Écrire l’e-motio, écrire la jouissance de la perte : « Dernier Royaume » entre répétitions et variations
Abstract
Francese | IngleseEn nous focalisant sur le cycle de Dernier Royaume, nous nous proposons de montrer comment Pascal Quignard, par le biais d’un mouvement de perte et réappropriation d’ascendance musicale, notamment débiteur de la leçon reçue de la musique baroque et en même temps vivifié du dialogue avec les arts figuratifs, parvient à trouer l’espace-temps sécrétant une émotion symbolisée par la larme et apte à accueillir la vague aoristique du jadis.
Focusing on Dernier Royaume (The Last Kingdom), this study aims to enquire how his author, Pascal Quignard, inspired also by the figurative arts but mostly by music (in particular, baroque music) can pierce and overturn the rational assumptions on space-time relations by introducing in his texts a kind of perpetual motion balancing between loss and reappropriation. We will see how this motion can liberate an emotion symbolised by tears and how it can host the aoristic wave of jadis time.
En 1987, Quignard publie La Leçon de musique, ouvrage composé de trois récits où la musique figure en tant que « moyen de questionner [le] rapport au temps » (COSTE : 315). Dans le dernier de ses contes, le maître de musique Tch’eng Lien donne une dernière leçon à son disciple Po Ya. Pour faire de la vraie musique, Po Ya doit apprendre à faire « naître l’émotion dans l’oreille humaine », et, à cette fin, il doit « disposer de ce qui [l’]émeut comme la vague du lac le fait de la barque bleue du pêcheur » (QUIGNARD 1987 : 121). Cette dernière leçon, il l’apprend en demeurant longtemps seul, dans la faim et dans la peur. Po Ya est, notamment, près de la mort. C’est alors qu’il se laisse émouvoir par ce qui l’entoure : le bruit de la mer, le cri des oiseaux. Ces choses apparemment insignifiantes et fugaces viennent peupler l’intervalle de souffrance séparant l’aspirant musicien de la mort, qui est une « métamorphose » sans retour. C’est à ce moment-là que le disciple de Tch’eng Lien, tout en chantant et en jouant de la guitare, pleure : son maître juge que, pour la première fois, il a fait de la vraie musique. Dix ans plus tard, commence, avec Vie secrète, l’aventure de Dernier Royaume, cycle qui compte, à ce jour, 11 volumes (sur les 14 prévus). C’est sur cet ouvrage que nous porterons notre attention dans cette étude. Sans prétention d’exhaustivité, nous verrons au cours de cette étude comment dans Dernier Royaume, grâce au recours à la musique, Quignard travaille à la possibilité de faire du déchet, de l’éphémère, du petit coin séparant l’être humain de la mort (du perdu), une espèce de miroir court-circuitant l’espace-temps, capable d’accueillir le mouvement (métaphoriquement : la vague) du jadis et d’en tirer la jouissance d’une sécrétion émouvante, une e-motio naissant de la perte et s’écoulant comme offrande faite à la perte même, dans le but de héler le perdu, selon un jeu de reflets qui s’avère inépuisable.
En commençant cette analyse, nous proposons de faire un petit détour par l’art, et de prendre d’abord en considération un passage tiré de L’enfant d’Ingolstadt, volume du cycle où l’art trouve une place privilégiée :
L’ancien français préférait écrire « musique » plutôt que « mosaïque ». « Mousikos anèr » disaient les Grecs pour nommer le lettré. Le « litteratus vir » des Romains est l’homme des Muses des Grecs qui s’est spécialisé dans l’accroissement des livres à l’intérieur de l’espace privé et qui a préféré finalement la lecture à la contemplation. Le lettré sous l’empire est l’homme qui a préféré le studium à ce que les anciens Grecs appelaient la mystique. C’est ainsi que le pavement de la salle d’apparat est si souvent lié aux « muses » dans ses figures. Comme les tesselles de ces fresques de couleur sont liées au « musée » dans l’inaltérabilité de l’incrustation. Étrange « musique » qui représentait, de façon éternelle, un sol immonde, crasseux, non nettoyé, asarôtos, qui garde la mémoire d’un banquet merveilleux. (QUIGNARD 2018 : 57-58)
Le sol immonde décrit ici, est celui de « la chambre non balayée » de Sôsos de Pergame, à laquelle est consacré le chapitre XI du dixième tome de Dernier Royaume. C’est l’ἁσάρωτος οἶκος, une mosaïque décrite par Pline l’Ancien dans sa Naturalis Historia, chapitre XXXVI, comme Quignard le rappelle. On estime que cette mosaïque est le premier exemplaire de nature morte dans l’histoire de l’art : ce sont des déchets, laissés traîner par terre après un festin. Quignard présente les hypothèses qui ont été avancées au cours de l’histoire en ce qui concerne le but de sa réalisation. En effet, ce pavement ne semble pas correspondre au goût grec. Il est en outre « tout à fait susceptible d’inspirer plus de répugnance que d’attrait », selon le mot de Quignard (2018 : 58). Venant à l’hypothèse de l’auteur, les natures mortes seraient des offrandes alimentaires faites aux morts. Car pour les Romains, ce qui tombait à terre appartenait à la terre : on ramassait les déchets tombés pendant le repas et on les portait au tombeau. L’ἁσάρωτος οἶκος est une offrande, indestructible, faite aux ancêtres et venant de leurs enfants, qui en sont les « portraits-crachés » (QUIGNARD 2018 : 62), portraits-crachés de visages perdus. La nature morte est une espèce de sacrifice fait au perdu dans le but de le héler. Les déchets ne sont qu’un leurre servant à appeler les morts, afin de contempler, en eux, le visage perdu de celui qui fait la libation. Tout cela, pour Quignard, fait de la peinture « un culte du Perdu » (« dès sa naissance ») (2018 : 67). L’opération du peintre est donc la suivante : il fait du pavement un outil grâce auquel il spécule à la fois la perte et soi-même. Significativement, Quignard évoque aussi l’autre mosaïque de Sôsos de Pergame documentée par Pline l’Ancien : l’emblème représentant des colombes. L’auteur s’arrête pour considérer un oiseau qui contemple son reflet dans l’eau :
Je remarque que dans l’emblème de Sôsos l’oiseau-âme contemple son reflet (son imago, sa tête tranchée) à la surface de l’eau.
Comme tout Narcisse incliné sur la rivière qui est son père.
Un corps, en dévisageant son reflet, parle à celui à qui il ressemble.
[…] Les natures mortes permirent d’offrir aux âmes des morts […] un repas non plus temporaire mais indestructible. (QUIGNARD 2018 : 62)
Notons l’emploi des verbes parler et offrir : ce sont des actions par lesquelles on appelle. D’une part, donc, pour Pascal Quignard, nous avons l’oubli, la mort, l’inconnu, le perdu. De l’autre, nous avons l’appel, et l’offrande. En outre, si Quignard, comme nous l’avons vu grâce au premier extrait cité, établit un lien entre la salle non balayée, le lettré voué à ses lectures - qu’il entasse comme le peintre accumule les déchets dans son ouvrage en mosaïque -, et le « Mousikos anèr », c’est que, qu’il s’agisse de lecture, de musique ou d’art figuratif, une même spéculation a lieu. On spécule la perte, se tenant au bord de l’eau, au bord de la rivière, comme Quignard, quand il joue et écrit à Sens, sur l’Yonne, ou comme Monsieur de Sainte-Colombe, protagoniste du très célèbre Tous les matins du monde, qui joue au bord de la Bièvre. C’est l’écriture même de Quignard qui, autant que Narcisse ou la colombe de Sôsos, se tient au bord de l’eau. Il s’agit en outre d’une écriture qui, s’écoulant directement de la lecture, lecture qui est en même temps « victime » du pillage du lecteur et capable de « perdre » le visage de celui-ci, de se l’approprier, spécule la perte et se fait appel, offrande1. Nous nous trouvons donc face à un perpétuel contrepoint oscillant entre fragmentation et recomposition (ce que l’image des déchets épars sur le pavement et en même temps composés pour former une œuvre d’art véhicule au niveau visuel), un contrepoint qui se joue entre les extrêmes de la perte et de l’appropriation, entre abandon et appel, entre vol et don.
Que l’écriture de Quignard soit don, cela a été mis en lumière en particulier grâce à l’amitié qui lie l’écrivain à Mireille Calle-Gruber, experte reconnue de son œuvre2. D’autre part, « donner », c’est un geste qui contient inextricablement la perte. Calle-Gruber l’a à nouveau souligné à l’occasion de l’exposition Pascal Quignard, fragments d’une écriture organisée à la Bibliothèque nationale de France, à laquelle Quignard a fait don de ses archives en 2018. « L’offrande », écrit Calle-Gruber, « c’est ce qui se donne jusqu’au bout jusqu’au plus ténu. Chaque mot a son poids. Pascal Quignard l’a souvent rappelé : le latin per-dare devient en français "perdre". Donner-perdre sont un seul et même geste. Un geste de l’extrême » (2020 : 21). À notre avis, chez Quignard, le vol est la contrepartie du don. Au vol, au fur, appelé aussi « l’Homme aux trois lettres », est consacré le tome homonyme de Dernier Royaume, publié en septembre 2020. Le vol préside au don, lui est nécessaire. Il a lieu sur la même « rive bouleversante » décrite dans Dernier Royaume, rive « à l’écart du monde, qui donne sur le monde, mais qui n’y intervient en aucune façon » (2020 : 7). À l’image du fleuve, qui s’étend dans le temps, qui s’écoule de l’avant vers l’après, Quignard accompagne l’image du coin, du « recoin »3, où a lieu la lecture. C’est l’angle où le visage s’introduit, où il guette, tel un chasseur, et où, enfin, il vole. Dans ce coin-même, le visage du voyeur est pourtant guetté à son tour : de prédateur, il est ainsi changé en proie. Le « coin » en question identifie un espace symbolique autant spatial que temporel. Il nous semble avoir la même valeur que celle que Quignard attribue au ma, concept qu’il reprend à la pensée japonaise, communément défini comme un « intervalle dans l’espace et dans le temps » (FERRIER : 355) et que Quignard, dans L’Origine de la danse, décrit comme « séparation qui relie (ponctuation qui fait transition) » (2013 : 104). C’est l’espace ponctuel occupé par chaque déchet de l’ἁσάρωτος οἶκος, et que le peintre inclut et recompose dans l’ensemble de son œuvre. En tant que temps ponctuel, il correspond à un instant d’extase naissant de l’inarrêtable opposition des contraires. C’est un instant d’extase athée4, moment transgressif de « violation des limites », pour emprunter les mots d’Irena Kristeva (26). Selon Pascal Quignard, l’extase est d’ailleurs aussi un moment de jouissance. Une telle jouissance jaillit du mouvement de perte et de réappropriation sur lequel l’écrivain spécule. C’est ce mouvement qui fait que l’instant, le (re)coin, est envahi par la vague vivifiante et aoristique du jadis, temps perturbateur propre au rêve, au mythe, au conte, véritable extase du temps vers laquelle la littérature fait signe5, inscrivant ainsi l’instant spatial et temporel dans une progression régressive [nous y reviendrons], ayant le pouvoir de court–circuiter le rapport entre l’avant et l’après et de les recomprendre dans ce « coin »-même. L’auteur médite ce mouvement à travers l’image de la mosaïque de Sôsos de Pergame et son histoire. Pourtant, c’est surtout grâce à la musique qu’un tel mouvement de « ponctuation transitant » agit dans Dernier Royaume, comme nous allons le voir.
Sur la base de ce que Quignard a lui-même affirmé, on sait qu’à l’origine de Dernier Royaume, il y une Allemande de Rameau, en la mineur, jouée en boucle. C’est une Allemande que Quignard a tirée des Nouvelles suites de Pièces de clavecin (1728) (RAMEAU 1728)6. Cette pièce a été jouée à l’occasion d’une conférence reprise par la suite dans le petit volume Sur l’idée d’une communauté de solitaires (QUIGNARD 2015a : 35). Chaque tome s’inspire à son tour d’une pièce de musique spécifique. Pour l’instant, l’auteur n’a révélé que trois de ces pièces. Le premier tome de Dernier Royaume, Les Ombres errantes, est notamment modelé sur la danse Les Ombres errantes de François Couperin, une sarabande en do mineur7. Mourir de penser (tome IX), s’inspire du masque baroque Venus and Adonis de John Blow (1683) L’enfant d’Ingolstadt (tome X), suit la mélodie d’un des chants gallois de Beethoven. Le dixième tome évoque aussi le conte des frères Grimm L’Enfant entêté (1819), à son tour repris de la ballade de Hans Sachs, Le garçon mort d’Ingolstadt (1522)8. D’ailleurs, les tomes de Dernier Royaume ont été souvent apparentés à des suites baroques, des pièces au rythme irrégulier conçues pour être jouées en séquence. Ce sont des pièces que Quignard décrit comme « habitées par la danse – le plaisir inhérent, coulant, bourgeonnant, érigeant, évident de se lever, de danser » (1999 : 75-76).
Dans son essai La musique de Pascal Quignard, Jean Louis Pautrot a remarqué que, dans l’œuvre de Quignard, la musique est « une plainte exprimée […], un bruit plaintif, pointant vers une cause de l’ordre de la perte », une « perte irracontable et informulable autrement que par l’expression directe d’une émotion » (56-57). La musique est « le son d’un manque, la trace sonore d’un déchirement » (57). À notre avis, la musique aide aussi l’auteur à écrire la jouissance qui naît de la perte, à spéculer sa portée créatrice. En effet, cette perte s’avère être tellement prolifique qu’elle se mue en offrande. Si l’écriture de Quignard peut être qualifiée de « pensante », d’après l’expression de Franck Jedrzejewski (18), dans Dernier Royaume, c’est aussi grâce à l’idée musicale sous-jacente à l’écriture du cycle qu’elle devient telle. Les voies par lesquelles cette idée musicale pénètre dans Dernier Royaume sont nombreuses. Nous nous focaliserons sur l’idée musicale qui accompagne l’écriture de Quignard, conçue comme « mouvement » et « aporie », afin d’exprimer l’e-motio.
Dans Les Ombres errantes, Quignard décrit l’écriture en termes de « mouvement » :
Éprouver en pensant ce qui cherche à se dire avant même de connaître, c’est sans doute cela, le mouvement d’écrire. D’une part écrire avec ce mot qui se tient à jamais sur le bout de la langue, de l’autre l’ensemble du langage qui fuit sous les doigts. Ce qu’on appelle brûler, à l’aube du découvrir. (QUIGNARD 2004 : 144)
Comme on le voit dans ces quelques lignes, il s’agit d’une écriture intrinsèquement aporétique. Son mouvement est dû à l’aporie elle-même. « Pensante », elle devient d’autant plus contradictoire qu’elle se réfléchit, qu’elle spécule sur elle-même et que, finalement, et comme Christine Rodriguez le remarque, elle est une « pensée sur la pensée » (182). D’autre part, la conception que Quignard a de la pensée ne fait qu’amplifier la contradiction. Car la pensée, reprenant encore les mots de Rodriguez, est « un manque, une faim intellectuelle et […] elle est aussi une plénitude. Penser est remplir un vide et ne jamais trouver que le vide, n’aboutir qu’à un abîme » (181)9. La force des contraires animant la pensée est la même que celle présidant au renouvellement de la nature, à sa renaissance, une renaissance dont l’origine est sexuelle. Cette force est décrite dans Mourir de penser comme « force qui vainc la gravité et qui soudain aspire dans les siphons de l’aporie », permettant à la sève renouvelante de monter et jaillir (2015a : 41). C’est une force qui se manifeste à la fois dans l’écrit et dans les autres arts, y compris la musique, dont l’enjeu chez Quignard, comme l’observe Jean-Louis Pautrot, résiderait précisément dans la validation de l’origine naturelle des arts (PAUTROT : 70). L’e-motio extatique, correspond, en nature, à la phusis (ou physis), terme qui ne coïncide pas avec la nature elle-même, et qui désigne plutôt tout ce qui pousse. En effet, dans Mourir de penser, Quignard écrit aussi :
Le mot latin émotion veut dire e-movere, sortir de. Le mot grec phusis veut dire phuein, surgir. Le français « Il fut » vient du latin « Fuit ». Le temps passé de l’Être quitte soudain le registre de l’einai, il recourt « tout à coup » au phuein. Le mot grec exaiphnès (tout à coup) définit ce premier « coup » qui marque le printemps : dans le premier temps frappé du temps de l’année naturelle l’Être quitte l’être pour la phusis comme le fœtus quitte la mère pour devenir non-parlant (infans). (QUIGNARD 2015a : 42)
Or, la musique baroque, qui n’est pas le seul genre de musique aimé de Quignard, et qui est pourtant souvent évoquée dans son œuvre, est une musique capable d’émouvoir. Cela, à la suite du basculement de la rhétorique, art du trivium, vers le quadrivium, advenu graduellement entre le XIVe et le XVIIIe siècles, et grâce à la progressive élévation de la rhétorique au statut de modèle apte à l’élaboration d’un « discours musical ». Comme Gilles Cantagrel l’écrit, la musique baroque peut en effet « provoquer l’émotion, dans le sens strict que donne en 1740 le Dictionnaire de l’Académie du terme "émouvoir" : "Mettre en mouvement. Exciter quelque mouvement, quelque passion dans le cœur, causer du trouble, de l’altération dans les esprits" » (CANTAGREL : 412). Musique apte à communiquer le trouble, le déséquilibre immanent à la physis, elle peut d’ailleurs accompagner le mouvement de perte et réappropriation du perdu, elle peut en spéculer la chasse. Cela est possible, notamment, grâce à une « écriture chasseresse »10 modulée sur une forme musicale s’inspirant, à son tour, de la gestualité de la chasse : l’art baroque de la fugue. Car si la musique, à partir de la Renaissance, a emprunté à la rhétorique ses figures, il est tout à fait possible, comme l’affirme Françoise Escal, qu’advienne le contraire et que la littérature emprunte « – autant que faire se peut – des formes spécifiquement musicales » (ESCAL : 9).
La quête (la chasse) de Quignard procède par fragments. Constitutivement incomplets, ces fragments renvoient les uns aux autres, introduisent des variations et créent une polyphonie de voix. Entrelaçant une conversation jamais épuisée et, de fait, inépuisable, ces voix se pourchassent, s’appellent. Juste pour faire des exemples épars, ce sont les voix de George Sand, d’Ulysse, de Descartes, de Wen Bigu dans le sixième livre de Jin Ping Mei, de Montaigne, de Socrate, de Sénèque l’Ancien, du Bon Larron, de Benveniste, de Pétrarque, de l’acteur et dramaturge japonais Zeami … Se superposant, ces voix se dissimulent les unes dans les autres (c’est ce qui arrive, par exemple, quand Quignard traduit ou paraphrase un texte et que, à dessein, il ne lui reste pas fidèle, ou encore, c’est ce qui advient quand l’auteur opère le cut up)11. L’effet obtenu est presque celui de la conduite simultanée des voix, conduite proprement musicale, car la littérature, au contraire de la musique, fait entendre des voix différentes non pas simultanément, mais en succession. Là où en revanche ces voix sont divisées et, même, éloignées, elles entrent en résonnance et peuvent profiter de l’amplification d’une spéculation réciproque.
La fugue est un genre fondé sur des procédés contrapuntiques de nature imitative. La seule contrainte véritable de ce type de composition est l’exposition initiale d’un sujet dans toutes les voix composant la pièce, dans la tonalité de tonique et dans la tonalité de dominante. En ce qui concerne l’exposition en dominante, elle est dite « réponse » et elle est présente également dans le « contre-sujet ». Or, il n’y a pas une seule « voix », un seul volume, un seul chapitre ou paragraphe il n’y a pas, enfin, un seul fragment qui, dans Dernier Royaume, n’expose pas le sujet de la perte. Cela peut advenir de manière plus ou moins manifeste, car le thème de la perte est sans cesse varié : il est soumis à métamorphose. Cependant, chaque fragment (et même plusieurs mots isolés, comme dans le cas des termes « mue » ou « ruine », pour n’offrir que ces deux exemples) renvoie, fait écho au thème primaire de la perte (thème « du sujet » en termes musicaux). À chaque fois que ce thème se présente, il est accompagné de la réponse, c’est-à-dire du contre-sujet. La douleur de la perte est donc toujours escortée de sa contrepartie (dont la perte dépend tout en en étant aussi la métamorphose) : le contre-sujet est le don, l’offrande qui se manifeste dans l’acte d’écriture même, véritable jouissance féconde et créatrice. C’est du dialogue (et du contraste) entre sujet et contre-sujet que peuvent naître l’émotion et la capacité d’émouvoir.
Ajoutons maintenant deux autres aspects significatifs caractérisant l’écriture de Quignard. D’abord, le fait que l’exposition de la matière quignardienne recourt à des variations rythmiques. Comme la musique, la littérature peut en effet « opérer des effets de vitesse, d'accélération ou de ralentissement », pour reprendre encore Escal (340). Ce sera tantôt le rythme pressant de sentences aigües et tranchantes, tantôt un rythme de danse solennelle, comme celui de l’allemande ou de la sarabande. Il s’agit d’une succession de suites, comme nous l’avons dit plus haut. Ensuite, le deuxième aspect à relever est que la matière quignardienne avance (métaphoriquement) au rythme des appariations et disparitions du thème principal. Une telle alternance est possible grâce à un style s’inspirant de la fugue. Car la fugue, par le biais du contrepoint, permet la perpétuelle renaissance d’un même thème, repris et modifié. Le thème jaillit alors libre, bien qu’il soit lié à ce qui l’a précédé, ainsi que déjà projeté dans ce qui va suivre : il est compris entre deux termes opposés, qui en lui se reflètent, et qui jouent d’ailleurs à le faire apparaître et disparaître. Tel est en effet le destin de l’objet aimé : celui d’être immédiatement « perdu dans la jouissance » (QUIGNARD 2007, 49), jouissance sexuelle, génitale. De cet objet introuvable, on devra donc chercher l’image, l’agalma. Image du perdu, l’agalma est l’objet abject, jeté, c’est le déchet dont la valeur est difficilement devinable. Pourtant, étymologiquement, l’agalma est aussi - comme Chantal Lapeyre-Desmaison l’a remarqué dans son étude consacrée à la poétique quignardienne de l’agalma -, une « offrande » faite au perdu (LAPEYRE-DESMAISON : 47). Nous comprenons alors encore mieux le sens de la réflexion de Quignard autour de la chambre non-balayée de Sôsos, ainsi que la valeur que l’auteur confère au déchet.
À partir de ce que nous venons de voir, dans sa quête du perdu, Quignard recourt encore et toujours à des voies contrastantes, maintes fois reparcourues. « Reparcourues » non seulement dans le sens de « empruntées plus d’une fois », mais aussi dans celui de « parcourues en arrière », « remontées ». Cela, en vertu du fait que, dans l’œuvre de Quignard comme en musique, la répétition est à notre avis un revenir en arrière (un régression) qui permet, en même temps, d’« avancer », de « progresser ». Ce qui surgit dans la répétition est l’unicité de l’événement, et, pour citer Deleuze, sa « singularité inéchangeable, insubstituable » (DELEUZE : 7). Dans chaque répétition, considérée comme instant extatique, petit recoin choisi au bord de la rivière (pour reprendre l’image rencontrée plus haut), il y a « tout le jeu théâtral de la perte et du salut » (DELEUZE : 13). Accueillir la fragilité de l’instant (du « coin »), assumer le fait qu’il est inextricablement voué à la mort, permet d’en comprendre la portée spéculative et d’en être éperdument ému. Le signe d’une telle émotion est l’e-motio des larmes, traces abjectes de la souffrance de la perte remobilisant la quête du perdu et entraînant le rejaillissement de la vague du jadis, répétition sur répétition, variation sur variation. Po Ya fait de la vraie musique seulement quand il commence à pleurer : ses larmes, nées de la souffrance ressentie à l’ombre de la mort, quand il prend conscience de sa caducité et qu’il souffre du passage du temps, sont une offrande au perdu faisant signe vers le perdu-même. Les larmes sont donc un instrument de spéculation, agalma de l’objet perdu, comme l’est le déchet pour l’homme Romain sacrifiant à ses morts, et comme le sont le son pour le musicien et la lettre pour le lettré12. L’« émotion » est ce mouvement qui, de l’intérieur, va vers l’extérieur, seulement pour y faire retour. Chaque larme, écrin dissimulant une immanence transcendante, s’écoule comme dans un fleuve de larmes où toutes les larmes sont, apparemment, tout à fait identiques. Cependant, toujours différente, toujours unique, chacune de ces larmes répète et varie la méditation du perdu tout en faisant signe à l’intime, à l’âme souffrante et jouissante de la perte. Telle est la leçon émouvante de la musique : jouir de la perte, lettre après lettre, écrivant à l’ombre de la mort jusqu’à ce que celle-ci ne triomphe définitivement, comme on joue l’Allemande de Rameau, à l’infini.
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RODRIGUEZ C., « Mourir de penser : une autobiographie intellectuelle », in Jedrzejewski F, Martinez F., Périn N. (dir.), Pascal Quignard, l’écriture et sa spéculation, précédé d’Esse in speculis de Quignard P., Limoges, Éditions Lambert-Lucas, 2020, p. 179-187.
Note
↑ 1 Afin de localiser, dans l’œuvre de Quignard, les premières traces du thème de la perte de visage due à la lecture, on doit remonter au moins aux années 1976, avec la parution de Le Lecteur et, surtout, à 1979, quand l’auteur publie Le Secret du domaine, texte repris et recomposé en 2006 sous le titre L’enfant au visage couleur de la mort. Dans ce conte, « la lecture, exclusive de toute autre activité, entraîne l’enfermement et la mort […]. L’enfant [protagoniste du conte] devient de fait un "monstre", un enfant-livre, la mort enrobe tous ceux qui l’approchent et lui mort peu à peu à l’humain pour devenir image d’un livre ». L’« emprise de la lecture » est quelque chose d’ « incontrôlable, envahissante, remplaçant la vie » (FENOGLIO : 187-189). Voir aussi : P. Quignard, L’enfant au visage couleur de la mort. Conte, Paris, Galilée, 2006, p. 19. P. Quignard, Le Lecteur, Paris, Gallimard, 1976.
↑ 2 Comme Calle-Gruber l’explique dans son étude Pascal Quignard ou Les leçons de ténèbres de la littérature, les livres de Quignard s’offrent au lecteur sous la forme d’une « lueur de cendre » où l’écrivain donne et se donne jusqu’au bout, et, en se donnant, se perd. CALLE-GRUBER 2018).Voir aussi : (QUIGNARD 2015c)
↑ 3 Pour Quignard, le recoin est aussi, par association, "requoy", requiem et silence (QUIGNARD 2020 : 9, 12-13, 26-27).
↑ 4 Comme Michaël Ferrier l’observe, l’extase peut apparaître autant sous les semblances du plaisir érotique, que de la méditation mélancolique ou de la transe chamanique (FERRIER : 213).
↑ 5 Voir : Rabaté D., « Sur le jadis », in Mireille Calle-Gruber, Anaïs Frantz, (sotto la dir. di), Dictionnaire sauvage Pascal Quignard, op. cit., p. 636.
↑ 6 Voir aussi : Quignard P., Sur l’idée d’une communauté de solitaires, Paris, Arléa, 2015 / (QUIGNARD 2015b : 35).
↑ 7 C’est la dernière danse du vingt-cinquième ordre, figurant dans le quatrième et dernier livre des pièces pour clavecin (1730) (COUPERIN : 114-115).
↑ 8 Quignard évoque le conte des frères Grimm et la ballade de Sachs dans le chapitre XXIX, « Le garçon mort d’Ingolstadt » (QUIGNARD 2018 : 194-199).
↑ 9 Et Rodriguez continue ainsi : « C’est une chasse, une prédation et la proie elle-même. Penser, c’est être curieux et se retirer dans la méditation. C’est une séparation et une intégration un aller et un retour une activité du cerveau et du corps, un assujettissement et une libération une souffrance et le comble de la joie. Penser, c’est écrire ou travailler et rêver (la pensée est souvent opposée à la « rêvée ») » (RODRIGUEZ : 181).
↑ 10 D’après les mots de l’auteur : « […] tous mes romans sont des fuites. Alors que mes essais sont des chasses mythiques » (QUIGNARD 2007).
↑ 11 Voir : Mireille Calle-Gruber, « Cut up », in Dictionnaire sauvage Pascal Quignard, op. cit., pp. 140-143.
↑ 12 Nous renvoyons aussi à : Crevier Goulet S.-A., « "Plorer, gémir, crier" : des larmes musicales aux larmes littéraires chez Pascal Quignard », in Calle-Gruber M., Degenève J., Fenoglio I., Quignard P. (dir.), Pascal Quignard. Translations et métamorphoses, Paris, Hermann, 2015, p. 401-418.