Publifarum n° 35 - Écritures mélomanes

Introduction

Marie Gaboriaud



Ce numéro de Publif@rum accueille les actes du colloque Ecritures mélomanes, qui s’est tenu en ligne les 26 et 27 avril 2021, organisé par l’ARGEC (Atelier de recherche génois sur les écritures contemporaines), de l’Université de Gênes. Le colloque a constitué une étape importante dans le cadre d’un projet éponyme, mené en collaboration avec le groupe « Intermédialité et intersémiose » du DO.Ri.f,, qui a permis à des chercheurs d’une dizaine d’universités différentes d’échanger lors d’un séminaire méthodologique (2019-2020) à Gênes, puis d’un séminaire de recherche en ligne (2020-2021) préparatoires au colloque. 

Le projet naît du constat partagé qu’au sein des travaux sur les interconnexions artistiques, l’étude des liens entre littérature et musique est souvent laissée de côté par les chercheurs, car considérée comme trop technique, alors que chacun estime être à même de « lire » un tableau, une photographie ou un film. Pourtant, la musique est partie intégrante de notre existence, et occupe une place souvent importante dans la formation, les loisirs et la vie quotidienne des écrivains et des artistes au sens large. C’est pourquoi les écrits sur la musique, par leur diversité et par ce qu’ils nous disent du contexte qui les a vus naître, méritent aussi l’attention des critiques, des linguistes et des philologues. En France, ces travaux jouissent déjà d’un intérêt des chercheurs depuis plusieurs décennies1. En Italie, si les études intermédiales occupent une place importante dans le champ de la recherche2, les travaux consacrés plus spécifiquement aux liens entre musique et littérature peinent cependant à se structurer de façon pérenne, malgré l’importance de certains d’entre eux3, notamment les recherches très dynamiques sur la chanson4, qui se déploient dans un espace franco-italien5

Une question interdisciplinaire 

Ce recueil d’études vise l’analyse des formes de la musicographie (l’écriture sur la musique), et plus particulièrement la façon dont l’écriture traduit et transpose les émotions provoquées par la musique. Les questionnements qu’il soulève s’inscrivent dans de nombreux travaux antérieurs, au croisement de différentes disciplines.

Premièrement, l’émotion musicale est un phénomène qui demande à être historicisé. Tout comme la musique elle-même, qui rencontre « des problèmes pour définir son objet, impossible à fixer dans la matière », qui est « sans cesse obligée de le faire apparaître, [et] accumule les intermédiaires, interprètes, instruments, supports, nécessaires à sa présence6 », l’émotion musicale se donne à lire dans des paroles, des textes, des corps qui s’inscrivent eux-mêmes dans un temps donné. L’histoire des mentalités, qui fait aujourd’hui une large place à la question de l’intimité et donc des émotions, s’est saisie de la question à bras-le-corps, malgré les difficultés évidentes de l’entreprise7, et a permis d’établir une forme de cartographie des émotions musicales à travers le temps. Ainsi, si la musique ancienne s’appuyait sur une grille préétablie des liens entre formes musicales et affects, le romantisme a au contraire élargi le spectre à toutes les émotions individuelles, les rendant fluides et bien plus complexes à cartographier. Le XXe siècle moderniste, quant à lui, a parfois tenté d’éliminer la possibilité de l’empathie des œuvres, au profit d’une attention accrue à la forme, mais l’émotion, jamais évacuée, se maintient sous d’autres formes et selon d’autres modalités. 

Deuxièmement, les « intermédiaires » et les « supports » de l’émotion musicale demandent à être identifiés. Puisque « l’émotion musicale circule, se compose, se décompose et se recompose incessamment », elle n’est pas « figée ou relative au seul effet de la musique » mais « réinvestie, produite ou ajoutée par les différents acteurs de l’expérience musicale8 […] ». La sociologie post-structuraliste et post-bourdieusienne a tenté de dépasser d’une part la perception de la musique comme langage et comme « code », et d’autre part l’idée selon laquelle l’amour de la musique serait entièrement déterminé par des habitus de classe, se penchant sur les actualisations de l’émotion musicale, notamment à travers l’étude des conditions matérielles de cette mélomanie9 ou l’étude de la figure des « amateurs », réceptacles et médiateurs de la mélomanie10. Cependant, la façon dont les écrivains, en tant que sujets sociaux et sujets sensibles, conçoivent précisément cette passion reste encore à déchiffrer, et c’est l’un des objectifs de ce numéro. 

Dans ce cadre, les travaux sur l’écoute ont constitué un horizon théorique important pour les textes publiés ici. L’écoute, objet d’étude développé principalement chez les philosophes et les neuroscientifiques11, a donné lieu à des travaux sur la définition de l’expérience auditive12, et sur la nature et la valeur de l’émotion musicale13

La valeur et la place que doit occuper l’émotion musicale, dans la musique elle-même et dans ses commentaires, sont depuis toujours objets de débat : l’Antiquité, déjà, nourrissait un soupçon contre l’émotion musicale14. Mélomanie et émotion forment le nœud d’un paradoxe : s’il semble évident que le désir d’écrire sur la musique découle d’un plaisir de l’écoute, et d’une mélomanie plus ou moins affirmée, la critique musicale, depuis le début du XXe siècle, s’est pourtant montrée très méfiante envers le langage des sentiments et des émotions subjectives. En effet, revient de façon cyclique dans la presse un débat entre les « amateurs » (assimilés d’ailleurs souvent aux « littéraires » – ceux qui écriraient à partir de la musique au lieu de s’y confronter) et les « techniciens ». A chaque époque, le même reproche croisé de manquer l’objet, le sens de la musique : l’amateur serait aveuglé par son émotion subjective, tandis que le technicien manquerait justement l’émotion musicale par trop de sècheresse analytique15. Les figures de synthèse entre ces deux pôles sont connues : dès le début du XXe siècle, Boris de Schloezer, qui associe la connaissance esthétique à un acte d’amour, ou Jacques Rivière, qui invente une écriture propre à rendre compte de ses émotions musicales. Au-delà de la question de la légitimité (à qui appartient la musique, qui a le droit d’en parler et qu’a-t-on le droit d’en faire ?), ces débats mettent aussi en lumière la forme de l’expérience musicale, et notamment son caractère physique ou intellectuel. Ainsi Emile Vuillermoz, en 1930, s’emportait contre les « littérateurs » qui gâchaient ses œuvres préférées par leurs commentaires :

Il faut qu[e] [la musique] soit d'abord une délectation physique. Qu'elle n'ait pas honte de s'adresser d'abord à l'oreille et, par elle, à l'organisme tout entier. […] La musique doit être d'abord de la musique et non un « pluviomètre » pour les gens qui ont la larme facile16

Laissant de côté la question de la vocation de la musique et sa valeur en général, le projet « Ecritures mélomanes » avait en revanche pour ambition d’interroger l’effet de la musique sur l’écrivain mélomane, et ses conséquences littéraires.

L’impossible « traduction » des émotions musicales

Les travaux cités ci-dessus, et notamment les travaux sur l’écoute, ont permis de déplacer la question de la « transposition » intermédiale vers l’expérience musicale en tant que telle, et de sortir de l’impasse de la métaphore ou des vaines « translations » formelles entre musique et littérature. Pour autant, il ne nous semble pas qu’il faille renoncer à observer ce qui se joue à la jonction entre les deux expériences esthétiques – écouter, écrire – et à étudier l’épaisseur du trait, le « passage » de l’un à l’autre. On pourrait appliquer à notre objet ce que Damien Erhardt écrivait à propos des identités culturelles : « [m]obiles et essentiellement transitoires, elles se construisent dans le passage et non dans l'être17 ». Les contributions de ce numéro mettent en lumière trois pistes d’investigation qui permettent de mieux cerner les enjeux de ce « passage » de l’écoute à l’écriture.

Premièrement, l’émotion musicale telle qu’elle apparaît dans les articles de ce numéro, dépasse l’opposition entre plaisir physique et plaisir intellectuel. Bien sûr, la dimension physique n’en est jamais absente, puisque

sans doute […] l’expérience esthétique musicale possède […] une singularité, une émotivité, une force et une temporalité qui lui sont propres en ce qu’elles reposeraient sur l’action et le dynamisme physique des vibrations sonores mettant d’autant mieux en mouvement le corps et l’esprit qu’ils s’y trouvent plongés, qu’ils y font l’expérience très intense, très « prenante » voire « impressionnante » d’une liaison et d’une immersion qui durent, se modalisent et changent18.

De même, la recréation poétique de l’expérience musicale semble indissociable d’un plaisir du corps. Mais si Vuillermoz opposait (voir supra) sensation physique et émotion morale (« pluviomètre »), force est de constater que, dans les corpus des XXe et XXIe siècles étudiés dans ce numéro, cohabitent les deux formes d’émotions. Ainsi, chez Pascal Quignard, Tanguy Viel ou Danièle Sallenave, l’émotion musicale est simultanément associée à l’amour (physique ou mystique) et à la spiritualité, et forme même le nœud qui les relie, dans l’expérience de la perte de l’être aimé. D’autre part, le spectre des émotions, positives ou négatives, des corpus étudiés, s’avère extrêmement large – joie, ferveur, amour, honte, colère, haine – et difficilement réductible à l’opposition ci-dessus, signe de l’évolution du concept au cours du XXe siècle. L’importance de la mélophobie dans l’œuvre de Quignard, par exemple, constitue un marqueur de la modernité19, car elle est profondément liée à la place du « bruit de fond » dans les sociétés contemporaines :

Le bruit, c’est la musique des autres : la vérité positionnelle de cet adage se mesure à l’importance prise par le son dans les politiques urbaines, qui montrent sous une forme inattendue la capacité de la musique à engendrer des émotions, en l’occurrence la colère20.

Deuxièmement, l’émotion musicale et la façon dont elle se transmet oscille constamment entre l’intime et le collectif. Il apparaît en effet que, même dans le cas d’expériences auditives solitaires (comme celle de Michèle Finck), l’introspection n’aille pas sans la nécessité de partager les émotions ressenties, et d’inventer des langages et des formes qui les transcrivent. Certaines émotions musicales se vivent proprement au sein d’un collectif, qu’il soit présent, comme lors de l’expérience du concert, ou invisible, comme dans le cas des chansons populaires qui recréent, pour qui les écoute, le sentiment d’appartenance à un groupe (générationnel, familial, amical). La place sociale du mélomane est également interrogée, que ce soit dans les positions qu’il est amené à occuper dans le champ musical (D’Annunzio), ou dans l’axiologie esthétique et morale à laquelle se heurtent ses goûts. En effet, le plaisir provoqué par la musique ne répond pas seulement à une impulsion individuelle, mais s’inscrit dans des conventions, aux yeux desquelles toutes les mélomanies ne se valent pas. Ainsi, l’amour de la chanson sentimentale représentera pour celui qui l’éprouve un « plaisir coupable », comme chez Christian Prigent et Dominique Fourcade, car socialement peu valorisé, tout autant que marqueur de classe : éprouver une émotion face aux chansons, et la manifester, revient en effet à manifester son appartenance à tel ou tel milieu social. Dans le même ordre d’idée, la colère des amateurs de punk, politiquement non « autorisée », trouve malgré tout à se dire dans des formats médiatiques – les fanzines – où la parole et le dispositif textuel sont eux-mêmes collectifs. Cela va dans le sens du « droit de chacun d’entre nous à vivre ses émotions, fussent-elles extrêmes et potentiellement antisociales », considéré par les compositeurs de musique savante du XXe siècle comme « un pilier de l’expérience esthétique21 ».

Troisièmement, l’impossibilité même de la traduction des émotions musicales, ou du moins la conscience, chez les écrivains, que la transposition ne peut se penser que sur le mode de la suggestion, constitue un moteur de création, une contrainte fructueuse qui multiplie les propositions poétiques. On pourrait ici esquisser une typologie qui irait de la simple coexistence du son et des mots jusqu’à l’entremêlement le plus étroit. Chez Tanguy Viel, par exemple, la relation entre musique et texte est de l’ordre du voisinage : la musique constitue une bande-son qui se déroule parallèlement au texte. Chez Michèle Finck, à l’autre extrémité du spectre, la relation se veut perpendiculaire et les deux expériences intimement intriquées. On peut convoquer à propos de son écriture la métaphore de la traduction comme vitrail, qui, par sa translucidité, laisse passer la lumière de la musique sans la recouvrir. Ailleurs, le dialogue polyphonique entre fragments narratifs et musicaux s’opère sans que pourtant l’auteur recherche une quelconque fusion. Chez Quignard, les traces de la musique dans le texte sont de l’ordre du fragment, du déchet, mais aussi de l’ordre de la concentration. En somme, comme tout « passage », la transition de l’émotion musicale à la pulsion d’écriture « connecte et divise à la fois, signifiant tant la continuité que la rupture22 ». La rupture potentielle peut être constituée du silence, qui, dans cette recherche de fusion, remplit une fonction importante, notamment rituelle, chez plusieurs auteur.e.s. On peut rappeler que Paul Claudel, en 1953, vécut une expérience similaire à celle de Michèle Finck, plongé temporairement dans le noir et le silence à cause d’une opération des yeux. La correspondance avec le compositeur Paul Hindemith, avec lequel il collabore alors, porte les traces de cet imaginaire sonore nouveau qui s’ouvre à lui, dans l’obscurité : « une attente profonde, sans cesse comblée et sans cesse renaissante23 » qui prend aussi une dimension mystique.

Organisation du numéro

Le présent volume interroge donc les modalités de la transcription des émotions musicales dans la littérature récente, non seulement fictionnelle (poésie et roman) mais aussi non-fictionnelle (critique musicale). Il fait apparaître les différentes dimensions de l’écoute à l’œuvre dans la littérature, son lien avec le corps et la sexualité, mais propose également une réflexion sur les différentes modalités de transpositions en littérature de l’expérience musicale.

Dans la première section introductive et méthodologique, « Splendeurs et misères de la mélomanie », Damien Dauge décrypte, au prisme des théories de l’écoute, l’impossible évitement de l’émotion musicale dans la musicographie, mais aussi les dangers que constitue, pour le chercheur, le « réflexe mélomane », et les biais interprétatifs qu’il peut induire dans la lecture des textes. 

La deuxième section, « (S’)écouter, (s’)écrire: la mélomanie comme moteur du récit de soi », rassemble des interrogations sur la nature intime de la mélomanie, et l’importance, chez les poètes.se.s et romancièr.e.s, du lien entre écriture musicale et autobiographie. Irène Gayraud prend pour objet d’étude une expérience d’écoute et d’écriture singulière, celle d’une cécité momentanée de la poétesse Michèle Finck qui préside à son recueil La Troisième Main. C’est le corps qui est au centre de cette expérience, d’abord à travers l’oreille, « qui accueille, qui souffre, qui jouit et qui, souvent, s’interroge par l’écriture » (voir l’article d’Irène Gayraud), ensuite par la mise en jeu du corps tout entier, dans sa dimension érotique. Dans ce dispositif, le poème ne clôt pas l’expérience mais invite à la réécoute et fait retour vers la musique. 

De la même façon, dans la poésie de Christian Prigent et Dominique Fourcade étudiée par Caroline Andriot, s’abolit l’axiologie entre musique savante et musique populaire, au profit d’une écoute qui guide la logique de l’écriture et constitue un « horizon d’expansion du poème » mais aussi de l’identité. 

Chez Annie Ernaux, la musique est aussi partie prenante de la construction identitaire et narrative, parmi d’autres productions culturelles comme les feuilletons ou les livres. Pauline Hachette montre en particulier que l’usage qui est fait des chansons dans Les Années offre « l’expérience d’une individuation au sein du plus commun » (voir l’article de Pauline Hachette), construisant le moi à travers des émotions musicales qui évoluent dans le temps, mais aussi à travers la confrontation entre le commun (des chansons populaires connues de tous) et le singulier. Intrinsèquement mêlée aux autres souvenirs, la « bande-son » que constituent les chansons fait fonction de marquage temporel, qui scande le passé.

Enfin, les deux romans de Tanguy Viel soumis à l’étude par Catherine Haman dévoilent, tout autant que celui d’Annie Ernaux, une écriture de soi fondée sur la répétition et s’adossant à une musique, non plus seulement réitérée dans l’espace social comme les chansons, mais aussi « pulsatile » – il s’agit ici de jazz. En outre, chez Tanguy Viel, l’émotion musicale se teinte de ferveur religieuse, tout autant que de la douleur de la distance entre les idoles et le narrateur, et de l’impossibilité de se fondre en elle, créant une « dysthymie » de l’écriture.

Dans la troisième section, « Temps musical, temps narratif et temps perdu : mélomanie et écriture de la perte », les auteur.e.s confrontent l’écriture de Pascal Quignard avec celle de ses contemporain.e.s. La fonction mémorielle de l’émotion musicale, déjà à l’œuvre chez Annie Ernaux et Tanguy Viel, prend chez Quignard, Simeone et Sallenave une dimension paroxystique. Pour Maria Chiara Brandolini, le Dernier Royaume de Pascal Quignard se construit à partir de fragments, voire de « déchets » musicaux, qui, par la répétition et la variation, permettent au narrateur d’exprimer des émotions contradictoires, telle la jouissance de la perte.

La réflexion conjointe sur la musique, l’amour, le temps et la perte n’est pas propre à Quignard. Confrontant sa Vie secrète avec Cavatine de Bernard Simeone, Sophie Guermès montre que ces deux romans constituent une quête d’absolu dans laquelle l’émotion musicale remplit le rôle de condensateur des différentes émotions.

Le deuxième parallèle proposé dans ce chapitre, entre Quignard et Danièle Sallenave, insiste quant à lui sur le fait que, dans cette quête d’absolu, c’est le corps lui-même qui sert de « résonateur ». Bruno Thibault propose en effet dans son article une phénoménologie de l’écoute chez les deux écrivains, qui inclut également les émotions indicibles – en particulier chez Danièle Sallenave confrontée au « malaise » de la définition impossible de l’émotion musicale, ainsi que les émotions négatives et la mélophobie. 

Ces deux chapitres interrogeaient l’articulation entre soi et l’autre, entre les émotions intimes – liées au corps propre ou à l’histoire personnelle – et les émotions collectives –parce que partagées, comme chez Annie Ernaux, ou parce qu’elles nous ramènent vers l’autre, comme chez Quignard. Le quatrième et dernier volet du numéro, « Écritures collectives de la mélomanie », vise à étudier plus directement les transcriptions collectives des émotions musicales, à la lumière de différents types d’écritures critiques qui les manifestent ou dont elles rendent compte. Raffaele Mellace retrace ainsi les différentes positions adoptées par Gabriele D’Annunzio au cours d’une vie mélomane et musicographique. Il met ainsi en évidence l’articulation entre la pratique intime de l’auditeur et les choix professionnels, ainsi que le rôle central des collaborations artistiques et du dialogue avec les musiciens, qui nourrissent en retour le contact avec les œuvres. 

Ce principe de collaboration est érigé en méthode dans le corpus de fanzines punk étudié par Matthew Pires. Ceux-ci mettent en jeu des émotions inédites, et d’une nature en partie politique : la colère et l’excitation, suscitées ou nourries par la musique punk. La mise en œuvre de cette émotivité est par essence collective, et sollicite des méthodes éditoriales et typographiques pour se donner à lire et à voir, pour, in fine, tenter de se transmettre.

Le volume se clôt avec deux entretiens : le premier entre Elisa Bricco et Benoît Vincent, poète, botaniste et auteur de deux ouvrages sur le rock Local Héros (Publie.net, 2016) et Un de ces jours (Publie.net, 2018). Le deuxième entre Margareth Amatulli et Sara Colaone, bédéiste et auteure de romans graphiques, dont Tosca(Solferino, 2019).

Si la « traduction pure » n’existe donc pas, pas plus qu’une émotion musicale purement intérieure et intime, en partie en raison du caractère essentiellement médiatique et collectif de la musique, c’est donc bien d’écritures mélomanes et de transpositions plurielles qu’il faut parler. Pourtant, de grandes lignes de force se dégagent de la confrontation de ces différentes études. Elles permettent de poser l’hypothèse que, dans la littérature française contemporaine, l’émotion musicale tend à dépasser la dualité entre l’émotion physique et l’émotion intellectuelle, pour déployer un spectre plus complexe, qui va jusqu’à subsumer l’opposition entre plaisir et souffrance, notamment dans les récits de la perte. Par ailleurs, prenant acte des modalités d’écoute propres au XXe siècle, qui en font une pratique à la fois plus individuelle (par le disque puis le podcast) et plus collective, voire générationnelle (par la diffusion radiophonique des chansons ou l’expérience du concert de rock par exemple), les écrivain.e.s font de la gamme des émotions musicales un outil narratif, mémoriel et autobiographique pour s’attacher à écrire une autre forme d’indicible : le souvenir. 


Note

↑ 1 Il serait trop volumineux, dans le cadre de cette introduction, de reprendre dans son ensemble la bibliographie française des études musico-littéraires. Nous nous contentons de signaler que vient de paraître un ouvrage synthétique d’importance pour la question de la critique musicale :  Timothée Picard (dir.), La Critique musicale au XXe siècle, Rennes, PUR, 2021.

↑ 2 Au sein du DO.Ri.f s’est notamment créé un groupe de recherche « Intermédialité et intersémiose ». On peut aussi citer les travaux de l’ARGEC et notamment d’Elisa Bricco (Raccontare con la fotografia, Gênes, Genova University Press, 2021), et les numéros 29 et 30 de Publif@rum (respectivement Pratiques artistiques intermédiales, 2018 ; La littérature et les arts : paroles d’écrivain.e.s, 2019) ; sur la photographie est également paru récemment l’essai de Margareth Amatulli (Scatti di memoria. Dispositivi fototestuali e scritture del sé, Pesaro, Metauro, 2020).

↑ 3 Citons entres autres les travaux de Bruna Donatelli ou de Michela Landi (Il mare e la cattedrale: il pensiero musicale nel discorso poetico di Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Pisa, ETS, 2001 ; L'arco e la lira. Musica e sacrificio nel secondo Ottocento francese. Con uno scritto di Yves Bonnefoy, Pisa, Pacini, 2006 ; La double séance. La musique sur la scène théâtrale et littéraire/La musica sulla scena teatrale e letteraria (sous la dir. de/a cura di), Firenze, FUP, 2017). En 2018, un grand colloque sur les « Figures musicales de l’écrivain » avait été organisé à Florence (actes en cours de publication).

↑ 4 Voir la récente somme de Jacopo Tomatis, Storia culturale della canzone italiana, Il Saggiatore, 2019.

↑ 5 Le groupe « Les Ondes du monde » à l’Université Aix-Marseille, ou la revue « Vox popular » à Turin, ont fait de la collaboration franco-italienne le moteur de leurs travaux.

↑ 6 Antoine Hennion, La Passion musicale, Paris, Métailié, 2007, p.15-16.

↑ 7 Voir notamment la volumineuse Histoire des émotions de Vigarello, Corbin et Courtine parue en 2016 et 2017 au Seuil, et dont chacun des trois tomes consacre un chapitre entier à la question de l’émotion musicale.

↑ 8 Pierre-Henri Frangne, Hervé Lacombe, Marianne Massin et Timothée Picard, « Musique et émotion : problèmes et enjeux » dans Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Marianne Massin, Timothée Picard (dir.), La Valeur de l’émotion musicale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2017, p.10.

↑ 9 Voir Odile Welfelé (dir.), Musique et émotions, Revue Terrain n°37 (septembre 2001), URL : https://journals.openedition.org/terrain/1279 (consulté le 23 novembre 2021).

↑ 10 Voir Antoine Hennion, Sophie Maisonneuve et Emilie Gomart, Figures de l’amateur, formes, objets, pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui, Paris, La Documentation française, 2000.

↑ 11 Voir Sandrine Darsel, De la musique aux émotions. Une exploration philosophique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2009.

↑ 12 Voir Peter Szendy, Écoute, une histoire de nos oreilles, précédé de Ascoltando par Jean-Luc Nancy, Paris, Éditions de Minuit, 2001.

↑ 13 Voir Malcolm Budd, La musique et les émotions [1985], trad. J. Favier, Paris, Hermann, 2015 ; Pierre-Henry Frangne, Hervé Lacombe, Marianne Massin, Timothée Picard (dir.), La Valeur de l’émotion musicale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2017. Ce dernier volume en particulier manifeste la collaboration active, sur ces questions, et particulièrement à l’Université de Rennes, entre musicologues, esthéticiens et neuroscientifiques.

↑ 14 Voir pour une synthèse historique de l’émotion musicale à travers l’histoire : Timothée Picard, « Musique », Dictionnaire Arts et Emotions, Mathilde Bernard, Alexandre Gefen et Carole Talon-Hugon (dir.), Paris, Armand Colin, 2015.

↑ 15 Voir Timothée Picard, « Le littéraire et le technicien : enjeux d’une fausse rivalité », dans Timothée Picard (dir.), La Critique musicale au XXe siècle, Rennes, PUR, 2021, p.365-373.

↑ 16 Emile Vuillermoz, « Anti-Beethoveniste », Candide, n° 336, 21 août 1930, p.11.

↑ 17 Damien Erhardt, « Transfer studies : une introduction », Interculturalité et transfert, Damien Erhardt et Soraya Nour Sckell (dir.), Beiträge zur Politischen Wissenschaft, Band 174, Berlin, Duncker & Humblot, 2012, p.13.

↑ 18 Pierre-Henri Frangne, Hervé Lacombe, Marianne Massin et Timothée Picard, « Musique et émotion : problèmes et enjeux », op.cit., p.16.

↑ 19 La mélophobie de Quignard s’inscrit cependant dans la longue histoire de ce phénomène : voir Frédéric Sounac (dir.), La Mélophobie littéraire, revue Littératures, n°66, Presses Universitaires du Mirail, 2012. Disponible en ligne : https://journals.openedition.org/litteratures/173.

↑ 20 Esteban Buch, « L’écoute musicale », Histoire des émotions III : De la fin du XIXe siècle à nos jours, Jean-Jacques Courtine (dir.), Paris, Seuil, 2017, p.488.

↑ 21 Ibid., p.486.

↑ 22 Maeve Tynan, « Introduction » à Passages : Movements and Moments in Text and Theory, Maeve Tynan, Marie Beville and Marita Ryan (éd.), Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2009, p. xi. Notre traduction.

↑ 23 Paul Claudel, Lettre à Gertrude Hindemith du 3 juillet 1953, Correspondance musicale, édition de Pascal Lécroart, Genève, éditions Papillon, 2007, p. 297.


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482