Publifarum n° 36 - Nouvelles formes de l'écriture scientifique

Ce que la « recherche-création » fait à l’écriture de la recherche en littérature

Violaine Houdart-Merot



Abstract

Francese  | Inglese 

L’introduction récente en France des thèses de « recherche-création » qui associent recherche et création littéraire bouscule la tradition française de la recherche en littérature, marquée par la méfiance pour le style et la rhétorique, au nom d’une exigence de scientificité. Ces nouvelles thèses se caractérisent par une posture réflexive, le recours parfois à des formes narratives, voire des modalités de « fiction théorique ». Elles se rapprochent souvent de la plasticité de l’essai, réconciliant style et pensée, abordant l’écriture dans sa dimension heuristique.


Les nouvelles pratiques de « recherche-création » transforment-elles la manière de concevoir l’écriture de la recherche en littérature ? Il importe de rappeler d’abord les principes plus ou moins tacites qui règnent depuis la fin du XIXe siècle sur l’écriture universitaire dans le domaine littéraire, celle qui est attendue dans un travail de thèse notamment, pour mieux saisir en quoi la recherche-création en littérature bouscule une tradition française de plus d’un siècle.

La méfiance historique pour le style et la rhétorique  

Après la période des « belles-lettres » qui englobait tout savoir élaboré à partir du langage écrit, les études littéraires se sont séparées des études historiques à la fin du XIXe siècle. De même que l’histoire en tant que discipline se rallie à la science et revendique alors de devenir une science historique1, les recherches en littérature vont se focaliser sur l’histoire littéraire et importer des protocoles d’écriture issus d’autres sciences, comme gage de légitimité.

Cette exigence de scientificité se développe dans le contexte positiviste de cette fin de siècle et converge avec la méfiance pour la rhétorique et même son rejet aussi bien dans les études secondaires qu’à l’université. Les exercices de style associés à la rhétorique sont perçus comme antagonistes avec l’exigence de rigueur scientifique. Comme le souligne Charles Coustille2 dans son étude sur l’évolution des thèses de littérature depuis le XIXe siècle, le style impersonnel est requis et l’écriture est jugée secondaire, comme dans les sciences dures où il s’agit d’observer et d’expérimenter avant de retranscrire ses observations. Ainsi, « écritures littéraires et universitaires s’autonomisent les unes des autres3 ». Depuis le début du XXe siècle, on aboutit le plus souvent à un « non-style » précise-t-il, comme dans les sciences expérimentales. Il y a donc, paradoxalement, une dissociation entre le fond et la forme, ou plutôt l’idée d’une transparence de la forme. Ce clivage entre écriture scientifique et écriture littéraire explique le lien conflictuel entre les écrivains et le monde universitaire, même s’il s’atténue, explique Coustille, dans des thèses d’écrivains plus récentes. Dans un tel contexte, la recherche-création peut sembler totalement subversive.

L’émergence en France de la recherche-création littéraire

Dans le domaine littéraire en France, les thèses de recherche-création sont relativement récentes, elles commencent à exister en 2012, d’abord avec le doctorat SACRe, acronyme « de Sciences, Arts, Création, Recherche ». Ce programme doctoral entend explorer les territoires communs de la recherche et de la création et les relations entre arts et sciences. Mais la présentation des types de thèse possibles range la littérature plutôt du côté de la recherche académique et des théoriciens que de la création artistique. Le doctorat également créé en 2012 à l’Université d’Aix-Marseille, « Pratique et théorie de la création artistique et littéraire » aborde réellement la recherche en littérature en tant que pratique artistique. Ce doctorat existe désormais à CY Paris Cergy Université4, à Toulouse-Jean-Jaurès et à Paris 8.

En revanche, ce type de doctorat associant recherche et création existe depuis plusieurs décennies dans d’autres disciplines artistiques, en France et depuis bien plus longtemps encore à l’étranger, et notamment aux États-Unis et au Canada.

Rappelons que le terme même de recherche-création5 est inventé par les Canadiens : au début des années 2000 le Fonds de Recherche du Québec-Société et culture (FRQSC) offre un soutien financier aux Activités et démarches de recherche « associées à la création ou à l’interprétation d’œuvres artistiques ou littéraires ». Le site du FRQSC précise :

La recherche-création peut emprunter divers modes d’exploration ou d’expérimentation, marier diverses disciplines artistiques ou explorer divers techniques, matériaux, formes ou technologies, et ce, dans le but de contribuer au développement et à l’enrichissement du patrimoine culturel.6

Ces recherches « associées à la création » concernent donc toutes les disciplines artistiques, y compris littéraires. Mais cette démarche qui consiste à associer recherche et création a des origines plus lointaines, celles du Creative writing aux États-Unis : depuis plus d’un siècle, les écrivains y enseignent leur art à l’université et des mémoires créatifs donnent lieu à des diplômes. Aujourd’hui nombreux sont les pays où des modalités de recherche en littérature sont associées à la création, sous des appellations et des formats très divers, y compris en France : pratiques et théories de la création artistique et littéraire, recherche en création, doctorat par le projet, doctorat en études et pratiques des arts… 

Rappelons aussi que, si les modèles étrangers ont pu jouer un rôle dans l’émergence en France de ces nouveaux doctorats, d’autres événements ont favorisé leur naissance et notamment la situation dans les écoles d’art ou les départements d’art à l’université qui ont cherché un modèle de doctorat qui leur convienne, moins académique, lors de leur entrée dans le LMD. De même, les positions de Roland Barthes7, tout comme les travaux de Marc Escola8 ou de Pierre Bayard9, prônant une critique littéraire créative, vont bien dans le sens d’une ouverture de la recherche à la création littéraire. 

Pour la littérature, une première charte de ces nouvelles thèses a été élaborée en mars 2019 lors d’une rencontre à l’université de Toulouse-Jean Jaurès, à l’initiative d’Isabelle Serça10. Plusieurs universités impliquées dans ces nouvelles thèses (CY Cergy Paris Université, Paris 8, Aix-Marseille, Toulouse) se sont accordées sur les principes suivants, qui pourraient être amenés à se modifier ou à se préciser dans les années à venir :

 1.   Enjeux de la thèse

La thèse comprend trois dimensions étroitement articulées autour d’une même problématique : pratique littéraire, réflexivité et théorisation.

- La pratique de création littéraire est conçue comme une expérimentation — et non pas seulement une étude — des formes et ressources propres à l’écriture. 

- La réflexivité est conçue comme la capacité à porter un regard distancié sur la création et porte davantage sur le processus que sur l’œuvre achevée.

- La théorie suppose une montée en généralité par la confrontation à d’autres œuvres et aux travaux théoriques déjà existants. 

L’enjeu de la thèse repose sur la pertinence de l’articulation de ces trois dimensions. 

2.   Forme de la thèse

La forme achevée de la thèse peut être diverse et dépend de la problématique même ; l’intégration d’un objet littéraire inédit en constitue un élément caractéristique.

On notera à ce sujet que ces travaux de recherche peuvent être menés autant par des auteurs confirmés que par des auteurs en devenir. 

Ce texte insiste sur la diversité des formes que peut prendre la thèse : présence de deux volets, l’un créatif, l’autre théorique, voire trois, en distinguant une dimension réflexive. On peut aussi concevoir une forme mêlant ou alternant les différentes dimensions.

L’ouvrage publié en 202111 à la suite d’un colloque international nous a permis d’observer des positions divergentes sur plusieurs points : au Québec, à l’université Laval, Alain Beaulieu se méfie de la dimension réflexive. Une doctorante de l’UQAM aurait rêvé de pouvoir écrire une « fiction théorique », en faisant fusionner les dimensions créative et théorique. Pour certains, c’est le travail critique et théorique sur les textes qui fait émerger la partie créative. Pour d’autres, c’est à l’inverse l’écriture du texte créatif qui permet dans un second temps une théorisation qui prend appui sur d’autres œuvres également. 

Mais on peut néanmoins dégager des fondements communs, et tout d’abord le recours à l’expérimentation et l’exploration par la pratique comme source de savoirs. La recherche-création repose aussi sur la conviction que la pratique littéraire est en elle-même une forme de recherche, apportant un savoir spécifique. En abordant la recherche par l’expérimentation littéraire, un travail de recherche-création associe de manière dialectique écriture créative et théorisation. Ainsi, une recherche en littérature peut être conçue comme recherche par la littérature et non plus seulement sur la littérature. Autre élément qui bouscule aujourd’hui le paysage universitaire : le fait que ces travaux puissent être co-dirigés par des écrivains (non-universitaires) en même temps que par des universitaires. Enfin, c’est la souplesse même du format qui est le plus souvent revendiquée : chaque recherche doit trouver la forme qui lui est adéquate, en assumant le risque d’un écart par rapport aux normes habituelles. 

Tout cela remet profondément en question le clivage traditionnel en France depuis le début du XXe siècle entre une écriture de la recherche qui se veut scientifique, rigoureuse, dans un style impersonnel et une écriture créative pour laquelle la forme est essentielle ou plus exactement qui ne dissocie plus le sens et la forme. 

Quelles sont les conséquences de ces nouvelles démarches de recherche en littérature sur la manière d’écrire ? Un certain nombre d’entretiens ou de témoignages ainsi que les premiers travaux que j’ai eu l’occasion de diriger ou de découvrir lors de soutenances me conduisent à dégager quelques points saillants. 

Réflexivité et implication dans l’écriture

Il convient d’abord de revenir sur cette dimension réflexive12 qui est le plus souvent demandée pour les travaux de recherche-création littéraire en France mais qui fait débat. Elle me semble répondre à différentes visées qui ne se situent pas sur le même plan.

La première concerne la dimension créative : il s’agit d’être un lecteur ou une lectrice critique de soi-même, dans l’optique de retravailler un travail d’écriture en cours, de percevoir les faiblesses ou les points forts d’un projet et de sa mise en œuvre. Mais cette posture réflexive peut aussi contribuer à une réflexion sur les processus de création dans une optique plus large d’apport à la communauté d’écrivains et de chercheurs. Il s’agit alors d’une visée théoriqueEnfin, le retour sur une création a pour ambition de développer la capacité de penser la littérature, dans une optique plus largement esthétique.

Quoi qu’il en soit, cette posture réflexive a des conséquences sur le mode d’énonciation de ces recherches dans le volet théorique. Il devient difficile de se conformer à la tradition universitaire française de mise à distance de l’énonciateur, à l’utilisation d’un nous qui représente la communauté des chercheurs. De fait qu’il s’agisse de Corine Robet qui a soutenu en 2019 sa thèse en « pratiques et théorie de la création littéraire » à l’Université d’Aix-Marseille ou de Jean-Marc Quaranta qui a présenté en 2020 une des toute premières Habilitations à diriger des recherches en « pratique et théorie de la création littéraire » à l’université de Toulouse-Jean Jaurès, tous les deux ont recours à la première personne. En revanche, Virginie Gautier a tenu à garder le nous pour le volet théorique, revendiquant le je pour le volet réflexif.

Mais cette implication du chercheur ne se manifeste pas uniquement par la présence de la première personne au lieu du on ou du nous (le je d’ailleurs commence à se répandre dans d’autres types de thèse). Elle concerne plus largement la manière d’écrire.

Cette subjectivité assumée rejoint celle qui est demandée à un chercheur en sciences sociales ou en anthropologie pour lequel le retour sur sa position de chercheur est une exigence fondamentale. C’est aussi celle de tout écrivain qui insère, à l’intérieur de son œuvre, une réflexion sur l’œuvre en train de se faire, par des procédés tels que la mise en abîme, la métafiction ou la métalepse.

On peut néanmoins mettre en garde contre les dangers de cette posture si la réflexivité devient trop envahissante, tourne au narcissisme ou bien bloque la création : Cole Swensen, poète et professeure de poésie à l’université de Brown, considère qu’il peut même être dangereux d’être trop conscient d’un processus en partie inconscient et qui gagne à le rester : « devenir trop sur-conscient fige les choses », nous confiait-elle dans un entretien en 201513. L’autre danger serait de réduire le travail critique à un discours critique sur soi et de revenir aux fameuses « intentions de l’auteur », alors que l’auteur n’est peut-être pas le mieux placé pour parler de lui. De fait, il peut être judicieux de Lire contre l’auteur comme y invite Sophie Rabau : « Il ne reste plus peut-être qu’à dire clairement que pour être de grands créateurs, bien des auteurs sont de piètres lecteurs14 ».

La recherche comme récit 

Une autre modalité d’écriture qui semble récurrente dans ces nouveaux écrits associant création et recherche est la forme narrative : la recherche est alors conçue comme une aventure dont on fait le récit. 

C’est le cas de manière évidente dans l’habilitation à diriger des recherches (HDR) en « pratique et théorie de la création littéraire », de Jean-Marc Quaranta, déjà citée : son inédit, intitulé Un amour de Proust15 est une biographie du chauffeur et secrétaire de Marcel Proust, Alfred Agostinelli. À partir d’une recherche à la fois historique (archives de Nice, histoire de l’aviation, journaux de l’époque, etc.) et de critique génétique (analyse de la correspondance et des brouillons de Proust des années 1913 et 1914), le chercheur retrace la vie et éclaire le rôle de ce jeune homme auprès de l’écrivain et dans la genèse de son œuvre. Or cette biographie (qui est d’une certaine manière un plaidoyer contre une approche textocentrée, un « anti-Contre sainte Beuve ») est en même temps le récit de la recherche elle-même, conçue comme une enquête chronologique à la première personne dans laquelle le biographe est lui-même impliqué et parfois confie ce qui le rapproche de son biographié.

De même, Virginie Gautier, qui a soutenu sa thèse de « pratique et théorie de la création littéraire » en 2018 à Cergy, présente un travail en trois volets. La partie intitulée « carnet des départs », partie intercalaire entre le texte créatif, Vers les terres vagues16 et le volet théorique, est une sorte de récit chronologique qui tente de « rendre visible la part de recherche contenue dans la création » mais aussi, ce qui est plus nouveau, « la part de création contenue dans la recherche ». Ce récit donne à voir les processus de création aussi bien dans la partie théorique que dans le texte poétique, puisqu’il s’agit d’un récit en prose poétique.

On peut rapprocher ce glissement du travail de thèse vers une écriture narrative de ce que l’anthropologue Daniel Fabre confiait à Thierry Wendling dans un entretien : 

Certains styles sont purement analytiques, ils fonctionnent sur le modèle hypothético-déductif. D’autres styles sont beaucoup plus narratifs. Je dis toujours à mes étudiants qu’« une thèse, c’est un roman ». Vous devez intriguer votre lecteur, construire votre question, lancer une énigme, puis dérouler les moments, les étapes de votre enquête ; à la fin, il faut que votre lecteur soit éclairé. Il faut qu’une partie du monde que vous avez observée devienne plus claire, plus évidente, grâce à la puissance de la narration. Je pense que nos analyses ont tout intérêt à prendre la forme narrative17.

Il n’est pas anodin que ces travaux littéraires se rapprochent ainsi de démarches d’anthropologues qui sans doute ont échappé aux origines positivistes de la recherche en littérature et en histoire. 

Ces formes narratives manifestent le souci de pénétrer dans l’atelier de la recherche elle-même, de dévoiler le cheminement de la recherche et d’éclairer ce faisant la méthode empruntée. Elles vont de pair avec l’intérêt qui se déplace, dans ces nouvelles démarches de recherche-création, vers les processus de création. Et ces processus ne concernent pas seulement le texte créatif mais la problématique littéraire elle-même.

Recherche et fiction théorique

Le récit de la recherche peut aller encore plus loin en introduisant des éléments de fiction ou même en faisant fusionner réflexion théorique et fiction littéraire.

C’est ainsi que Céline Huyghebaert, qui a soutenu en 2019 une thèse en « études et pratiques des arts » à l’Université du Québec à Montréal, regrettait que la structure discursive imposée à l’université « cadenasse la pensée18 ». Elle a renoncé, par crainte de la résistance qu’elle rencontrait dans son université, à « rendre une thèse qui soit aussi un roman19 » et qui aurait pu ressembler au roman de Chris Kraus, I Love Dick. Elle rêvait en effet du choix d’une narration en tant que forme libre, permettant d’intégrer d’autres voix que la sienne et d’exposer des doutes. Sur le modèle de Roland Barthes, Marie Depussé ou Chris Kraus, elle prône des « pensées incarnées, des pensées qui s’ancrent dans un je, dans un vécu, mais surtout dans des hésitations, des paradoxes, des émotions et même dans de l’ignorance et de la vulnérabilité20… ».

À la suite de Joan Hawkins, elle propose de classer le roman de Chris Kraus dans le genre des « fictions théoriques », le véritable sujet de ce récit étant « de savoir qui détient l’autorité du langage intellectuel21 ». Derrière cette revendication de fiction théorique, il y a l’affirmation qu’une expérience personnelle peut produire une pensée collective et que l’art est lieu de connaissance. Emprunter à la littérature ses formes serait selon Céline Huyghebaert une manière de pouvoir « penser plus librement » et de laisser la place à « une autre forme de pensée », une pensée en train de s’élaborer. 

Le souhait de cette jeune écrivaine22 pour la recherche-création rejoint, nous le verrons, la conception que Barthes se fait de l’essai23, mais aussi la propre expérience de Pierre Bayard, dans le domaine de la critique littéraire. La « fiction théorique » consiste pour lui à emprunter à la littérature le principe du narrateur distinct de l’auteur :

Les thèses défendues dans mes livres ne sont donc pas celles de l’auteur, mais celles d’un personnage à qui il cède la parole. La fiction se trouve ainsi massivement introduite à l’intérieur de la réflexion théorique afin d’en étudier tous les possibles, et ce avec une liberté beaucoup plus grande que si l’énonciation était univoque24.

De façon symétrique par rapport à Céline Huyghebaert qui invite à « penser l’œuvre de création comme un espace théorique de réflexion », il prône une critique « interventionniste » qui, de la même manière, brise la séparation habituelle entre théorie et littérature.

Que penser de ces franchissements de frontière ? Éléonore Devevey met en garde dans son article « Vrai, faux et usage du faux » contre les écrits qui, comme ceux de l’historien Philippe Artières, se plaisent à faire « avec des éléments authentiques des constructions fictives » :

Ces écrits manifestent en somme l’air du temps plus qu’ils ne le subvertissent : les contre-conduites ne se soustraient pas aisément à l’ordre qu’elles contestent. On en perçoit à la fois la logique : creuser ses obsessions, et le risque : atteindre le point où les mesures pour se rendre insaisissables finissent par faire système25.

Recherche-création et écriture de l’essai 

Finalement, ces nouvelles manières d’appréhender la recherche en littérature et de l’écrire relèvent, d’une manière ou d’une autre, de l’écriture de l’essai, ce genre protéiforme qui a priori est à l’opposé des écrits universitaires comme le rappelle Irène Langlet dans L’Abeille et la balance : « Les écrits universitaires sont les formes académiques du traité, plus clairement posées comme anti-essais26 ». Pourtant, bien des éléments constitutifs de ces nouvelles écritures de la recherche entrent en convergence avec une écriture essayiste et par là même sont en rupture avec l’écriture académique traditionnelle.

L’essai comme forme-sens et l’engagement dans l’écriture

L’essentiel sans doute de la définition de l’essai réside dans ce que Marielle Macé appelle « l’engagement légitime de la pensée dans la forme littéraire27 » et l’attente d’une « restitution à la littérature de l’exercice de la pensée28 ». Il me semble que c’est précisément cet engagement dans l’écriture, ce souci du travail de l’écriture comme étant indissociable de la recherche qui caractérise la plupart des travaux de recherche-création en littérature. Cet engagement se manifeste de multiples manières, en particulier par le goût de la métaphore. Ainsi, l’inédit de J.-M. Quaranta déjà cité, Un amour de Proust, se termine par cette évocation suggestive d’Agostinelli : « Le livre est achevé, le jeune homme d’azur, de mer et de soleil, l’être de vitesse et de fuite que j’ai tenté de tirer de l’oubli reste crépusculaire29 ».

Le ton est souvent beaucoup plus personnel dans ces travaux récents. Ainsi en introduction de sa thèse, intitulée « Scriptor in fabula. Essai de conceptualisation d’une pratique d’écriture créative », Corine Robet présente le rôle fondateur pour elle de l’écriture et des ateliers d’écriture en une autobiographie littéraire au conditionnel, dans une forme répétitive, une stylistique de la redondance : « si je n’avais pas ». 

On peut néanmoins souligner le danger de la métaphore quand elle est utilisée de manière abusive, remplaçant une véritable argumentation par des rapprochements approximatifs, comme c’est le cas pour des étudiants moins experts.

Plasticité constitutive de l’essai comme de la recherche-création

Si les thèses de recherche-création relèvent souvent de l’essai, c’est aussi précisément parce que celui-ci est un genre non défini, à la plasticité constitutive. Irène Langlet, dans L’Abeille et la balance, dégage trois modèles théoriques de l’essai : le mixte, l’entre-deux et l’en-deçà. Elle définit le mixte comme « combinaison de traits génériques divers (dialogue, traité, récit, description, poésie…), créant une identité propre ». L’entre-deux correspondrait à une tension entre l’affirmation de soi et le refus d’être catégorisé, entre la prose et la poésie, entre l’art et la science, voire entre l’inconscient et le conscient. Enfin l’en-deçà désigne tout essai relevant de l’anti-genre, du non-genre, ou du « genre d’avant les genres30 ».

Or il me semble que ces trois modèles correspondent à bon nombre de ces travaux de recherche-création. D’une certaine manière, l’hybridité est fondatrice de cette approche de la littérature par la pratique, puisqu’il s’agit d’associer un écrit littéraire et sa théorisation. L’écrivaine Laure Limongi, qui achève une thèse à l’université d’Aix-Marseille, explique que cette association entre un texte littéraire et une réflexion théorique correspond à la démarche qu’elle a toujours eu dans ses diverses publications, qui sont souvent des « textes indécidables31 », marqués par l’hybridité et la réflexivité. De même, Céline Huyghebaert, dans son travail d’écrivaine, pratique une poétique de l’assemblage et prône, comme on l’a vu, une conception de la recherche comme montage : 

En recherche, le montage serait alors une forme d’écriture qui refuserait la conception positiviste de l’histoire ou de la pensée. Fragmentation, délinéarisation du temps, rejet du progrès, mise en avant de la subjectivité, multiplicité des points de vue seraient autant de qualités qui construiraient une structure discontinue afin d’organiser la pensée sans la cadenasser32.

De son côté, Emmanuelle Pireyre « aime beaucoup l’idée que la thèse de recherche-création puisse elle aussi inventer sa propre forme, sa méthode, et être appréhendée comme un prototype33 ». On retrouve ce modèle « mixte » de l’essai dans le travail de thèse, non plus en littérature mais en danse, de Pauline L. Boulba34 qui associe dans un même ensemble des analyses d’œuvres chorégraphiques, des journaux de bord et des « fragments critiques », faisant état de ses émotions de spectatrice, générant une écriture poétique. Ainsi les formats d’écriture sont eux-mêmes multiples. Pour autant, conformément à la définition que donne Irène Langlet de l’essai, « Le parallèle avec les écritures du moi fait donc essentiellement émerger le critère temporel en force discriminante : l’essai n’est pas chronologique35. »

Un processus qui s’écrit

Dès 1949, Hugo Friedrich soulignait, dans son étude sur Montaigne, que l’essai ne figure pas un résultat enregistré mais « un processus qui s’écrit, exactement comme la pensée qui parvient à l’épanouissement spontané en s’écrivant36 ». L’essai, dans cette mesure, procède à l’opposé de l’écriture scientifique qui, on l’a rappelé, est souvent conçue comme secondaire et ne peut advenir qu’une fois les observations et les résultats définitifs achevés. L’écriture a, comme on le voit bien dans les Essais de Montaigne, une dimension heuristique. 

De la même manière, l’attention portée sur les processus de création dans la recherche-création contribue à concevoir l’écriture dans sa dimension heuristique. Qu’il s’agisse de la dimension réflexive attendue comme on l’a vu dans un certain nombre de formats de ces doctorats ou même d’un déplacement vers le récit de la recherche en train de se faire, comme on l’a vu à propos de l’inédit de Jean-Marc Quaranta, l’écriture de la recherche-création, comme celle de l’essai, est souvent « un processus qui s’écrit », ce qui explique la présence d’une écriture narrative, voire une écriture de l’enquête.

On peut déceler un double enjeu dans le fait de choisir cette écriture de l’essai en tant que pensée en train de se chercher et de s’élaborer. Il s’agit d’une part, comme le formule Pierre Pachet dans L’Œuvre des jours de conserver vivante « l’origine et comme la vitalité́ initiale de l’idée37 ». Mais il y a un autre enjeu : celui de rendre accessible à tous un travail de recherche en faisant entrer les lecteurs dans l’atelier du chercheur, en montrant comment on recherche, en transformant le chercheur en détective, sans cacher les fausses pistes ou les échecs de la recherche.

Ainsi, comme l’essai au XXe siècle, l’écriture de la recherche-création tend à réconcilier style et pensée. Comme l’a rappelé Marielle Macé, l’expulsion de la rhétorique à la fin du XIXe siècle a bien eu pour effet cette représentation « agonistique » des rapports entre style et pensée qui est actuellement remise en question à l’université.

La recherche-création et la réconciliation entre style et pensée

La recherche-création relève donc du même désir que l’essai de « restitution à la littérature de l’exercice de la pensée38 ». Elle est en rupture avec la conception scientifique de l’écriture de la recherche qui s’est mise en place au début du XXe siècle, sur le modèle des sciences dures, et permet de repenser aujourd’hui l’écriture de la recherche. Il n’est pas anodin que les essais contemporains renouent avec de nouvelles formes de rhétorique, un « art rhétorique idiosyncrasique » comme le suggère Marielle Macé, et que les essayistes, souligne-t-elle, retrouvent « un modèle cognitif et discursif, la liaison indissociable d’une idée et d’une formule, d’un exemple et d’un langage, une question d’usage et de circulation39 ». La recherche-création, elle aussi, renoue avec une nouvelle approche de la rhétorique, abandonnée au début du XXe siècle au profit d’une écriture scientifique aux allures positivistes, mais une rhétorique idiosyncrasique, qui se réinvente perpétuellement.

Et l’on peut penser que ces modifications concernant cette nouvelle modalité de recherche pourraient contaminer la manière de concevoir les recherches en littérature dites académiques. Sans doute est-ce déjà le cas, et les travaux menés en particulier par des écrivains peuvent y contribuer. Rendant compte de sa lecture de l’inédit d’HDR d’AMarie Petitjean, lors de sa soutenance en septembre 2021, inédit intitulé « La littérature par l’expérience de la création. Théories et enjeux », Lionel Ruffel, membre du jury, suggérait que ce travail, bien qu’il ne s’inscrive pas dans une démarche de recherche-création, puisse néanmoins être considéré comme un travail de recherche-création, précisément du fait de son écriture essayiste. La recherche-création qui ne saurait devenir bien entendu la forme exclusive de recherche en littérature offre l’opportunité de repenser de manière plus générale l’écriture de la recherche, comme c’est le cas aussi dans d’autres domaines en sciences humaines et sociales.


Note

↑ 1Voir Ivan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.

↑ 2Charles Coustille, Antithèses, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2018. Cet ouvrage est issu de sa thèse.

↑ 3Charles Coustille, Ibid. p. 119.

↑ 4 Les premières thèses soutenues en « pratiques et théorie de la création littéraire et artistique » (à Aix-Marseille et Cergy) ont été qualifiées en 2019 et 2020 par le CNU. À Cergy existe également un « doctorat par le projet ».

↑ 5Pour plus de précisions, voir La recherche-création littéraire (V. Houdart-Merot & AM. Petitjean dir.), Bruxelles, Peter Lang, 2021 et V. Houdart-Merot, La création littéraire à l’université, Saint-Denis, PUV, 2018.

↑ 6https://frq.gouv.qc.ca.

↑ 7Roland Barthes, « Le retour du poéticien », Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, « Essais », 1984.

↑ 8Marc Escola, Lupus in fabula, Saint Denis, PUV, 2003 ; Marc Escola (dir.), « Théorie des textes possibles », CRIN, n°57, 2012.

↑ 9 Pierre Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées ? Minuit, 2000.

↑ 10Atelier de travail n°2, « Mener une thèse en théorie et pratique de la création littéraire », 18 mars 2019, sous la direction d’Isabelle Serça, Université Toulouse-Jean Jaurès.

↑ 11La recherche-création littéraire (V. Houdart-Merot & AM. Petitjean dir.), op. cit.

↑ 12Voir V.Houdart-Merot, « Réflexivité́ », site episte : http://episte.fr/spip.php?rubrique11.

↑ 13Cole Swensen, « Creative writing USA, mode d’emploi », entretien filmé, colloque en ligne « Recherche et création littéraire (Pratiques d’écriture dans les écoles d’art et à l’université) », dir. F. Bon et V. Houdart-Merot (UCP/ENSAPC, 16-18 nov. 2015).

↑ 14Sophie Rabau, « Lire contre l’auteur (le lecteur) », in Lire contre l’auteur (dir. S. Rabau),  Saint-Denis, P.U.V., 2012, p.132.

↑ 15Cet inédit de J.M. Quaranta, Un amour de Proust, a été publié en novembre 2021 aux éditions Bouquins.

↑ 16Ouvrage paru aux éditions Nous en 2022.

↑ 17Entretien avec Daniel Fabre, réalisé par Thierry Wendling en avril 2013 à Paris et publié sur internet par la revue ethnographiques.org. http://ethnographiques.org/L-intelligence-du-conte-Entretien.

↑ 18Céline Huyghebaert, « Penser l’œuvre de création comme un espace théorique », in La recherche-création littéraire , op. cit., p. 220.

↑ 19Ibid., p. 226.

↑ 20Céline Huyghebaert, Ibid., p. 225.

↑ 21Ibid., p. 228.

↑ 22qui a remporté en 2019 le Prix littéraire du Gouverneur général pour son roman Le drap blanc aux éditions Le Quartanier.

↑ 23Voir Marielle Macé, « Fictions théoriques », dans Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, Belin, p. 248 et sv.

↑ 24Pierre Bayard, « Pour une critique interventionniste - Entretien avec Pierre Bayard, propos recueillis par Françoise Rio », NRP- Nouvelle Revue Pédagogique - lycée, no 81, septembre 2018, p. 8‑9. (n° 879-880)

↑ 25Éléonore Devevey, « Vrai, faux et usage de faux », revue Critique 2020/8 (n° 879-880), « Faire collecte, archives et création », Éditions de Minuit. https://www.cairn.info/revue-critique-2020-8-page-670.htm

↑ 26Irène Langlet, L’Abeille et la Balance. Penser l’essai, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 52.

↑ 27Marielle Macé, op. cit., p. 262.

↑ 28Ibid., p. 322.

↑ 29 J. M. Quaranta, op. cit., p. 390.

↑ 30Irène Langlet, « Trois modèles théoriques », op. cit., pp. 81-115.

↑ 31 Laure Limongi, « La théorie est indissociable de la forme », entretien avec V. Houdart-Merot, La Recherche-création littéraire, op. cit., p. 246.

↑ 32 Céline Huyghebaert, « Penser l’œuvre de création comme un espace théorique », La Recherche-création littéraire, op. cit. p. 222.

↑ 33 Emmanuelle Pireyre, « Un bonsaï de recherche-création : le workshop », La recherche-création littéraire, op.cit., p. 238.

↑ 34Irène L. Boulba, « Les bords de l’œuvre. Réceptions performées et critiques affectées en danse ». Cette thèse devrait être prochainement publiée aux Presses Universitaires de Vincennes dans la nouvelle collection « Recherche-création » sous le titre Critiqueer la danse. Réceptions performées et critiques affectées.

↑ 35 Irène Langlet, op. cit., p. 61.

↑ 36Hugo Friedrich [1949], Montaigne, traduction 1968, Paris, Gallimard, p. 362 (cité par I. Langlet, op. cit., p. 171).

↑ 37 Pierre Pachet, L’œuvre des jours, Strasbourg, Circé, 1999, p. 100.

↑ 38 Marielle Macé, Le temps de l’essai, op. cit., p. 322.

↑ 39Marielle Macé, « Figures de savoir et tempo de l’essai », revue Études littéraires Volume 37, Numéro 1, automne 2005, p. 33–48, https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/2005-v37-n1-etudlitt1127/012823ar/  


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482