Publifarum n° 36 - Nouvelles formes de l'écriture scientifique

Vrais et faux repentirs : heurs et malheurs de la relation auteur-relecteur

Alberto Bramati



Abstract

Francese  | Inglese 
Lorsqu’on travaille à l’élaboration d’un texte écrit, la première version d’un passage correspond rarement à celle qui sera finalement publiée. Si le « repentir », considéré comme la correction de ce qui est jugé imparfait par l’auteur lui-même, est consubstantiel à l’acte d’écrire, on tend souvent à oublier que la version définitive d’un texte est, en règle générale, le résultat des décisions prises, sur un mode consensuel ou conflictuel, à l’intérieur de la relation entre l’auteur et ses relecteurs. Dans cet article, à partir de notre expérience de linguiste et de traducteur du français vers l’italien, nous présenterons quelques réflexions sur la fonction (positive ou négative) des relecteurs (anonymes ou connus) dans l’élaboration de la version définitive d’un texte écrit.

Il Commendatore
Pèntiti, cangia vita: / È l’ultimo momento!
Don Giovanni
No, no, ch’io non mi pento: / Vanne lontan da me!
Il Commendatore
Pèntiti, scellerato!
Don Giovanni
No, vecchio infatuato!
Il Commendatore
Pèntiti!
Don Giovanni
No.
Il Commendatore
Sì.
Don Giovanni
No.
(Da Ponte, Don Giovanni, atto II, scena XVII)1

Lorsqu’on travaille à l’élaboration d’un texte écrit (que ce soit un texte narratif, un essai ou une traduction), la première version d’un passage correspond rarement à celle qui sera finalement publiée. Il arrive quelquefois d’avoir de bonnes intuitions dès qu’on commence à composer une phrase, mais plus fréquemment le texte définitif sera le fruit d’un long travail de réécriture, où les autocorrections constituent, plutôt que l’exception, la règle. Le « repentir », considéré comme la correction d’un texte jugé imparfait par l’auteur lui-même, est donc consubstantiel à l’acte d’écrire. Moins couramment, me paraît-il, on prend en compte le rôle que jouent d’autres figures professionnelles dans le travail d’élaboration du texte définitif : que ce soit un ami, un collègue ou un professionnel de la révision, on tend à oublier que la version définitive d’un texte écrit n’est que rarement le fruit du travail solitaire de son auteur : en règle générale, cette version est le résultat des décisions prises, sur un mode consensuel ou conflictuel, à l’intérieur de la relation, tantôt profitable tantôt nuisible au texte, entre l’auteur et ses relecteurs. 

Dans cet article, à partir de mon expérience de linguiste et de traducteur du français vers l’italien, je voudrais présenter quelques réflexions sur la fonction (positive ou négative) des relecteurs dans l’élaboration d’un texte. Comme le facteur qui me paraît discriminant dans la relation entre l’auteur et son relecteur est la possibilité ou non de connaître l’identité de ce dernier, je traiterai d’abord des révisions effectuées par un relecteur connu (qu’il soit choisi ou non par l’auteur) et ensuite des révisions effectuées par un relecteur anonyme, aujourd’hui très en vogue (peer review).

1. La relation d’un auteur avec un relecteur connu

Lorsqu’un relecteur est une personne connue, on peut envisager deux cas de figure : 1) le relecteur est choisi par l’auteur lui-même pour recueillir un avis sur une version préliminaire du texte (il peut s’agir d’un collègue spécialiste du même domaine ou, dans le cas d’une traduction, d’un réviseur de confiance) ; 2) le relecteur est choisi par l’éditeur (il s’agit alors d’un rédacteur qui travaille pour la maison d’édition censée publier le texte). Dans les deux cas, l’auteur est dans la condition de construire avec son relecteur une relation constructive dont le but partagé est l’amélioration du texte. 

Si l’auteur ne connaît pas son relecteur, il se peut que leur relation soit, surtout au début, difficile, voire tout à fait conflictuelle. C’est ce qui m’arriva en 2008 avec ma traduction d’Apprendre à finir de Laurent Mauvignier. L’éditeur en avait confié la révision à une rédactrice qui faisait passer la lisibilité du texte cible avant la reproduction du style du texte source : concrètement, ses interventions revenaient à effacer les répétitions, à normaliser la syntaxe, et plus généralement à clarifier le texte. Le conflit a été très dur. J’ai menacé de retirer mon nom de cette publication et ce n’est que grâce à l’intervention du directeur éditorial qu’on a pu établir une méthode consensuelle de travail : d’un côté, Giusi Drago a compris la nécessité de respecter les répétitions et les anacoluthes ; de l’autre, j’ai accepté des interventions visant à créer un texte plus lisible2. Sur cette base partagée, nous avons pu reprendre le travail, toujours à la recherche du meilleur équilibre entre la reproduction du style du texte source et la nécessaire lisibilité du texte cible pour le lecteur italien. Je suis convaincu que ce travail en commun a profité à la qualité de ma traduction3.

La révision d’un texte par un relecteur expert est toujours indispensable pour plusieurs raisons. Puisque la présentation de problèmes de syntaxe prendrait trop d’espace, je vais donner quelques exemples tirés de mon expérience de traducteur. En premier lieu, le relecteur expert peut trouver des erreurs ayant échappé au traducteur. C’est le cas typique des calques : dans l’exemple 1, tiré de ma traduction d’Apprendre à finir de Mauvignier, j’avais erronément interprété le nom boulimie comme un emploi métaphorique pour exprimer le désir irrépressible de la narratrice. En fait, en français, le sens de « désir irrépressible » est bien une acception du nom boulimie enregistrée dans les dictionnaires, alors que ce n’est le cas pour le nom correspondant bulimia, qui n’a que le sens de « besoin pathologique de manger ». C’est justement à Giusi Drago que je dois la correction de cette erreur : dans la version définitive, le nom boulimie a été correctement traduit par frenesia.

1

J’avais cette boulimie qu’on a, à vouloir tout donner parce qu’on se dit que ce ne sera jamais assez à côté de ce qu’on a reçu. (Mauvignier 2000 : 37)

Io avevo addosso quella bulimia che si ha quando si vuole dare tutto e ci si dice che non sarà mai abbastanza a confronto di quello che si è ricevuto. (Version remise au relecteur)

Avevo addosso quella frenesia che si ha quando si vuole dare tutto, perché si crede che non sarà mai abbastanza rispetto a quello che si è ricevuto. (Mauvignier 2008 : 26)

En deuxième lieu, un relecteur expert peut repérer les passages ambigus : ce qui est clair pour le traducteur qui connaît le texte source, n’est pas forcément clair pour le lecteur de sa traduction. Dans l’exemple 2, tiré de ma traduction d’un autre texte de Mauvignier, la pièce de théâtre Une légère blessure, le démonstratif neutre ça, en position d’objet direct, avait été traduit dans une première version par le clitique accusatif neutre le. En choisissant cette solution, très fréquente en italien, je ne m’étais pas rendu compte de l’ambiguïté de la phrase italienne, qu’a vue Giuliano Geri, le relecteur de ma traduction : alors que le pronom français ça renvoie à la situation décrite dans la phrase précédente, le pronom italien le a pour antécédent soit le nom uomo, soit le nom sorriso. D’où ma décision de changer ma traduction, le démonstratif ça étant finalement traduit par le syntagme nominal un’esperienza simile

2

Elles savent, mes vraies amies, comment, à chaque fois, j’arrive avec ce sourire que j’ai presque malgré moi, dès qu’un homme entre dans ma vie. Toutes les femmes connaissent ça un jour. Toi aussi tu l’as connu, partout, toutes, nous l’avons connu. (Mauvignier 2016 : 25)

Lo sanno, le mie vere amiche, come ogni volta, non appena un uomo entra nella mia vita, arrivo con quel sorriso quasi incontrollato. Tutte le donne lo conoscono, un giorno. Anche tu l’hai conosciuto, tutte, ovunque, l’abbiamo conosciuto. (Version remise au relecteur)

Lo sanno, le mie vere amiche, come ogni volta, non appena un uomo entra nella mia vita, arrivo con quel sorriso quasi incontrollato. Tutte le donne hanno un’esperienza simile, un giorno. Anche tu l’hai avuta. Tutte, ovunque, l’abbiamo avuta. (Mauvignier 2021 :197)

En troisième lieu, un relecteur expert signale les passages obscurs. Dans l’exemple 3, tiré de la même pièce, ce qui pose problème c’est la traduction en italien de la conjonction d’opposition alors que, à cause sans doute de sa position dans la phrase. Pour essayer de garder la même structure syntaxique, j’ai d’abord traduit alors que par quando, cette conjonction de temps pouvant exprimer aussi l’opposition. Dans ce cas, Giuliano Geri m’a signalé qu’il ne comprenait pas l’enchaînement logique entre les deux infinitives (smettere di negarli o nasconderli) et la dernière proposition, signe que la conjonction quand n’exprimait pas d’une façon suffisamment claire un sens d’opposition. D’où ma décision de restructurer la phrase.

3

Ce serait comme une photo – ça ne ment pas, une photo, et mes défauts, je serais obligée d’arrêter de les fuir ou de les masquer à mes yeux alors qu’ils s’étalent à ceux de tous les autres. (Mauvignier 2016 : 19)

Sarebbe stata come una foto – una foto non mente, e i miei difetti, sarei stata obbligata a smettere di negarli o nasconderli ai miei occhi quando sono evidenti a quelli di tutti gli altri. (Version remise au relecteur)

Sarebbe stata come una foto – una foto non mente, e i miei difetti, così evidenti agli occhi degli altri, sarei stata costretta a smettere di negarli o di nasconderli a me stessa. (Mauvignier 2021 : 189)

En révisant une traduction, un relecteur expert peut, enfin, signaler des maladresses au niveau mélodico-rythmique : tout en étant correcte du point de vue lexical et grammatical, une phrase du texte cible peut ne pas être équilibrée à cause d’une mauvaise disposition des syntagmes, i.e. des accents des mots. L’exemple 4, tiré de la même pièce, montre une phrase complexe qu’il a fallu restructurer pour obtenir une phrase vraisemblable dans la bouche du personnage qui la prononce4. La version remise au relecteur n’était pas pour autant tout à fait satisfaisante, à cause de la position finale du syntagme prépositionnel nel metrò. Mes doutes ont été confirmés par Geri : dans sa révision, il a, en effet, déplacé ce syntagme, en le positionnant à l’extérieur de la phrase relative. Tout en partageant sa critique de la première version, j’ai préféré chercher une solution qui permettrait de garder ce complément en position finale, ce que j’ai obtenu en transformant le syntagme simple nel metrò en un syntagme complexe (in un vagone del metrò). Cet ajout permet d’obtenir une phrase équilibrée sur le plan mélodico-rythmique, tout en gardant la position du complément en fin de phrase. 

4

Parce que, quand ils vous reviennent en tête, les souvenirs éclatent à votre cerveau comme les mots qu’un inconnu vous susurrerait à l’oreille, l’air de rien, avec cette discrétion et ce culot incroyable de celui qui débiterait en souriant ses obscénités dans le métro. (Mauvignier 2016 : 38)

Perché, quando ti tornano in mente, i ricordi ti scoppiano nel cervello come le parole sussurrate all’orecchio da uno sconosciuto che, facendo finta di niente, con discrezione e un’incredibile sfacciataggine, ti sciorina sorridendo le sue oscenità nel metrò. (Version remise au relecteur)

Perché, quando tornano in mente, i ricordi ti scoppiano nel cervello come le parole sussurrate all’orecchio da uno sconosciuto nel metrò che, facendo finta di niente, con discrezione e un’incredibile sfacciataggine, ti sciorina sorridendo le sue oscenità. (Proposition du relecteur)

Perché, quando ti tornano in mente, i ricordi ti scoppiano nel cervello come le parole sussurrate all’orecchio da uno sconosciuto che, facendo finta di niente, con discrezione e un’incredibile sfacciataggine, ti sciorina sorridendo le sue oscenità in un vagone del metrò. (Mauvignier 2021 : 213)

Comme on vient de le voir, souvent les solutions aux différents problèmes que pose le texte sont trouvées à la suite d’une série d’échanges : une fois que le traducteur et le relecteur s’accordent sur la nature d’un problème, la recherche d’une solution se fait en concertation, par essais et erreurs, jusqu’à trouver la bonne solution, dont la paternité est souvent difficile à établir. Cette collaboration étroite peut aller plus loin : si le traducteur connaît bien le réviseur et qu’il a confiance dans son travail, il peut essayer des solutions « limites », dont il n’est pas lui-même tout à fait convaincu, pour voir si le relecteur les juge ou non acceptables.

Ce que je viens de montrer pour la révision d’une traduction est valable aussi pour la révision d’une étude linguistique ou littéraire : la collaboration avec un relecteur expert permet à l’auteur non seulement d’éviter des erreurs, mais aussi de corriger des phrases ambiguës ou obscures, et plus généralement d’améliorer la clarté de son texte. Tout « repentir » est alors le résultat d’une prise de conscience par l’auteur des défauts que présentait la première version de son texte : en général, l’auteur est bien content de se corriger pour présenter au public un texte de bonne qualité. Ce résultat ne peut être atteint que si le relecteur est compétent et si la relation auteur-relecteur se base sur le respect réciproque : dans ce cas, le travail de révision, mené tantôt en solitaire, tantôt en équipe, s’avère non seulement précieux, mais aussi indispensable pour la qualité du texte définitif. C’est précisément ce qui n’arrive presque jamais lorsque le réviseur est anonyme.

2. La relation d’un auteur avec un relecteur anonyme

Les conditions qui rendent très profitable la collaboration entre auteur et relecteur quand les personnes se connaissent manquent presque entièrement lorsque le relecteur est désigné sous forme anonyme par les responsables d’une publication, que ce soit un numéro de revue ou un volume contenant les contributions de plusieurs spécialistes (peer review). Comme son travail consiste à évaluer un texte, j’utiliserai plutôt le terme d’« évaluateur ».

Tout d’abord, la condition même de l’anonymat est difficile à respecter. Il n’est pas rare que l’auteur d’un article soit aisément identifiable pour plusieurs raisons : dans la plupart des cas, les spécialistes d’un domaine spécifique d’une discipline ne sont pas très nombreux et, pour peu qu’ils aient déjà écrit sur le même sujet, il est très facile de les retrouver sur Internet. Leur identification peut être également obtenue en cherchant le programme d’un colloque ou d’une journée d’étude portant sur le sujet de la publication. L’anonymat est donc une condition facilement contournable, ce qui rend illusoire l’objectivité de l’évaluateur anonyme : si son regard sur le texte à évaluer est partial, il pourra profiter de son travail pour avantager ceux qui partagent ses opinions au détriment de ses adversaires théoriques.

Mais ce qui rend, à mon avis, inutiles, voire nuisibles, la plupart des révisions anonymes, ce sont surtout trois facteurs négatifs, souvent présents simultanément, qui concernent la figure même de l’évaluateur : 1) l’absence de motivation ; 2) le défaut de compétence ; 3) la posture rigide et défensive. Je vais les décrire rapidement à l’aide de quelques exemples. 

L’absence de motivation d’un évaluateur anonyme tient à l’inutilité de son travail : le temps qu’il aura consacré à la révision d’un texte (souvent loin de ses domaines de recherche) sera pour lui et pour sa carrière tout simplement du temps perdu. S’il accepte ce travail, c’est soit parce qu’il veut se faire apprécier soit parce qu’il sait qu’il aura besoin lui-même de ses collègues pour une publication à venir. Dans tous les cas, il désirera se débarrasser le plus vite possible d’une tâche devenue presque obligatoire avec la grande mode de l’évaluation par les pairs. Cette absence de motivation entraîne souvent une mauvaise qualité de la relecture. Les exemples pourraient être nombreux5, mais je ne m’y attarde pas car ce premier facteur négatif n’est qu’une condition préliminaire qui se répercute sur les deux facteurs suivants.

Le deuxième facteur – l’incompétence du relecteur anonyme – est bien plus important. Il ne suffit pas d’appartenir à une discipline donnée pour être en mesure de bien évaluer les résultats de toute recherche dans ladite discipline. Soyons clair : chacun d’entre nous n’est spécialiste que d’une petite portion de sa discipline, c’est tout à fait normal. Mais au lieu de faire profil bas et d’essayer de comprendre ce qu’un texte veut réellement dire, certains évaluateurs anonymes adoptent par principe une attitude critique. Comme une recherche basée sur une approche autre que la leur les agace, ils prétendent d’abord obtenir des explications supplémentaires dont un spécialiste ne devrait pas avoir besoin. En travaillant au croisement entre grammaire contrastive et traduction, j’ai reçu très souvent ce type de remarques, surtout de la part de traductologues qui ne s’y connaissaient pas en grammaire6. Mais l’incompétence de l’évaluateur anonyme se manifeste surtout dans son refus de se mettre à la place de l’auteur pour comprendre réellement sa démarche : d’où parfois des critiques vraiment étonnantes. Un exemple paradigmatique c’est l’évaluation que j’ai reçue pour mon article Enseigner la grammaire pour la traduction : traduire le pronom clitique on en italien, publié en 2019 dans les actes du colloque « La formation grammaticale du traducteur. Enjeux didactique et traductologique » organisé en 2017 par l’Université de Mons. Mon article était divisé en deux parties : dans la première partie, en prenant comme exemple le problème de la traduction en italien du pronom clitique on, je présentais la méthodologie suivie dans mes recherches de grammaire contrastive pour déterminer les solutions de traduction de certains « points de conflit » grammaticaux : cette première partie se terminait par un tableau qui résumait les résultats de mes recherches concernant la traduction de on ; dans la deuxième partie, je présentais la méthodologie que j’utilise dans mes cours de traduction pour apprendre à mes étudiants comment reconnaître les différents emplois de on et comment traduire ce pronom en italien. Voici les conclusions des deux évaluateurs : 

Not research-oriented, rather description of good-practice. […] Overall, I think that this contribution could be presented as a description of good didactic practice, but it is difficult to consider it as a research contribution. 

Recommandations: reject. (Évaluateur 1 de Bramati 2019)

Très bonne étude de cas. Le texte peut être publié tel quel si l’objectif de la publication est une étude de cas concrète et élaborée. Le texte doit être rejeté si l’objectif de la publication est une étude théorique.

Recommandation : à publier tel quel. (Évaluateur 2 de Bramati 2019)

Ce que j’aimerais souligner ce ne sont pas les conclusions opposées auxquelles ils arrivent, mais plutôt le fait qu’aucun des deux n’a vu, sans doute à cause d’une connaissance superficielle de l’italien, que la première partie de mon article présente non seulement ma méthodologie mais aussi les résultats de mes recherches sur le pronom on. Or, ces résultats peuvent, bien évidemment, faire l’objet de critiques, mais ils restent tout de même une contribution originale au débat sur la traduction de ce pronom en italien.

L’incompétence entraîne souvent une posture rigide et défensive : le discours proposé par le texte est, en effet, ressenti comme une mise en question de sa propre vision du monde. Le malaise qui en ressort se manifeste alors par une critique aussi systématique qu’injustifiée. Un symptôme révélateur du refus d’une nouvelle approche est le recours au principe d’autorité : dans les articles que j’ai consacrés au problème de la traduction des répétitions du français vers l’italien, un domaine de recherche où les publications sont presque inexistantes, il m’est arrivé deux fois que des relecteurs me reprochent une bibliographie trop pauvre : 

L’agencement du texte et l’économie argumentative de l’article auraient sans doute bénéficié d’un traitement plus extensif et détaillé de la littérature traductologique ; je pense, bien sûr, à Meschonnic (Critique du rythme, 1982 ; Poétique du traduire, 1999), mais aussi à un collectif récent consacré à la traduction des répétitions (La répétition à l’épreuve de la traduction, sous la dir. de Lindenberg et Vegliante, 2011) (Évaluateur 1 de Bramati 2017)

L’état de l’art et la méthodologie sur la répétition me semblent plutôt minces : trois articles en bibliographie. L’ouvrage de Madeleine Frédéric, La répétition, étude linguistique et rhétorique, Tübingen, 1985 n’est pas cité ni utilisé. (Évaluateur 2 de Bramati 2020)

En fait, j’avais attentivement lu ces textes (et bien d’autres), mais aucun ne donnait des informations utiles à ma recherche, soit parce que la figure de la répétition était envisagée selon une perspective différente, soit parce que, tout en traitant le problème de sa traduction en italien, la méthodologie et les résultats proposés ne correspondaient pas à mon approche. Faut-il indiquer dans une bibliographie tous les textes qu’on a lus, même ceux qui n’ont rien apporté à la recherche en cours ? Autrement dit : un chercheur est-il crédible seulement si sa recherche prend appui sur l’autorité d’autres recherches ? Dans cette nécessité presque obsessionnelle de s’appuyer sur l’autorité d’autrui, je vois surtout l’incapacité d’évaluer une recherche en elle-même, c’est-à-dire pour l’originalité de son approche, pour la rigueur de sa méthodologie et pour l’intérêt de ses résultats (validés ou non par d’autres études précédentes). Inutile de dire que, dans ce cas, mon « repentir » – car j’ai bien ajouté les textes indiqués dans la bibliographie de mon article – était un « faux repentir ». Il en est de même pour les conseils de lecture que certains évaluateurs prodiguent dans leurs commentaires : dans la plupart des cas, ces textes ont la fonction de flatter leur narcissisme plutôt que de donner des conseils réellement utiles à la recherche en question7.

Un exemple frappant de la difficulté de la plupart des évaluateurs de comprendre le but et la démarche d’un auteur a été l’évaluation d’un article que j’ai consacré en 2017 aux raisons purement stylistiques qui poussent un traducteur italophone à ne pas reproduire dans le texte cible certaines répétitions présentes dans le texte français qui ne posent aucun problème du point de vue lexical ou grammatical. La question à laquelle je voulais essayer de répondre était la suivante : existe-il des configurations textuelles qui favorisent ou qui entravent la reproduction de ces répétitions ? Autrement dit, lorsqu’un traducteur décide de ne pas reproduire une répétition a priori tout à fait possible, son choix stylistique répond-il à des règles textuelles inconscientes partagées par la majorité des locuteurs de la langue cible ? C’est une question difficile à aborder, ne serait-ce que parce qu’il est impossible de connaître les vraies raisons qui ont poussé un traducteur à effacer une répétition. D’où, d’un côté, l’absence d’études sur ce sujet ; de l’autre, la nécessité de m’appuyer sur mes propres traductions ainsi que sur le jugement d’un groupe de locuteurs italophones. Il s’agissait d’une recherche expérimentale qui, malgré les difficultés méthodologiques, montrait clairement, à mon avis, l’existence de « tendances » à la reproduction ou non d’une répétition, liées à la position des éléments répétés dans le texte. Difficile de faire accepter une démarche pareille à un évaluateur anonyme :

Bien qu’une tentative de typologie des répétitions soit en soi utile et légitime, il apparaît assez risqué (et peut-être un peu hâtif) d’affirmer, comme le fait l’auteur dans ses conclusions, que « ce qui peut changer d’un genre textuel à l’autre, ce sont les types de répétitions employés, non pas les stratégies de traduction » [sic !]. Pourquoi soumettre à des règles génériques, typologiques et structurales la dynamique énonciative des stratégies de traduction ? (Évaluateur 1 de Bramati 2017)

Ce jugement confus, voire contradictoire, montre bien que cet évaluateur ne partage ni l’hypothèse de base ni les résultats de mon étude. Néanmoins, une attitude négative de la sorte, malheureusement assez fréquente, comporte ce que j’appellerai un « risque d’homologation ». Ce qui est nouveau sur le plan de la recherche se heurte trop souvent à un refus plus ou moins explicite. L’impossibilité d’établir un dialogue constructif avec un évaluateur anonyme ainsi que le risque concret de voir son article refusé font que les auteurs tendent à concentrer leurs études dans les domaines plus en vogue, en suivant des méthodologies bien reconnues, ce qui est tout à fait nuisible à la liberté et à la créativité de la recherche. 

Paola Galimberti, responsable des archives de la recherche de l’Università degli Studi de Milan, résume ainsi les limites de la révision anonyme par les pairs :

Fra i limiti della peer review più frequentemente citati ci sono quello dell’efficienza e del costo sociale della peer review ex ante, quello dell’allungamento dei tempi di pubblicazione, l’obbligo per gli autori di accogliere le revisioni anche se non le condividono pur di vedere pubblicato il proprio lavoro, la scarsa efficienza in termini di assicurazione della qualità (ad esempio l’individuazione di errori o di casi di plagio) e la difficoltà di individuare la ricerca davvero innovativa. A ciò si aggiunge l’influenza esercitata dall’appartenenza a una scuola di pensiero piuttosto che a un’altra (una revisione non può mai essere completamente oggettiva) e quindi il forte carattere di soggettività che a volte rende persino superflua la lettura, e il fatto che per comunità molto piccole è molto difficile anonimizzare il processo8.

Conclusion

En amont de la soumission de son texte, un auteur sérieux cherche de lui-même de bons relecteurs, sachant qu’il n’est pas facile d’en trouver aussi bien parce que les gens compétents sont rares que parce qu’une révision sérieuse prend beaucoup de temps. Un auteur sérieux désire lui-même avoir un débat franc et constructif avec son réviseur dans le but non seulement d’éviter toute méprise grossière, mais aussi d’améliorer globalement la qualité de son texte. Un auteur sérieux accepte toujours, même si quelquefois c’est douloureux, les critiques bien argumentées qui visent non pas à détruire, mais à aider à mieux construire le texte en question. Pour que cela arrive, il faut que la relation entre l’auteur et son relecteur soit fondée sur le respect réciproque et qu’elle puisse accepter une discussion ouverte, indispensable aussi bien pour clarifier les positions de chacun que pour chercher ensemble des solutions satisfaisantes. 

C’est bien ce qui fait défaut quand le relecteur reste anonyme. À quoi bon alors la peer review ? Ma réponse : sauf rares exceptions, c’est un travail inutile, voire contreproductif. Les corrections imposées ne sont souvent que de « mauvais repentirs ». Voici ma proposition : les responsables d’un numéro de revue ou d’un recueil d’articles devraient évaluer eux-mêmes (éventuellement avec l’aide d’autres spécialistes) la qualité des contributions, en proposant ouvertement aux auteurs les corrections qu’ils jugent nécessaires. Dans cette configuration, ce serait donc aux directeurs d’une publication que reviendrait la responsabilité de la qualité des textes contenus dans leur volume. On aurait ainsi une révision non anonyme et plus motivée qui, grâce à une discussion franche et ouverte, pourrait réellement contribuer à l’amélioration d’un texte.


Bibliographie

Traductions du français vers l’italien révisées par des relecteurs connus

MAUVIGNIER Laurent, Apprendre à finir, Paris, Les Éditions de Minuit, 2000 (trad. it. La camera bianca, Rovereto, Zandonai, 2008).
MAUVIGNIER Laurent, Une légère blessure, Paris, Les Éditions de Minuit, 2016 (trad. it. Una ferita leggera, in J.-P. Dufiet (dir.), Laurent Mauvignier. Théâtre – Teatro, Trento, Università degli Studi di Trento, Dip. di Lettere e Filosofia, Labirinti 188, 2021, pp. 174-219).

Articles évalués par des relecteurs anonymes

BRAMATI Alberto, « Arbitraire du langage et traduction: de l’interprétation du texte à la médiation de l’Autre », Lingue Culture Mediazioni - Languages Cultures Mediation (LCM), 2014, I, 1-2, [en ligne] http://www.ledonline.it/index.php/LCM-Journal/article/view/727
BRAMATI Alberto, « “Structure” et “distance” des éléments répétés : deux critères qui influencent l’acceptabilité des répétitions dans les traductions du français à l’italien », Repères DoRiF, octobre 2017, 3, [en ligne] http://dorif.it/ezine/ezine_articles.php?id=356
BRAMATI Alberto, « Enseigner la grammaire pour la traduction : traduire le pronom clitique on en italien », in M. Berré et alii (dir.), La formation grammaticale du traducteur. Enjeux didactiques et traductologiques, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2019, pp. 163-177.
BRAMATI Alberto, « “Partir, sans partir” : répétitions, polyptotes et dérivations dans Mercier et Camier de Samuel Beckett et dans sa traduction en italien », L’analisi linguistica e letteraria, 2020, XXVIII, 1, pp. 43-62.
BRAMATI Alberto, « Une grammaire du français vers l’italien pour les traducteurs : méthodologie et résultats », in F. Lautel-Ribstein (dir.), Approches linguistiques contemporaines de la traduction, Arras, Artois Presses Université, 2021.

Textes critiques 

BRAMATI Alberto, « Recréer un style dans une autre langue. Quelques réflexions sur la difficulté d’évaluer une traduction », Repères DoRiF, Traduction, médiation, interprétation – volet n. 1, juin 2013, [en ligne] http://www.dorif.it/ezine/ezine_articles.php?id=64.
BRAMATI Alberto, DRAGO Giusi, « Il rapporto tra traduttore e revisore. L’esempio delle traduzioni di Mauvignier », Repères DoRiF Traduction, médiation, interprétation - volet n. 2, août 2014, [en ligne] http://www.dorif.it/ezine/ezine_articles.php?id=176
DA PONTE Lorenzo, « Don Giovanni » [1787], in Memorie. Libretti mozartiani, Milano, Garzanti, 1988, pp. 509-595.
GALIMBERTI Paola, « La saggezza della follia », in A. Banfi, E. Franzini, P. Galimberti, Non sparate sull’umanista. La sfida della valutazione, Guerini e Associati, Milano, 2014, pp. 113-146.
ZAREMBA Charles, « Traduction, traductions », CLAIX, Travaux 10, “La traduction” (Problèmes théoriques et pratiques), Aix-en-Provence, Université de Provence, 1993, pp. 29-49.

 


Note

↑ 1Da Ponte 1988 : 590-591.

↑ 2Pour la notion de « lisibilité » chez les éditeurs, voir Zaremba 1993.

↑ 3Sur les critères établis pour la révision de ma traduction d’Apprendre à finir, voir Bramati-Drago 2014.

↑ 4Le changement le plus important concerne les deux éléments nominaux coréférents (un inconnu et celui) qui ne sont traduits en italien que par un seul syntagme nominal (uno sconosciuto).

↑ 5Un seul exemple : dans sa fiche sur Bramati 2021, un évaluateur a fait suivre une phrase de mon article par le commentaire lapidaire « structure de la phrase à revoir ». Je regarde : je ne vois rien. Je demande à une collègue francophone, qui ne voit rien non plus. Finalement, en relisant sa retranscription en commentaire, je comprends : l'évaluateur avait lu une conjonction ou comme un adverbial relatif . On comprend que pour lui la phrase était bancale…

↑ 6Quand un évaluateur anonyme commente par un point d’interrogation le terme de complétive objet pour désigner l’argument phrastique d’un verbe, il est évident qu’il ne s’agit pas d’un relecteur approprié pour le texte en question (voir évaluateur 2 de Bramati 2014).

↑ 7Silvana Borutti, professeure émérite de Philosophie théorétique à l’Université de Pavie, spécialiste en philosophie de la traduction, m’a raconté qu’en 2019 l’un de ses articles avait reçu une évaluation négative. Que lui conseillait dans ses conclusions l’évaluateur anonyme ? Eh bien, de lire attentivement deux livres de…. Silvana Borutti ! (communication personnelle).

↑ 8Galimberti 2014 : 136.


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482