Écriture scientifique et support numérique. Formes et effets du discours scientifique sur Twitter
Table
1. Le discours scientifique sur Twitter : processus de légitimation
2. Stratification des comptes Twitter et écriture scientifique
Abstract
Francese | IngleseNotre contribution étudie les effets d’un support spécifique numérique, le réseau social Twitter, sur le discours de la recherche scientifique en sciences humaines et sociales. Nous revenons sur la façon dont les logiques de légitimation de la parole scientifique dans la sphère scientifique rentrent en conflit avec les logiques du réseau social qui opèrent selon d’autres critères de validité et qui peuvent contrecarrer ou au contraire amplifier le discours scientifique.
Les supports numériques de diffusion de la recherche se multiplient : blogs, vidéos (chaînes youtube), conférences-performances (conférence TDx par exemple), mais aussi fils twitter, streamings sur Twitch, etc. Chercheuses et chercheurs collaborent avec des professionnel·les de la vulgarisation numérique (ainsi, un collectif d’historiennes et d’historiens a écrit un bref essai Zemmour contre l’histoire1, et a demandé à la docteure en histoire et youtubeuse, Manon Bril, de relayer le contenu de cet ouvrage sur sa chaîne2) ou s’essaient elles-mêmes et eux-mêmes au maniement de ces nouveaux supports3.
La mobilisation de supports variés dans la transmission des savoirs, du monde de la recherche à la société civile, est étudiée depuis longtemps notamment dans les sciences dites « dures » (BOLTANSKI et MALDIDIER 1977, JACOBI 1986, FAYARD 1988), mais aussi dans les sciences humaines et sociales (on peut citer à titre d’exemple la journée d’études « Les nouvelles formes de la vulgarisation et de l’écriture des savoirs » en 2018 dans le cadre du projet Légipop4). Il est admis dans ces recherches que la mobilisation de nouveaux supports transforme l’écriture scientifique. Depuis les travaux pionniers de MacLuhan, il parait établi que le « le message, c’est le médium » :
[…] le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire, tout simplement, que les effets d’un médium sur l'individu ou sur la société dépendent du changement d'échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. (MACLUHAN 1968 : 37)
Cette réflexion s’est depuis abondamment vérifiée dans le spectre des études en sciences du langage, qu’il s’agisse d’étudier la spécificité du discours numérique (PAUL & PERRIAULT 2004, PAVEAU 2017) ou les effets de la médialité (SIOUFFI 2018) ou des « affordances » et contingences (NORMAN 2013 : 11) du support qui détermine, de différentes façons, la dimension, les prérogatives, la diffusion et la compréhension du message. Ce qui est vrai pour le discours général l’est d’autant plus dans le cadre d’énoncés fortement codifiés à l’instar des discours de spécialité, qu’ils soient scientifiques (CORNU 2005, pour le discours juridique, QOTB 2020, pour le discours médical) ou administratifs (comme la « diplomatie numérique », NOCETTI 2017 : 150-155). Ces nouveaux supports proposent effectivement de nouvelles écritures, des dispositions pragmatiques d’écriture et de lecture inédites, avec, souvent, des strates polyphoniques complexes entre différentes identités qui se chevauchent et s’entrecroisent, entre la voix plurielle d’une institution et celle, singulière, d’un individu écrivant, ou non, sous le couvert du pseudonymat.
Notre contribution se propose de se concentrer sur les effets d’un support spécifique numérique, le réseau social Twitter, sur le discours de la recherche scientifique en sciences humaines et sociales. Précisons que nous englobons, dans ce thème, différents discours : discours de diffusion, de vulgarisation, d’annonces et de discussions scientifiques. Nous considérerons ainsi que la diffusion ne doit cependant pas nécessairement se comprendre en termes de vulgarisation, dans la mesure où quand bien même on considérerait que la parole scientifique, étant toujours citation, est toujours reformulation (LOFFLER-LAURIAN, 1984 : 111), elle ne s’accompagne pas nécessairement d’un dispositif de dénomination (ibid., p. 113) ou d’équivalences entre termes simples et compliqués (ibid., p. 117-118). En revanche, elle présente toujours un sujet lié à une compétence disciplinaire. La reformulation propre à la vulgarisation s’accompagne de reprises métalinguistiques ou paraphrastiques des mots spécialisés (REBOUL-TOURÉ, MOURLHON-DALLAS et al., 2004) : la diffusion scientifique sur Twitter peut ainsi désigner le partage des résultats d’une enquête ou le fait de rapporter des propos lors du live-tweet d’une conférence, alors que la vulgarisation scientifique nécessite un tweet ou un fil qui explicite ces propos. L’annonce scientifique peut, pour sa part, désigner la notification d’une nouvelle publication, d’un séminaire ou d’un colloque. Enfin, la discussion scientifique englobe les échanges qui peuvent suivre un tweet, de quelque nature qu’il soit : diffusion, vulgarisation ou annonce.
Étudier les formes et les effets du discours scientifique sur Twitter permet de croiser deux paramètres :
Ce rapport complexe entre légitimité et incarnation des discours doit être abordé en prenant en compte les problèmes spécifiques de légitimité qui entourent la vulgarisation (BERGERON 2016) et plus généralement tout type d’écriture expérimentale qui s’éloigne des canons de l’écriture scientifique érigée comme standard (LE BART et MAZEL 2021), mais aussi la tension possible entre légitimité, c’est-à-dire « conform[ité] à ce qui est dicté ou considéré comme justifié par ledit milieu professionnel académique » (LEMOINE-SCHONNE et LEPRINCE 2019 : 15) et reconnaissance, par les pairs, les institutions de recherche, mais aussi les médias (ibid. : 16), la reconnaissance médiatique ne rimant pas forcément avec reconnaissance scientifique (BOURDIEU 1984, VIRY 2006). Nous nous proposons d’interroger le processus de légitimation scientifique de twitter, c’est-à-dire la reconnaissance (ou non) de ce support comme légitime pour le milieu professionnel académique.
La diffusion et la valorisation de la recherche, si elles occupent encore une place très marginale dans le temps de travail des chercheurs (LEMOINE-SCHONNE et LEPRINCE 2019 : 12) sont néanmoins en voie de légitimation institutionnelle. Elles font ainsi partie des critères mobilisés dans les instances françaises d’évaluation du CNRS (Centre National de la Recherche scientifique) et de l’Hcéres (Haut conseil d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur). On peut citer également le lancement, sur l’initiative du MESRI (Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et l’Innovation) du label SAPS (« Science Avec et Pour la Société ») dont la stratégie « science-société » comprend quatre axes, le premier visant à la « valorisation de la recherche et de ses enjeux auprès de tous les publics » et le deuxième la « formation à la médiation, la communication et à la démarche scientifiques5 ». Le premier forum SAPS en novembre 2021 porte ainsi sur les thèmes de la « médiatisation des sciences et du désordre informationnel6 ». Si la mobilisation de l’espace numérique est bien présente dans ces projets, puisqu’elle semble nécessaire à toute diffusion à grande échelle de la science (LEMERCIER, 2015), les réseaux sociaux sont peu mentionnés. Un espace comme Twitter semble constituer, contrairement aux initiatives de type « Open Access », une sortie du discours scientifique hors du champ traditionnel.
Les effets du discours scientifique sur Twitter doivent être compris à la fois au sein de cette plate-forme et au-delà : car si l’on considère que l’une des particularités notables de ces discours numériques est leur faculté d’émancipation et leur dimension intertextuelle ou inter-médiatique, puisque les tweets ont vocation à s’extraire, dans leur totalité médiale (capture d’écran avec avatar, nom d’utilisateur, nombre de « likes » et de « retweets »…) ou partiellement (avec simple reprise du dictum, cf. DEVELOTTE & PAVEAU, 2017, PAVEAU, 2019), les interactions discursives et le statut de ces discours tweetés sont par excellence mouvants et dynamiques et se définissent selon des logiques complexes, délinéaires, augmentables et innombrables (DEVELOTTE & PAVEAU, 2017 : 207-208) qui fondent non seulement leur complexité analytique au regard des énoncés traditionnellement étudiés par la linguistique, mais également leur intérêt premier pour ces mêmes études. Notre propos se veut cependant plus modeste et envisage ces notions surtout sur le plan pragmatique, et notamment au regard de l’ethos numérique (FOURMENTRAUX, 2015, SEKHNIACHVILI-KOMPERDRA & CHATENET, 2017) des agents à l’origine des tweets.
1. Le discours scientifique sur Twitter : processus de légitimation
Sur Twitter, la légitimation du discours scientifique s’opère selon deux dimensions complémentaires, l’une relevant des supports choisis, l’autre de l’utilisateur ou utilisatrice (personne individuelle ou institution). Le milieu académique est en effet, par excellence, un milieu où se télescopent le travail des individus et le travail des structures, du groupe de travail à l’université en passant par toute la stratification administrative universitaire, collaboration entre collègues, axe de recherche, laboratoire, UFR (unité de Formation et de Recherche) ou UMR (Unité Mixte de Recherche), revue à comité de lecture, etc. Il se distingue également par différentes entreprises de diffusions des savoirs, qu’il s’agisse de savoir-savants par l’intermédiaire des cours et séminaires de recherche à destination des étudiant·e·s ou des pairs, de sites des laboratoires, des UFR ou des universités, qui essaiment eux-mêmes pages dédiées aux projets de recherche, blogs d’actualité ou d’expériences scientifiques, liens vers les réseaux sociaux ou les sites communautaires (Youtube notamment).
La multiplicité de ces exemples rend particulièrement complexe le classement de la légitimité de ces plates-formes, notamment pour le public non-universitaire, d’autant plus que les espaces numériques et les réseaux sociaux ne semblent pas avoir des critères de légitimité qui se superposent avec ceux du monde académique. Ainsi, le badge bleu qui indique un « compte certifié » sur Twitter signale un compte « authentique, notoire et actif » c’est-à-dire un compte dont l’identité est vérifiée, qui représente une marque ou une personne référencée (par exemple sur Wikipédia) ou qui bénéficie d’une forte couverture médiatique. Un·e scientifique, légitime dans son champ par sa qualité statutaire, son parcours et son travail, peut dès lors ne pas avoir de compte certifié sur Twitter. Partant, la légitimité scientifique au sein des espaces numériques ne peut se calculer dans l’absolu mais en termes de dynamiques complexes et de processus de légitimation. Il est néanmoins possible d’opérer un classement et un panorama de ces espaces numériques en croisant plusieurs données : le choix du nom (titre affiché, nom personnel ou nom désignant un groupe de recherche), la nature du support, le caractère univoque ou plurivoque du discours, le rattachement institutionnel et le processus de diffusion. En considérant ces entrées, on peut ainsi distinguer, en rattachant la légitimité anticipée de ces espaces :
Cette schématisation ne doit pas masquer la porosité relative des utilisations d’un même support. Un réseau social peut être utilisé à la fois à titre personnel et académique, quand une personne poste pêle-mêle des tweets privés et des tweets relevant de son domaine d’expertise, les deux n’étant pas forcément faciles à distinguer. Un tweet personnel peut également servir à relayer ou à renvoyer vers une communication à titre académique. Le principe du retweet (d’un compte personnel via le compte d’une institution académique) peut également créer un changement catégoriel qui (re)légitimera le discours. Cependant, ce classement explicite la présence, en termes de légitimation, de deux hiérarchies : l’une relevant de l’identité de la locutrice ou du locuteur (individu, collectif, structure), l’autre le média par lequel passe le message (post twitter, blog de recherche, article de revue relu par les pairs). La hiérarchie médiale l’emporte et peut influencer, en retour, la légitimité des voix locutrices : le même propos scientifique sera considéré comme plus légitime par les actrices et acteurs du champ scientifique s’il paraît dans une revue plutôt que sur un blog ou sur un tweet, et ce même s’il est parfaitement identique dans son écriture.
2. Stratification des comptes Twitter et écriture scientifique
Twitter implique une difficulté complémentaire, liée en partie au principe de « micro-blogging » du site, unique en son genre. Cette contrainte du support crée une limite en termes de longueur du message, qui peut être occasionnellement étendue par l’image ou la vidéo, partie par le pointage vers un lien extérieur qui peut être accompagné, ou non, d’un texte explicatif, ce qui reproduit une dynamique multimodale bien connue par ailleurs et assimilable à une relation texte/image (KLINKENBERG 2008). Autrement dit, il est, en plus de la stratification déterminée précédemment (compte Twitter personnel/collectif/académique), une stratification de contenu qui amplifiera ou nuancera l’impression de légitimité liée aux comptes Twitter concernés. Ainsi, dans les cas de l’utilisation du réseau social à titre personnel, on verra plus souvent des marques de singularisation de l’écriture scientifique (via l’usage de la première personne, des marques de subjectivité de la locutrice ou du locuteur vis-à-vis de son discours) traditionnellement considérée comme le contraire de l’écriture scientifique savante « légitimée par son impersonnalité même » (LE BART et MAZEL 2021 : 10). De même, la nature du post lui-même, entre message « original », réponse, sub-tweet, quote reply tweet, message unique ou thread, diffracte d’autant plus la logique communicationnelle à l’œuvre et la rend incroyablement riche d’une part, mais également particulièrement compliquée à analyser.
Partant, un réseau comme Twitter oblige à naviguer entre plusieurs degrés d’analyse du discours numérique, au-delà des principes qui régissent celui-ci en général. Particulièrement, la brièveté du message, restreint à 280 caractères espaces comprises, nécessite des stratégies d’écriture spécifiques, visant soit à rendre chaque message (semi) autonome à la façon d’une maxime (en cas de message unique) ou d’un paragraphe dans le cadre d’une série de messages, ce qui implique une disposition textuelle tantôt propre aux aphorismes, faisant la part belle aux référents homophores, tantôt saturée d’éléments anaphoriques dans le cadre d’un thread ou d’une réponse à un autre tweet. Pour ainsi dire, soit ces messages sont destinés à être lus de façon autonome, décontextualisés d’énoncés antérieurs publiés sur Twitter, soit en réponse à ceux-ci, de différentes façons. S’ils ont une autonomie médiale, qui leur permet d’être isolés et reproduits en-dehors du Twitter, chaque post prenant l’apparence d’une capsule linguistique bornée par l’espace et les contraintes du site (PAVEAU 2017), c’est leur dimension intertextuelle qui influencera en retour leur légitimité.
En effet, on peut remarquer que les comptes institutionnels, que l’on peut considérer comme les plus légitimes tant ils sont à la fois « certifiés » et émanant d’institutions et d’écoles reconnues comme telles par les états et la communauté scientifique, appartiennent à cette première catégorie de tweets décontextualisés : ils renverront prioritairement à des événements scientifiques relevant tantôt de la communication académique (séminaires, colloques, journées d’études, publication de revues…), tantôt de la diffusion et de la vulgarisation (expositions, intervention dans les médias). Ces tweets sont également souvent accompagnés d’une URL pointant vers un site institutionnel ou d’un fichier joint (une image de type « affiche ») détaillant la nature de la communication. Ce sont ici des tweets de pointage, dont le contenu vaut moins que l’indexation qu’ils proposent du contenu scientifique et qui, partant, tirent leur légitimité tant de l’instance d’origine du message que de leur caractère exophorique, le site ou la ressource cible opérant une transitivité de la légitimité de la source de la cible vers le réseau social. Il faut en revanche sortir du domaine institutionnel pour rencontrer des tweets « traditionnels », qu’ils soient du chef de collectifs de recherche ou d’individus en eux-mêmes. Ceux-ci sont davantage situés, endophoriques au regard des stratégies énonciatives propres à Twitter, bien que l’on retrouve également des pointages vers des ressources extérieures, en tant que telles ou en citant des comptes institutionnels (par exemple en soulignant une intervention dans le cadre d’un événement scientifique). Les autres formes de communication sont de deux grands ordres : message personnel, non lié à l’expertise académique ; ou message lié à l’expertise académique (sachant que les deux sont parfois, et encore une fois, difficiles à séparer). Les premiers sortent, par définition, du domaine de cette contribution. En revanche, un message lié à une expertise académique contribue, de plusieurs façons, à la diffusion scientifique dans la mesure où elle fait partie, extensionnellement, des attributions de la profession du chercheur. Cette diffusion scientifique répond à des demandes de la part des publics (CARTIER 2019) et participent à l’évolution générale des idées scientifiques, notamment par leur mise à l’écrit (VERIN 1995).
On pourrait ainsi distinguer, sur l’échelle de la légitimation scientifique, les tweets exophoriques (plus légitimes) et les tweets endophoriques (moins légitimes) en remarquant que ce classement en termes de légitimation peut radicalement s’opposer à celui des tweets en termes de diffusion. Un tweet exophorique institutionnel aura peu de chance de « buzzer », de se retrouver en TT (« Trending Topic ») et d’être repris par les médias, contrairement à un tweet individuel endophorique. On retrouve ici la distinction entre reconnaissance académique et reconnaissance médiatique (LEMOINE-SCHONNE et LEPRINCE 2019 : 20). Il faut donc considérer (et distinguer) la légitimité non seulement du statut mais de l’effet de la parole scientifique sur Twitter.
3. Validité et contre-validité de la parole scientifique
L’un des enjeux de la parole scientifique, et ce qui fonde généralement sa spécificité, est qu’elle est par essence plurivoque et située. Le scientifique s’adresse à ses pairs — c’est un des principes structurants du champ scientifique (BOURDIEU, 1976) — et la parole scientifique assoit sa légitimité sur le fait qu’elle s’appuie, en amont, sur un autre texte scientifique, qu’elle cite (LOFFLER-LAURIAN, 1984), ce qui crée un réseau ascendant de légitimité : on sait que la critique des sources, leur sélection et leur discussion, compose un enjeu primordial de la disputatio et appuyer une démonstration sur un texte douteux rend douteuse la démonstration elle-même. Or, même dans ces cas de remises en question, la procédure de relecture par les pairs est cense assurer la bonne tenue du débat.
Le réseau social Twitter ne reproduit pas, dans son fonctionnement, le respect de ces principes. Chaque utilisatrice, chaque utilisateur peut citer les messages écrits par d’autres, y compris dans le cadre de messages « protégés » par leur autrice ou leur auteur, soit par les fonctionnalités du site, soit par une capture d’écran. Le processus citationnel de Twitter est tributaire d’une hiérarchie répondant non aux logiques scientifiques, mais propre au réseau social : un « gros compte » citant un discours scientifique (pour le reprendre, le nuancer ou le contredire) aura un effet et une visibilité bien plus grande qu’un compte institutionnel ou personnel d’un ou d’une chercheuse citant ce même discours, pour le reprendre, le nuancer ou le contredire. La hiérarchie institutionnelle se heurte à la hiérarchie du réseau, ce qui peut avoir des conséquences sur la façon dont le discours scientifique s’extirpe de Twitter pour s’introduire, par le jeu des citations de tweets et de reprises, sur divers sites, journalistiques par exemple (VÉRON, 2022). En effet, tandis que le discours scientifique se légitimise par un jeu de citations internes (y compris dans le cadre de la vulgarisation), le discours sur Twitter se légitimise non seulement par sa popularité dans le microcosme du réseau social (popularité calculée en termes de likes, de retweets, de qrt ou quote retweets — tweets repris avec une citation — sans dépasser une certaine proportion ou « ratio »), mais également par sa reprise à l’extérieur du site par des discours médiatiques. La logique de diffusion d’une parole scientifique sur twitter est ainsi bien différente d’une logique de diffusion d’une parole scientifique dans le champ scientifique. Une diffusion efficace (en termes de chiffres) sur Twitter implique ainsi une remise en question de la validité du discours scientifique, détaché de sa circulation : en effet, et alors que la circulation et la citation du discours scientifique renforcent sa légitimité, sa circulation sur Twitter, et notamment en-dehors des cercles institutionnels, peut au contraire l’abîmer et l’illégitimer. C’est le principe du « bad buzz » qui entraine des moqueries, voire du harcèlement, qui peut toucher soit des concepts dont les spécificités méthodologiques et disciplinaires ne sont pas forcément préparées à une opération de vulgarisation et de diffusion7 ou même des disciplines, typiquement la sociologie et plus généralement les sciences humaines et sociales, dont le statut scientifique est sans cesse contesté8.
De même, aucune hiérarchie de parole n’est a priori observable sur Twitter : un compte certifié peut répondre à un compte non-certifié et réciproquement, un compte à plusieurs milliers d’abonné·e·s peut répondre à un compte récemment créé et réciproquement. Ce dispositif, bien différent d’une intervention en colloque (soumise à la délégation de la prise de parole par l’équipe de modération) crée une horizontalisation de fait qui met en vis-à-vis le texte scientifique et la réponse, quand bien même cette horizontalisation ne serait-elle pas synonyme d’équipollence entre les messages, Twitter masquant certaines réponses sur la base de mots-clés (d’insultes ou de termes désobligeants, par exemple) et de comptes trop récents ou au nombre d’abonné·e·s faibles au regard des « gros comptes » et créant, de fait, une hiérarchie entre les différents messages (PAVEAU, 2017). Cette horizontalisation énonciative est redoublée, dans le cas des sciences humaines par l’illusion de l’utilisation d’une langue commune (ALLEMAND, 2016) qui ne permet pas forcément de distinguer la parole de l’expertise scientifique de celle de l’opinion. C’est justement en ces termes que les logiques scientifiques, sur Twitter, se heurtent et perturbent le déroulement des procédures de diffusion.
Le discours scientifique sur Twitter se positionne en des termes distincts, fondés non sur la légitimité au sein de la sphère scientifique mais sur la popularité au sein du réseau lui-même. On peut dès lors se demander quelle place peut avoir le discours scientifique sur Twitter dans la mesure où le calcul de l’efficacité de ce discours, quelle que soit sa nature (diffusion, vulgarisation, débat), ne se fait pas selon les mêmes critères que ceux qui existent dans le cadre des formes hiérarchiques de discussion (conférences modérées, intervention monologale sans réponses, écriture).
Conclusion
« Le message, c’est le medium » et le médium Twitter, par son principe même, semble faire obstacle à la diffusion du discours scientifique autrement que dans une perspective de pointage exophorique. Ce n’est cependant ni son public, ni ses contraintes d’écriture qui l’empêchent d’accéder à une autonomie et à une légitimation du discours scientifique (puisque ces paramètres influencent davantage la rédaction des messages que leur contenu à proprement parler), mais bien son principe de « micro-blogging » et d’exploitation de critères non reconnus par la communauté scientifique. Il ne s’agit pas, il faut le noter, de contraintes tributaires d’un algorithme mais bien de la façon dont le site gère ses utilisatrices et utilisateurs et l’importance relative qu’il leur donne en termes de visibilité selon la certification des comptes ou leur nombre d’abonné·e·s, autant d’éléments déconnectés de ce que le discours scientifique considère comme propre à la légitimation de son contenu. C’est donc bien au niveau du média que se situe l’enjeu.
Ce n’est pas à dire cependant que les instances du « web 2.0 » ne proposent pas des alternatives à cette situation, du moins, des plates-formes permettant de court-circuiter ces inconvénients. Notamment, les services de streaming, en direct ou en différé comme Twitch et Youtube, réinstaurent non seulement une hiérarchie entre les publics en reprenant des formats d’adresse qui peuvent rappeler un cours plus ou moins magistral, mais également une asymétrie fondamentale : il est certes possible de répondre à une vidéo par une autre vidéo, mais le travail que cela implique, et la difficulté de les mettre en relation les unes avec les autres en l’absence de la fonction de citation de Twitter, réduit considérablement l’effet de terrassement des discours les uns au regard des autres. Ils se prêtent en ce sens davantage à la diffusion et à la vulgarisation scientifique, certaines des chaînes Youtube ayant le plus d’abonné·e·s relevant de cette catégorie. On peut d’ailleurs se demander en quelle mesure Twitch et/ou Youtube se substituent à la télévision dans ces pratiques (ROUZE, 1995) et s’ils parviennent à être un meilleur vecteur de vulgarisation, la télévision (et par là l’écran, ou l’image) étant considérée comme « plus propre à susciter de l’émotion et de la curiosité qu’à transmettre de l’information » (art. cit., p. 126). Précisons que cette spécificité des supports n’empêche évidemment pas les discours frauduleux, complotistes ou anti-scientifiques, puisque se repose alors la question du temps qu’ont à consacrer les scientifiques à ces dispositifs et des compétences qu’ils et elles ont pour les créer.
Quant à Twitter, si le site demeure une extraordinaire plate-forme pour la communication scientifique sous toutes ses formes, il semble que ses affordances ne permettent pas, à l’heure actuelle, une diffusion efficace du consensus et du discours scientifique légitime. On peut se demander si certains ajustements sont possibles et souhaitables. Ainsi, on peut imaginer un autre processus de certification des comptes fondé sur d’autres critères (pour mettre en valeur des comptes possédant une légitimité reconnue dans le monde scientifique) et de hiérarchisation des réponses autorisées (réponses découlant de cette hiérarchie). Une telle importation des fonctionnements de la légitimité scientifique sur l’espace Twitter aurait sans doute un intérêt, mais d’une part, elle ne permettrait pas d’éviter certains écueils (argument d’autorité vs argument de fond, flou entretenu par la locutrice ou le locuteur sur le lien entre sa parole et son domaine d’expertise, flou entre prise de position politique personnelle et prise de position scientifique académique) et d’autre part, elle ôterait ce qui est, malgré ses limites, un intérêt réel de Twitter : la mise en relation directe de locutrices et locuteurs qui appartiennent à des mondes différents, à des champs différents. Plutôt qu’un changement de dispositifs aussi majeur sur Twitter, nous pensons qu’une amélioration possible peut venir, d’une part, d’une structuration de la diffusion et vulgarisation de la recherche sur les réseaux sociaux au niveau des différentes institutions (prise en compte effective du temps passé à la diffusion, coordination et formation des actrices et acteurs de cette diffusion, prise en charge technique professionnelle), et d’autre part, d’une meilleure diffusion scientifique hors des réseaux sociaux, et notamment dans les médias traditionnels, grâce au travail des journalistes scientifiques spécialisé·e·s. Un discours scientifique est (aussi) légitimité lorsqu’il n’est plus lié à une personne atypique, mais lorsqu’il entre en écho avec d’autres prises de parole, qui portent les mêmes résultats ou les mêmes principes méthodologiques. C’est toute la différence entre une légitimité scientifique (qui se réclame d’un champ, de son fonctionnement, de ses principes et de ses traditions) et une autorité charismatique (WEBER, 1917-1919) – fusse-t-elle liée à une ou un scientifique.
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VIRY, L., Le monde vécu des universitaires ou la République des Egos, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2006.
WEBER, M., Le savant et le politique, traduction par Catherine Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, [1917-1919] 2003.
Note
↑ 1 Collection Tracts (n° 34), Gallimard, 2022.
↑ 2 « Les historiens débunkent Zemmour » https://www.youtube.com/watch?v=QR3BCuJwjA4 (lien consulté le 16 février 2022).
↑ 3 C’est aussi notre cas : Laélia Véron est présente sur Twitter, Mathieu Goux sur Twitter et sur Twitch. Nous avons décidé cependant de ne pas évoquer notre pratique, analysée ailleurs (voir VÉRON 2021) dans cet article, dont la perspective est davantage théorique.
↑ 4 Journée d’études organisée par Anne-Isabelle François et Sarah Lécossais, publiée en partie dans « Mutations des légitimités dans les productions culturelles contemporaines » (BESSON et al. 2019).
↑ 5 https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/criteres-du-label-science-avec-et-pour-la-societe-saps-49490 (lien consulté le 16 février 2022).
↑ 6 https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/forum-national-sciences-recherche-et-societe-81784 (lien consulté le 16 février 2022).
↑ 7 On évoquera les travaux de la chercheuse Mathilde Cohen sur le concept de « blanchité alimentaire », dont la diffusion massive en ligne avait conduit Sciences Po Paris à se désolidariser de cette chercheuse en écrivant notamment sur Twitter : « les positions exprimées par Sarah Mazouz et Mathilde Cohen n’engagent pas Sciences Po » https://atlantico.fr/article/atlantico-light/sciences-po-se-desolidarise-d-une-video-sur-la--blanchite-alimentaire--francaise (lien consulté le 16 février 2022).
↑ 8 On peut penser aux commentaires de Cyril Hanouna « Moi je savais pas du tout que les chercheurs au CNRS pouvaient faire des recherches sur la télévision. Je croyais qu'ils cherchaient des vaccins, des trucs comme ça » (Touche pas à mon poste, 1er février 2022) suite à l’étude de la chercheuse Claire Sécail mettant en évidence le traitement privilégié d’Éric Zemmour dans son émission.