Publier et diffuser les nouvelles formes de l’écriture scientifique : un point de vue d’éditeur public
Table
1. Situation de l’édition scientifique publique en France aujourd’hui
Abstract
Francese | IngleseDepuis quelques années, les maisons d'édition scientifique publiques reçoivent des propositions de publication de textes qui relèvent de nouvelles formes d'écriture de la recherche : fictions documentées, manuscrits de recherche-création, restitutions littéraires d'enquêtes sociologiques, etc. Plusieurs éditeurs ont répondu positivement, non seulement en accueillant ces manuscrits dans leurs collections existantes, mais aussi en leur créant des espaces éditoriaux dédiés. Dans cet article, nous proposons d'aborder ce phénomène à partir de l'expérience des Presses Universitaires de Vincennes, dont l'offre éditoriale a été clairement redéfinie ces derniers mois sous l'effet de ces ouvrages innovants. Nous verrons comment ces nouveaux formats ont pu remettre en cause le circuit éditorial existant (à commencer par l'évaluation des textes), jusqu'à interroger la mission même de l'édition scientifique ou universitaire. Nous montrerons ensuite comment l'intégration de ces formats est en fait parfaitement justifiée du point de vue d'une mission de transmission des connaissances, et correspond même à une conception exigeante d'une science ouverte, en rouvrant les possibilités de rencontre entre le monde de la recherche et la société.
L’émergence de nouvelles formes de l’écriture scientifique pose la question de leur publication et de leur circulation. Si l’usage de nouveaux supports de diffusion (blogs, podcasts, vidéo, performances scéniques entre autres) est intrinsèquement lié aux nouvelles manières d’écrire la science, ces dernières recourent aussi aux formats les plus habituels de partage du savoir, tels que les revues ou les ouvrages universitaires. Cette question de la diffusion et de la publication des nouvelles écritures scientifiques sera envisagée ici du point de vue situé et concret d’un éditeur public. Directeur éditorial d’une maison d’édition attachée à une université, l’auteur de ces lignes a pu constater, au cours des dernières années, une accélération des projets éditoriaux convoquant de nouvelles formes d’écritures : fictions documentées, essais reposant des expériences subjectives ou des mémoires familiales, ouvrages issus de thèses ou d’HDR (Habilitation à diriger des recherches) en recherche-création ou restitutions littéraires d’enquêtes sociologiques. Ces productions représentent désormais une part importante des manuscrits proposés pour publication, jusqu’à redessiner significativement les contours de l’offre éditoriale des maisons d’édition universitaires. Nous entendons montrer dans le cadre cet article que, si cette irruption peut sembler déstabiliser les procédures établies jusque-là au sein d’une structure destinée à la publication de contenus scientifiques, les nouvelles formes d’écriture sont en fait très bien ajustées à une mission de diffusion large des résultats de la recherche. Elles représentent même une formidable opportunité d’ouverture des savoirs scientifiques, dans une conjoncture où une injonction de contribuer à la « science ouverte » pèse sur les éditeurs publics, et alors que la diffusion de travaux en sciences humaines et sociales rencontre aujourd’hui de sérieuses limites. Une telle affirmation suppose de brosser dans un premier temps un panorama de l’édition scientifique publique dans le cas de la France et d’identifier les principaux enjeux auxquels ce secteur est confronté. Cette mise en perspective nous aidera dans un second temps à comprendre comment l’accueil de nouvelles formes d’écriture s’offre comme une réponse à certains de ces défis et justifie un engagement éditorial des éditeurs publics.
1. Situation de l’édition scientifique publique en France aujourd’hui
Créées en 1982, service commun de l’Université Paris 8, les Presses Universitaires de Vincennes (PUV) appartiennent à la centaine d’éditeurs publics recensés en France aujourd’hui, dont une quarantaine sont attachés à des universités1. Constituées d’une équipe de neuf personnes2, publiant entre 20 et 25 ouvrages et numéros de revue par an, les PUV sont très représentatives de cet ensemble d’acteurs. Rappelons que l’existence d’un secteur de l’édition scientifique public et universitaire correspond à une mission de service public de diffusion des savoirs et des travaux issus de la recherche3. Cette mission repose sur le constat que si la recherche fait partie intégrante de la mission des universités et des grands établissements scientifiques, les résultats de ces recherches demeureraient lettre morte s’ils n’étaient publiés et, par-là, mis à la disposition des chercheurs et des publics intéressés4. Pour assurer cette responsabilité, les éditeurs publics ont publié en 2019, par exemple, plus de 250 revues et 1600 ouvrages, essentiellement en SHS pour ces derniers.
Il est utile également de rappeler que l’accomplissement de cette mission de partage des savoirs suppose l’exécution d’une série d’opérations : pour s’en tenir au cas des ouvrages, l’évaluation et la sélection des manuscrits5, le processus éditorial proprement dit - prise en charge du manuscrit et mise en cohérence stylistique et orthotypographique par l’éditrice, jeu d’allers et retours d’épreuves entre cette dernière et les auteurs et autrices, directeurs et directrices de volumes pour les ouvrages collectifs, montage et mise en page du volume – puis le travail de diffusion – sachant que l’essentiel de la production scientifique publique est aujourd’hui multisupport, papier et numérique6.
L’édition publique est aujourd’hui concernée par deux enjeux principaux, dont nous montrerons qu’ils peuvent être mis en lien avec celui des nouvelles écritures : celui de la difficulté à atteindre le lectorat potentiellement intéressé par les sciences humaines et sociales, et l’exigence régulièrement réaffirmée d’une science ouverte, reposant sur le principe que la recherche réalisée sur fonds publics puisse être accessible facilement et gratuitement. Le second enjeu pourrait être compris comme la solution au premier, mais nous allons voir que ce n’est pas nécessairement le cas.
La difficulté à toucher un lectorat en SHS se manifeste très concrètement par des chiffres limités de vente d’ouvrage, obligeant les éditeurs à se contenter aujourd’hui de tirages le plus souvent compris entre 200 et 300 exemplaires7. Les raisons de cette situation sont plurielles et difficiles à hiérarchiser8. Concernant le lectorat non universitaire, le rapport à la lecture est évidemment concurrencé aujourd’hui par tous les supports proposant des partages de connaissances scientifiques, en particulier sur internet. La raréfaction de la pratique de lectures d’ouvrages chez les étudiants en SHS figure aussi parmi les raisons expliquant le rétrécissement des exemplaires diffusés. L’édition en SHS pâtit enfin de la très forte concurrence sur l’espace en librairie, dans un contexte où la baisse des tirages qui concerne d’autres secteurs du livre, y compris la littérature, tend à être compensée par la multiplication et le renouvellement rapide des titres9. Les ouvrages moins liés au calendrier littéraire ou à l’actualité politique trouvent plus difficilement leur place dans ce contexte.
La multiplication des dispositifs supposés promouvoir la « science ouverte » pourrait apparaître dans ce contexte comme une issue à cette situation, sur la base d’un modèle de diffusion bien éloigné de l’existant, où le papier céderait entièrement la place au numérique, et en s’appuyant sur un schéma économique radicalement différent également, puisque fondé sur la gratuité des publications. On peut douter que ce modèle puisse constituer une solution, pour deux raisons au moins.
D’une part parce que ce modèle économique reste précisément peu défini : nul ne sait vraiment qui serait susceptible de prendre en charge le coût du travail réalisé par une maison d’édition, de l’expertise et l’accompagnement scientifique à la fabrication des ouvrages et revues (BLIC (DE) D. et SORIN C. 2020). D’autre part parce que les médiations concrètes de la diffusion gratuite passent par des plateformes numériques dont on peut douter qu’elles soient visibles par un autre public que celui des chercheurs spécialisés. La promotion d’une science dont les résultats soient accessibles au plus grand nombre représente certes un défi fondamental et le modèle dans lequel sont engagées les presses universitaires, avec des modes de publication diversifiés, conserve en fait toute sa pertinence. La présence en librairie représente un fort enjeu de ce point de vue. Non seulement elle permet aux éditeurs d’assurer le « petit équilibre » par lequel les recettes commerciales doivent couvrir les frais d’édition10, mais elle permet surtout de continuer à être en contact avec un public et un lectorat potentiel qu’une concentration exclusive sur les plateformes de diffusion numérique maintiendrait sans doute à l’écart des résultats de la recherche en SHS11. Ce faisant, les éditeurs publics contribuent à cette opération essentielle consistant à extraire un « savoir particulier pour le mettre plus largement à disposition, une opération qui n’a donc rien à voir avec l’exposition pure et simple de résultats, et qui réside au contraire dans leur traduction dans une langue suffisamment commune pour être comprise au-delà du petit cercle des spécialistes » (ANHEIM É. & FORAISON L. 2020b : 17).
Il était important de prendre le temps de rappeler les missions de l’édition scientifique et des conditions pratiques dans lesquelles elle s’exerce pour être en mesure de comprendre la place que peuvent prétendre y occuper les nouvelles écritures scientifiques. Nous allons maintenant préciser sous quelles formes se présentent ces nouvelles écritures à l’éditeur, les questions qu’elles soulèvent et les opportunités qu’elles représentent dans le contexte qui vient d’être dessiné.
2. Le défi éditorial des nouvelles écritures
De façon significative, parmi les manuscrits soumis aux Presses Universitaires de Vincennes depuis deux ans, de plus en plus nombreux sont ceux qui proposent des modalités d’écriture de la recherche ou de restitution de terrains d’enquête en sciences humaines et sociales dérogeant aux formats auxquels se conformaient jusque-là la plupart des manuscrits, individuels ou collectifs. Précisons d’emblée que ces propositions ont d’ores et déjà su retenir l’attention de l’éditeur, puisque plusieurs titres les représentant sont aujourd’hui disponibles en librairie ou en format numérique, et que deux collections ont été mises en place pour leur être dédiées. Commençons par présenter ces publications et ces espaces innovants avant d’interroger leur place d’une maison d’édition publique.
2.1. De puissants stimulants à la pratique d’écritures nouvelles
Parmi les collections ouvertes récemment aux PUV et ouvertes à différents formats d’écriture, la collection « Singulières migrations » a été créée par des enseignantes-chercheuses en sociologie-anthropologie, en sciences de l’éducation et en géographie qui souhaitaient ouvrir un espace éditorial apte à rendre visibles les sujets migrants et leur cheminement, « avec des dispositifs d’écriture aussi divers que l’enquête de terrain, la restitution scientifique, ou la création artistique, notamment sous la forme littéraire12. » De fait, le volume inaugurant cette collection en 2021 se présente sous la forme d’une fiction relatant le parcours de mineurs isolés arrivés depuis l’Afrique ou l’Asie centrale dans un camp de réfugiés en Europe (MESSINA M. 2021). Nous y reviendrons. Parallèlement était publié, au début de l’année 2022, un recueil collectif réunissant, sous le titre Raconter le chômage, la restitution littéraire d’une enquête sur la recherche d’emploi, enquête menée par des écrivaines et écrivains de deux masters de Paris 8 et de Paris Nanterre. Ce volume se présente lui-même comme le prologue d’une collection en recherche-création dont le premier titre est à paraître à l’automne 2022, et qui portera sur l’expérience de critiques affectées et de réceptions performées en danse.
Les PUV bénéficient certes d’un environnement institutionnel qui les destine à être plus particulièrement réceptrices de propositions éditoriales innovantes, étant adossées à une université fondée sur une appétence originelle à l’expérimentation13, poursuivie aujourd’hui avec la présence d’un master de Création littéraire, autour duquel interviennent plusieurs figures importantes de la littérature de terrain contemporaine (O. Rosenthal, S. Pattieu, V. Message, C. Montalbetti…). La recherche-création y occupe une place privilégiée avec la présence de l’École Universitaire de Recherche ArTec, au sein de laquelle « la création comme activité de recherche » et « les nouveaux modes d’écritures » constituent deux des trois axes scientifiques14. L’intérêt des éditeurs publics pour de nouveaux formats d’écriture semble cependant s’étendre au-delà de Paris 8, comme en témoigne par exemple l’ouverture d’une collection « Apartés » présentée par les Éditions de l’EHESS comme regroupant des « textes à part, courts et originaux, dans lesquels l’expérimentation narrative et subjective se mêle aux sciences sociales » et où « la réflexivité scientifique croise les interrogations littéraires et autobiographiques et s’empare d’expériences personnelles pour explorer de nouvelles configurations du savoir15. » La dernière édition des Rencontres annuelles de l’édition scientifique en SHS16, ou encore les discussions engagées par l’ensemble des éditeurs via leurs établissements de tutelle dans le campus Condorcet17, témoignent aussi d’un intérêt commun au monde de l’édition scientifique pour les nouvelles écritures.
La multiplication des projets éditoriaux innovants en sciences humaines et sociales correspond donc à un mouvement de fond que les éditeurs sont bien placés pour observer. Si cette dynamique est bien évidemment multifactorielle (comme en témoignent les contributions à ce numéro), du point de vue éditorial précisément on peut y déceler une réaction contre une certaine standardisation de l’écriture scientifique, elle-même issue des transformations récentes, observables en France comme ailleurs, des conditions de la recherche, en particulier de la recherche par projet qui ne favorise pas nécessairement le modèle de l’essai personnel et valorise a contrario fortement l’article de revue18. On ajoutera ici, à titre d’hypothèses, deux orientations thématiques qui nous semblent de nature à stimuler de nouvelles manières d’écrire la recherche :
- La première tient à une attention croissante portée à l’imagination comme une compétence sociale fondamentale et à l’imaginaire comme une production collective, sous-évaluée jusqu’ici par les sciences de la société du fait d’une division historique d’avec les sciences de la psyché. On observe cet intérêt aussi bien en anthropologie où un auteur comme C. Stépanoff a pu montrer comment les sociétés et les groupes sociaux distribuaient inégalement les compétences imaginatives et comment cette répartition pouvait constituer une forme basique de division du travail social et donc de hiérarchisation19. De même, en sociologie comme en histoire, on note l’ouverture de champs de recherche autour des dimensions sociales de l’inconscient et des productions qui en sont issus, qu’il s’agisse des rêves (LAHIRE B. 2018), des fantasmes et des complexes psycho-affectifs (MAZUREL H. 2021, par exemple). Mieux encore, cette compétence sociale à imaginer tend à être aujourd’hui valorisée comme une compétence heuristique. Cet intérêt est particulièrement visible en histoire, avec une revalorisation récente de la démarche contrefactuelle, s’appropriant un type de questionnement surtout pratiqué en littérature et dans la fiction en général sous le mode de l’uchronie (« Que se serait-il passé si… ? »)20. Ce mouvement se prolonge dans d’autres disciplines comme la science politique, où certains chercheurs proposent une investigation plus systématique de la question des « possibles » de façon à réconcilier les sciences de la société, l’utopie, la critique sociale et les perspectives d’émancipation, et à susciter de nouvelles articulations entre « le savant, le lecteur et le politique » (GUEGUEN H. & JEANPIERRE L. 2022 : 20).
- Une autre incitation forte à écrire autrement la science tient à l’investissement des sciences de la société dans la compréhension de la crise environnementale et la prise au sérieux de l’hypothèse d’un anthropocène qui interroge, par définition, les SHS. L’une des dimensions de ce bouleversement épistémologique est la remise en cause du partage entre nature et sciences naturelles d’une part, et culture et sciences de la société d’autre part21, qui entraîne une nécessaire recomposition des descriptions et des récits, dès lors, en particulier, qu’il n’est plus question d’écrire une histoire des sociétés qui n’intègrent pas les non-humains au titre de composants essentiels, voire d’acteurs à part entière. Alors même qu’il s’agit de faire entendre dans cette perspective, comme le résume C. de Toledo, « plus de langages, plus de signes » (2021 : 9), la question de l’écriture adéquate se trouve posée avec acuité.
Ces éléments de contexte ne sauraient évidemment épuiser la question des motivations à écrire autrement la recherche : elles visent à montrer que nous sommes en présence d’une tendance profonde et durable dont les éditeurs doivent tenir compte et, comme nous le proposons ici, soutenir.
2.2. Des textes innovants au service du savoir
Si les nouvelles écritures de la recherche sont fortement motivées dans le contexte qui vient d’être rappelé, leur publication par des éditeurs scientifiques ne va pas de soi pour autant, tout particulièrement lorsqu’elles prennent la forme de fictions ou de restitutions littéraires d’expériences sociales. Sous quelles conditions de tels textes peuvent-ils correspondre à la mission initiale des éditeurs publics, que nous avons rappelé plus haut, de diffusion des savoirs issus de la recherche ?
Nous pouvons reprendre ici l’exemple de la nouvelle collection des PUV consacrée aux migrations, et dont le volume inaugural prend la forme d’une fiction mettant en scène des personnages imaginés par l’autrice : des mineurs isolés hébergés dans un camp pour réfugiés en Europe dont la localisation « dans une capitale européenne » est laissée volontairement imprécise et une travailleuse humanitaire dont l’histoire est elle-même marquée par une migration familiale. La question du rapport entre sciences sociales et fiction n’est certes pas nouvelle, mais leur partage a fait l’objet de débats disputés, récemment, à la suite du succès rencontré par des fictions à fort ancrage historique22, puis de la revendication par certains chercheurs en SHS d’une attache de leur travail à la littérature23. Ici, c’est le souhait de rendre tangible la singularité de chaque migration qui a motivé les créatrices de la collection à y accueillir les formats les plus divers, y compris donc fictionnels. L’ambition est clairement posée : « articuler études migratoires et productions fictionnelles, littéraires ou artistiques, est non seulement possible, mais nécessaire pour sortir de l’essentialisation du phénomène migratoire » (LEROY D., PERRETI-NDIAYE M. & SPIRE A. 2021 : 3). En mettant l’accent non seulement sur la singularité, mais aussi sur le caractère souvent ordinaire des migrations pour celles et ceux qui les vivent, les formats d’écriture ajustés à de telles restitutions peuvent donc participer à une œuvre de déconstruction des registres de représentations dominantes (politiques, sociales, culturelles) et interroger au passage le cela-va-de-soi de l’existence d’un problème public de « l’immigration » : de telles représentations sont précisément incapable de rendre compte de la multiplicité des trajets et des trajectoires, et tend à écraser sous les données chiffrées et massifiées la réalité des expériences vécues par les migrants comme par celles et ceux qui les accueillent. « Si l’imaginaire, la fantaisie, le rêve peuvent détourner de la rugosité du réel, on peut défendre l’idée selon laquelle le pas de côté fictionnel peut aussi s’avérer fécond pour rendre sensibles des réalités a priori éloignées. Ce sont parfois des métaphores qui nous permettent d’appréhender ce qui paraît dérangeant, inaccessible, trop complexe au raisonnement » (ibid. : 5).
En fictionnalisant son récit, l’autrice du Vertige des acrobates, qui ouvre la collection, rend ainsi possible une polyphonie des acteurs, pour laquelle la forme romanesque est parfaitement appropriée. Marine Messina fait entendre non seulement la voix des mineurs en migration, mais aussi celle des travailleurs sociaux généralement ignorés tant des études sociologiques que des discours politiques. Les logiques institutionnelles, de plus, parce qu’elles sont décrites depuis les effets qu’elles produisent sur leurs récipiendaires, sont rendues très compréhensibles ici, qu’il s’agisse de la politique migratoire de l’Union Européenne et de ses procédures « Dublin », des contraintes financières et juridiques qui pèsent sur les ONG ou encore de l’organisation hiérarchique des camps. Or, si l’autrice est en mesure de partager ce savoir, c’est qu’elle s’appuie sur une expérience de travail de deux ans dans un foyer pour mineurs isolés à Chypre, au cours de laquelle elle a collecté des données et des récits24. La qualification de « fiction documentée » semble ainsi adéquate. Elle remplit indubitablement une fonction de partage des savoirs, la forme romanesque étant de plus susceptible d’élargir ce partage à un lectorat non spécialiste, mais en quête de compréhension de ces questions.
Notre second exemple, l’ouvrage Raconter le chômage, pose un peu différemment la question de l’articulation de la recherche et de sa restitution littéraire. Le lien à l’université est ici évident puisque le texte proposé est issu d’une enquête menée par des étudiants en master25, sous la direction d’un enseignant-chercheur en littérature, lui-même romancier, Vincent Message. Ce dernier, dans un texte conclusif destiné à préciser les enjeux d’une telle démarche (MESSAGE V. 2022), insiste sur l’importance de l’enquête préalable à l’écriture des textes, et de ses enjeux politiques et sociaux, puisqu’il s’agissait d’aborder la question du chômage à partir de la situation de recherche d’emploi, abordée dans le cadre d’une agence Pôle Emploi, d’une Mission Locale et d’une association de soutien aux chômeurs en recherche de travail. À partir d’entretiens ayant fait l’objet de retranscriptions systématiques, les contributeurs au volume disposaient d’une latitude pour en rendre compte, avec la possibilité, là aussi, de les fictionnaliser. Ce parti pris reposait sur la conviction que l’enquête littéraire produit « une certaine forme d’attention » (ibid. : 254), attention précisément relancée par la variation de style entre les auteurs, et qui diffère d’un rendu sociologique « classique » par une sensibilité au « dire » autant qu’au dit, et par une liberté dans la variation des focales (situation décrite minutieusement, inscription dans une histoire de vie, etc.). Une « connaissance d’ordre sensible » est ainsi rendue possible et justifie, comme dans l’exemple précédent, la valeur du genre de connaissance que permet ce dispositif d’écriture. L’affirmation d’une éthique de l’entretien posée préalablement à l’enquête et l’organisation d’une discussion collective des résultats obtenus par chacun des participants, contribuent enfin à garantir que la dimension littéraire de l’écriture ne se développe pas au détriment de la réalité sociale dont elle témoigne.
La dimension d’enquête et la définition d’un protocole de recherche inscrit l’expérience de Raconter le chômage dans une démarche de recherche-création qui figure comme un champ de recherche en plein essor et auquel un éditeur scientifique peut vouloir ouvrir un espace de visibilité, comme c’est le cas pour les PUV qui ont décidé d’y consacrer une collection. Si la recherche-création ne répond pas à une définition unique, son affirmation repose sur la double conviction que toute recherche en sciences sociales peut être envisagée comme une forme de création, et que toute création intègre réciproquement une dynamique de recherche. Le volume inaugural de la nouvelle collection de recherche-création des PUV s’inscrit dans ce champ de réflexion en interrogeant, à partir d’une trajectoire personnelle et narrée à la première personne du singulier, différentes modalités selon lesquelles une chercheuse est affectée par son objet d’investigation, ici la danse, et comment la réponse à cette interrogation peut passer par une pratique réflexive : « penser en dansant » pourrait-on dire (L. BOULBA P. 2022). Pauline L. Boulba assume un point de vue situé, dans l'univers académique (comme jeune chercheuse précaire), artistique (comme danseuse en cours de professionnalisation) et plus généralement dans le monde social (en revendiquant une position transféministe). Ce faisant elle rejoint une volonté partagée par beaucoup d'expliciter les situations et les intérêts à partir desquels la connaissance est produite, et de ne pas dissimuler les rapports de pouvoir, pratiques et théoriques, au sein desquels le savoir est construit. Assumer la particularité d'un point de vue, manifesté par écriture qui peut prendre une dimension personnelle et intime, devient en fait la garantie d'une vision objective.
Les directrices de la collection, également coordinatrices du volume Raconter le chômage défendent plus généralement les formes de recherche impliquées, reposant sur une conception de la recherche qui ne se limite pas à ses définitions les plus positivistes : « L'expérience dans laquelle enquêteurs et enquêtés se sont engagés est un processus de connaissance sans rapport avec la vérification d’une hypothèse préalable ou la reconnaissance d’une idée déjà là. Elle se construit dans une continuité entre faire et former une idée, dans la mise à l’épreuve des données de l’enquête par des dispositifs littéraires » (HOUDART-MEROT V. & MURZILLI N. 2022 : 8).
2.3. Les nouvelles écritures au service d’une science vraiment ouverte
Des éléments de bilan se dessinent maintenant.
Il ne s’agit pas ici de refuser, avec ces exemples, de déterminer toute frontière entre fait et fiction ; dans le cas de la danse, l’attention aux processus de réception et aux affects qu’ils engendrent n’exclut pas une connaissance critique des œuvres ainsi reçues, et de leur contexte sociohistorique de production. De même, si la fiction documentée peut produire une connaissance appuyée sur la tangibilité des situations, elle n’économise pas pour autant la description des processus et des dispositifs.
De telles production n’invalident donc aucunement les circuits et les procédures habituelles de validation des textes (par exemple la lecture en double aveugle), qui s’inscrivent bien dans un processus de transmission de savoirs certifié par des communautés savantes ; les évaluations peuvent porter sur les protocoles mis en œuvre à l’occasion des terrains, et sur l’absence de contradiction entre les résultats présentés sous des formes alternatives (et/ou donnant accès à des points aveugles des enquêtes plus académiques), avec les résultats les plus généraux obtenus par ces dernières. Le comité éditorial d’une maison d’édition scientifique continue ici de jouer un rôle important de validation des textes qui lui restent soumis, de même que les directeurs de collection spécialistes du domaine thématique (dans le cas de migrations par exemple) ou de la qualité de la démarche d’enquête (dans le cas de la recherche-création).
- On aura perçu, dans les paragraphes précédents, l’importance de l’appareil critique accompagnant les textes : avant-propos, préfaces, postfaces relatant les conditions méthodologiques de production des contenus. Elles témoignent de la réflexivité qui a accompagné ces œuvres tout au long de leur élaboration. Elles sont autant d’espaces de dialogues avec des formes plus universitaires de savoir. Ce paratexte confirme l’importance du travail de l’édition scientifique dans la promotion des nouvelles écritures de la recherche.
On observera qu’en permettant la diffusion de ces pratiques innovantes de la recherche et de ces modes d’écriture, un éditeur universitaire comme les PUV répond aux exigences réitérées d’une science ouverte : il y répond d’autant mieux qu’il s’appuie sur une conception exigeante de celle-ci, pour laquelle l’ouverture ne consiste pas simplement en la mise à disposition gratuite de résultats, mais repose sur le souci que les connaissances en sciences humaines et sociales se présentent sous des formes accessibles à un large public. Réciproquement, le choix fait par des Presses universitaires de publier des formes d'écriture expérimentales dans le domaine de la recherche scientifique en sciences humaines et sociales constitue une manière d'y promouvoir l'innovation en leur accordant une reconnaissance académique.
- Ces derniers points entrent en résonance avec le constat des difficultés rencontrées aujourd’hui par les éditeurs publics et évoquées au début de cet article. Sans prétendre bien sûr que l’ouverture aux nouvelles écritures va résoudre miraculeusement ces difficultés, celles-ci permettent bien cependant d’envisager la reconquête d’un lectorat curieux d'aborder les questions de théorie, de méthode et d'objets que se posent aujourd'hui les sciences humaines et sociales.
Bibliographie
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Note
↑ 1Les autres peuvent être attachés à des laboratoires, des grands établissements de la recherche, des instituts français de recherche à l’étranger, des EPIC, etc. Je m’appuie ici sur les données communiquées à titre provisoire en janvier 2022 par C. Dandurand, dans le cadre de sa mission de préfiguration d’un réseau des éditeurs scientifiques publics engagés dans la science ouverte.
↑ 2Un directeur éditorial, une responsable administrative et financière, deux éditrices, deux maquettistes, un responsable de la diffusion, un assistant d’édition en charge des contrats, des droits et de la communication, une adjointe administrative.
↑ 3Cf. la loi du 26 janvier 1984 sur l’enseignement supérieur, article 7, et le Code de l’éducation, article L 123-6 qui stipulent que « la diffusion des connaissances et des résultats de la recherche » relève des missions de l’université qui a capacité d’« assurer l’édition et la commercialisation d’ouvrages et de périodiques scientifiques ».
↑ 4Voir la charte de l’AEDRES (Association des éditeurs de la recherche et de l'enseignement supérieur) : http://www.aedres.fr/IMG/pdf/01_Charte_AERES.pdf.
↑ 5Assurée dans le cas des PUV par un comité éditorial composé des directeurs et directrices de collection et d’une partie des salariés, et animé par le directeur éditorial. On trouvera sur le site des PUV la présentation de ces collections et la composition du comité éditorial : http://www.puv-editions.fr/presses-universitaires-de-vincennes.html.
↑ 6Les publications des PUV sont diffusées par l’AFPU-Diffusion qui assure la diffusion des ouvrages et des revues de 21 éditeurs.
↑ 7Le cas des revues est différent, toute l’économie des périodiques scientifiques ayant été complètement transformée par l’apparition des plateformes de diffusion numérique du type de Cairn, Jstor ou OpenEdition qui ont amené la quasi-disparition des volumes papier de ces revues. Il est à noter aussi que la diffusion des ouvrages en format numériques (epub) n’a connu depuis son apparition aucune croissance spectaculaire, et ne compense donc que très peu la faible diffusion des ouvrages papier.
↑ 8Pour un panorama très complet de la situation de l’édition en SHS, on se référera à l’excellent volume dirigé par ANHEIM É. & FORAISON L. (dir.) (2020).
↑ 9B. Auerbach observe une multiplication par neuf des titres diffusés en librairie entre 1970 et 2018 accompagnée d’une forte diminution des ventes moyenne par titre (AUERBACH : 2020).
↑ 10On parle de « petit équilibre » car celui-ci ne comprend pas les salaires versés par les établissements. L’origine publique de ces salaires distingue l’édition publique de l’édition scientifique privée. Elle est la contrepartie de la diffusion à des tarifs accessibles au plus grand nombre d’une production éditoriale qui, sans la première, ne trouverait pas sa place au sein des réseaux commerciaux traditionnels.
↑ 11Le coût d'accès à la totalité du texte intégral sur ces plateformes est par ailleurs pris en charge la plupart du temps par des bibliothèques universitaires auxquelles n'ont accès que leurs adhérents.
↑ 12Selon la présentation que ses directrices donnent de cette collection : http://www.puv-editions.fr/collections/singulieres-migrations-41-1.html
↑ 13Que le nom de Vincennes vient rappeler, du site où a été créée en 1968 le « Centre universitaire expérimental », à l’origine de l’université, où tant les contenus pédagogiques, les disciplines enseignées, les rapports professeurs-étudiants, les modalités d’évaluation, etc., ont fait l’objet de véritables innovations dans le sillage de mai 1968.
↑ 14https://eur-artec.fr/leur-artec/presentation/
↑ 15https://www.ehess.fr/fr/communiqu%C3%A9/nouvelle-collection-apart%C3%A9s-aux-%C3%A9ditions-lehess
↑ 16https://editionshs2021.sciencesconf.org/
↑ 17Destiné à devenir l’un des principaux campus européens dans le domaine de la recherche et de la formation en SHS.
↑ 18On rejoint ici encore Anheim É. & Foraison L., lorsqu’ils affirment que « la fonction accordée à l’article de revue, en particulier dans le monde anglophone, est corrélée à une standardisation des modes de narration et de présentation des résultats qui laisse peu de place et l’expression d’interventions originales ou innovantes » (2020 b : 24).
↑ 19Encore plus récemment, GRAEBER D. et WENGROW D. (2021) proposent de revisiter l’histoire de l’humanité en accordant une place essentielle à la capacité des humains à imaginer les formes d’organisations politiques les plus diverses. Il en découle un récit radicalement différent des versions évolutionnistes de l’histoire longue.
↑ 20Voir en particulier DELUERMOZ Q. & SINGARAVELOU P. 2016.
↑ 21Remise en cause auxquelles ont fortement contribué en France les œuvres de B. Latour et P. Descola.
↑ 22La publication des Bienveillantes de J. Littell en 2006 a contribué à initier ce débat.
↑ 23Voir par exemple JABLONKA, I. 2014. Pour un état récent des débats en histoire sur cette question, voir le numéro de la Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine sur le thème « L'écriture de l'histoire : sciences sociales et récit » (n° 2, 2018), et en particulier les contributions de Élie Haddad et de Philippe Artières. Plus anciennement, le dossier « Savoirs de la littérature » des Annales HSS, 65-2, 2010 propose également un éclairage précieux sur ces questions.
↑ 24Cette expérience et les conditions de recueil des données ayant nourri l’ouvrage sont précisées dans une postface au récit, pp. 285-288.
↑ 25Le master Création littéraire de Paris 8 et le master Mise en scène et dramaturgie de l’université Paris Nanterre.