musique en mot, faire parler la musique… On ne s’étonnera pas que Tanguy Viel ait écrit le livret d’un opéra : il a en effet collaboré avec Philippe Hurel pour Les Pigeons d’Argile, créé au Théâtre du Capitole de Toulouse en avril 2014.

On lui laissera, pour conclure, la parole, le romancier évoquant justement un spectacle musical créé à partir de La Disparition de Jim Sullivan19, et qui définit parfaitement comment la mise en place d’un climat peut favoriser la transposition de la musique dans la littérature, et réciproquement

C’est une promenade à travers ces images et ces scènes si reconnaissables à laquelle nous vous convions, guidés par le personnage “typiquement américain” de Dwayne Koster, héros du roman La disparition de Jim Sullivan. Les pièces musicales et les instruments choisis ici font écho à cet univers, autant dans l’assemblage formel d’impressions et de paysages qu’ils dessinent que dans les tons et les couleurs qu’ils dégagent. [...] Si tout cela fonctionnait, il y aurait dans cette chambre d’échos toutes les variations de l’humeur, du moins toutes celles qui se tiennent dans le spectre d’une voix. Il y a, en médecine, un joli mot pour parler de cette persistance oscillante qui définirait presque une âme : la thymie. On dit qu’elle loge en un organe placé entre la bouche et le cœur.

Parlant de musique, Tangy Viel parle de son écriture, une écriture qui ne peut se concevoir en dehors des influences intersémiotiques propres à son époque. La musique enveloppe les lignes de sa présence silencieuse, comme la bande-son accompagne l’image cinématographique. Elle définit le point asymptotique que le romancier fixe du regard, cet idéal qui motive l’écriture. Elle marque le profil des personnages, dont la vie est comme immergée en elle. Elle traduit une constante préoccupation stylistique, orientée vers l’innovation. Délaissant la linéarité narrative, les jeux d’écho et de contrepoint tissent des réseaux polyphoniques, et contribuent à générer l’émotion, cette thymie dont parle Tanguy Viel, ici plutôt dysthymie, celle de l’exilé qui ne peut que contempler de loin les idoles tant admirées mais disparues.


Note

↑ 1VIEL T., Le Black Note, Minuit, Paris 1998. L’œuvre sera dorénavant référencée dans le fil du texte sous la forme BN.

↑ 2 VIEL T., La disparition de Jim Sullivan, Minuit, Paris 2013. L’œuvre sera dorénavant référencée dans le fil du texte sous la forme DJS.

↑ 3 Voir à ce sujet cet autre article sur Tanguy Viel: HAMAN C. (2019) « Il était deux fois: la fiction et son double », RELIEF - Revue électronique de littérature française, 13(2), p. 16-30. doi: 10.18352/relief.1051, consulté le 12.06.2021.

↑ 4 Voir BENJAMIN W. L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1955), Gallimard, Coll. « Folioplus philosophie », (n° 123), 2008.

↑ 5 GAILLY C., Be-Bop, Minuit, 2002.

↑ 6 VIEL T., Cet homme-là, Desclée De Brouwer, 2011.

↑ 7 Cité par Annick Jauer dans LOCATELLI A. et LANDEROUIN Y. (dir.), Musique et roman, Le Manuscrit, 2008, p. 187. (cf. Adorno T.W. , Quasi una fantasia, écrits musicaux, II, 1963).

↑ 8 BLANCHOT M. , Le livre à venir, Gallimard, “collection blanche”, 1959, p. 9.

↑ 9 Sylvie Cadinot-Romerio se livre à des analyses similaires, mais à propos du continent américain, incarné par Jim Sullivan: « On pourrait en effet dire de l'Amérique ce que Maurice Blanchot dit du il y a lévinassien :"Cela ensorcelle, c'est-à-dire attire vers le dehors incertain, parlant infiniment hors vérité, à la manière d'un Autrui dont nous ne pourrions nous débarrasser simplement." C'est ce que l'auteur fictif veut configurer dans son roman : l'Autrui qui appelle, Jim Sullivan, de ce dehors où disparaître (car en Amérique, "on ne [retrouve] jamais [les] corps"). Il l'affirme : "C'est clair depuis longtemps, la raison de ce livre c'est Jim Sullivan." ». CADINOT-ROMERIO S., « La Disparition de Jim Sullivan ou le désir d'en finir », Littérature, vol. 179, no. 3, 2015, p. 91.

↑ 10 Terme forgé par Rodney Stenning Edgecombe selon Yves Landerouin, voir LOCATELLI A. et LANDEROUIN Y. (dir.), Musique et roman, op ; cit., p. 115.

↑ 11 Cité par Annick Jauer dans LOCATELLI A. et LANDEROUIN Y (dir.)., Musique et Romanop. cit., p. 177.

↑ 12 BETHUNE C. « Rencontre avec Christian Béthune arpenteur du champ jazzistique », Hors-Série Spécial Universités - N°15 - Septembre 2013 https://www.mondedesgrandesecoles.fr/rencontre-avec-christian-bethune-arpenteur-du-champ-jazzistique/

↑ 13 Voir LOCATELLI A., Jazz belles-lettres, Classiques Garnier, coll. “Perspectives comparatistes”, 2012.

↑ 14 MARTIN J.P., La bande sonore, Corti, 1998, p. 10.

↑ 15 LOCATELLI A. et LANDEROUIN Y. (dir.), Musique et Romanop. cit., p. 254.

↑ 16 LOCATELLI A. et LANDEROUIN Y. (dir.), Musique et Roman, op. cit., p. 312.

↑ 17 Cité par Alain de Mijolla, in TRILLING J.-G., Psychanalyse et musique, Les Belles Lettres, 1985, p 7.

↑ 18 BETHUNE C., « Les ressorts de l’émotion jazzistique », in Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Marianne Massin, Timothée Picard (dir.) La valeur de l’émotion musicale, Presse Universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2017 p. 226.

↑ 19 Voir Thymie Impressions américaines https://www.court-circuit.fr/wp-content/uploads/2019/05/dossier_thymie_vf.pdf


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482