Publifarum n° 37 - Vie des théâtres et poésie dramatique du Consulat à la Restauration (1799-1823)

Comique et comédie au début du XIXe siècle (1799-1820)

Vincenzo De Santis



Abstract

Francese  | Inglese 

Face aux expériences de la décennie révolutionnaire, la période napoléonienne se signale par une « stagnation » dans l’expérimentation dramaturgique, qui va de pair avec une progressive restauration des genres classiques. Exception à cette tendance la « comédie-historique ». Elle représente un cas important de réflexion et expérimentation dramaturgique et une tentative de renouveau du système générique pour créer un théâtre capable d’incarner la nouvelle vision du monde postrévolutionnaire. Sans négliger l’apport des formes plus traditionnelles de comédie qui caractérise par exemple la production des petits-théâtres, je me concentrerai sur l’évolution des genres comiques entre Consulat et Restauration, et, de manière plus générale, sur leur rapport à l’évolution des genres théâtraux.


Comme Juvénal qui, forcé de respecter les
 vices contemporains, prend à partie les vices
 des défunts enterrés sur la voie Appienne,
 nous laissons refroidir la politique jusqu’à ce
 qu’elle devienne de l’histoire, jusqu’à ce que
 le feu devienne cendre ; et, à défaut de la
 comédie politique des anciens, nous avons
 la comédie historique.

Saint-Marc Girardin, Essais de littérature et
 de morale.

 

Comme l’a bien montré Francesco Fiorentino dans une recherche récente, la définition du comique élaborée par Aristote et remodulée par Hobbes se fonderait sur une « défaillance esthétique qui gratifie la supériorité de ceux qui rient ». Ce modèle, qui « repose sur la différence stylistique qui a caractérisé toute la littérature jusqu’au grand tournant romantique », demeure opérant en Europe jusqu’à la « rupture idéologique et littéraire de la fin du XVIIIe siècle » (FIORENTINO 2019)1.

Selon Gianni Iotti, « Au cours du XVIIIe siècle, la littérature a connu un phénomène que l’on peut définir comme l’érosion croissante du comique par le pathétique, phénomène lié à l’abolition progressive des barrières stylistiques et à la tendance au mélange des tons » (IOTTI 2019). À cette transformation de la catégorie esthétique du comique, correspond un éloignement progressif qui aboutit à une séparation nette entre la comédie comme genre et le ton ridicule, séparation dont les effets sur le théâtre et sur les genres dramatiques ont été montrés par les travaux de Sophie Marchand (2009)2.

Face aux expériences de la décennie révolutionnaire, la période napoléonienne (encore plus dans sa phrase impériale) se signale par une « stagnation » dans l’expérimentation dramaturgique (FRANTZ 2004), qui va de pair avec une tentative de restauration des genres classiques (FAZIO 2011). Exception à cette tendance, la « comédie historique », nouveau genre pratiqué à l’époque par Alexandre Duval, Louis Népomucène Lemercier et Pierre-Louis Roederer. Elle représente un cas important de réflexion dramaturgique autour des différentes formes que la comédie a prises au fil du siècle précédent et, plus généralement, une tentative de renouveau du système générique qui se fonde sur l’observation des modèles classiques et étrangers, dans le but de créer un théâtre capable d’incarner la nouvelle vision du monde postrévolutionnaire (DE SANTIS 2015). Sans négliger l’apport des formes plus traditionnelles de comédie qui caractérisent par exemple la production des petits-théâtres, je me concentrerai sur l’évolution des genres comiques entre Consulat et Restauration, et sur leur rapport à l’évolution des genres théâtraux entre Lumière et Romantisme.

 1. Un répertoire presque entièrement comique ? Le cas de la « comédie historique »

Le goût de Napoléon pour la tragédie dite classique a été maintes fois souligné par la critique. De toute manière, même si le gouvernement encourage la création de tragédies suivant le modèle traditionnel national et la reprise des chefs-d’œuvre du répertoire de l’Ancien Régime – les premières souvent destinées à soutenir et à promouvoir les nouvelles idées politiques (JULIAN, DE SANTIS 2019 ; ASTBURY, FRANTZ, PERAZZOLO 2021), les seconds souvent soumis à des révisions et à des coupures pour éviter les applications monarchistes ou républicaines (SIVITER 2020) – dans le répertoire des pièces parisiennes, dans les théâtres officiels et surtout dans les petits-théâtres avant leur fermeture en 1807, d’un point de vue quantitatif le genre de Melpomène n’est pas le plus présent à l’affiche. En effet, entre les lois sur la liberté des théâtres (1791) de la période révolutionnaire et la réorganisation des salles sous Napoléon (PIVA 2020 ; YON 2012 : 39-53 ; BERTHIER 2014) – les projets des Registres de la Comédie-Française et le projet Rev.e le montrent de manière évidente3 – le répertoire parisien est principalement marqué par une tendance à la représentation de pièces comiques de différentes natures, souvent mêlées de musique (SCHANG 2020), et encore plus souvent proches des formes de la farce, qui animaient aussi les planches des petits-théâtres (CHAUVEAU 1999 ; LENTZ 1999 ; WILD 2012 ; BRUSON 2012). 

D’un point de vue quantitatif, le répertoire au début du siècle est donc essentiellement un répertoire comique, ou du moins c’est ainsi qu’il se présente. En regardant de près les pièces, en dépit d’un rappel à l’ordre remontant déjà au Directoire qui sonne la fin de l’anarchie générique révolutionnaire, on perçoit en effet le problème posé par l’identification de certaines œuvres et par leur situation entre le pôle comique et le pôle sérieux, en dépit de l’indication choisie dans le frontispice. À titre d’exemple, on pensera à la pièce à succès de Bouilly L’Abbé de l’épée, créée en 1799 à la Comédie-Française et composée peu avant. Il s’agit, avec d’autres œuvres contemporaines moins réussies et anonymes – Le Valet reconnaissant (1796) et Le Grand-Baillage (1788) – d’un des premiers cas de « comédie historique »4. Conçue comme une célébration presque hagiographique du personnage-titre, la pièce met en scène à côté de l’abbé un jeune sourd-muet, qui joue un rôle où la langue des signes remplace la parole, mais dont la représentation s’éloignent du stéréotype comique du sourd ridicule forgé par la tradition d’Ancien Régime et toujours vivace pendant la Révolution. Le petit Théodore, interprété par l’actrice Van Hove, est ainsi inséré dans une intrigue complexe qui en développe l’épaisseur, même d’un point de vue psychologique (YON 2015 ; DE SANTIS 2019). 

Plus proche en réalité du « biodrame » (JULIAN 2019) que des comédies historiques proprement dites, la pièce est définie sur la page de titre de l’édition imprimée comme une « comédie historique » et présentée par le manuscrit de théâtre comme un « drame historique », ce qui montre d’une part le caractère indéfini du genre, et d’autre part le caractère hybride d’une pièce comique à contenu sérieux5.

 2. Mélange de tons ; mélange de genres

Les formes les plus complexes de comédie historique sont pourtant celles expérimentées par Duval et Lemercier. En passant par un renouvellement esthétique du genre comique, les deux dramaturges s’intéressent aux rapports entre le théâtre, l’histoire et la société, et créent un genre capable d’expliquer, d’analyser et de critiquer le nouvel ordre politique. Dans ce but précis, ils cherchent une forme de comédie qui – en respectant apparemment les normes génériques – poursuit l’expérience de Mercier, « arrachant » ainsi à la tragédie l’apanage des sujets historiques (BONNET 1995), et révélant à travers le sermo humilis de la comédie les contradictions et les bassesses de l’histoire récente, la déception de la fin du rêve républicain.

Duval, après une jeunesse turbulente, débute comme comédien dans plusieurs salles (dont la Comédie-Française, où il joue également des rôles mineurs dans des tragédies) avant de se consacrer à l’écriture. Lemercier, d’origine noble mais républicain convaincu, se consacre à la poésie dramatique depuis son plus jeune âge. Chez les deux auteurs, bien plus audacieux que Bouilly, la forme comique est un prétexte, comme dans le drame romantique, pour montrer « l’histoire et ses héros [...] sous leurs côtés ridicules et plaisants » (GIRARDIN éd. 1853 : 181). Ils utilisent ainsi l’abaissement comique de l’histoire comme un instrument de dénonciation politique, ce qui vaut aux deux auteurs de nombreux problèmes avec la censure. Si Lemercier arrive à faire monter une partie de ses pièces, quoiqu’elles soient interdites rapidement, Duval se borne à publier son théâtre, qui n’est joué que très rarement (FRANTZ 2004). 

La pièce qui fait éclater la mode des comédies historiques est justement Pinto, ou la journée d’une conspiration de Lemercier (1800), qui développe une réflexion sur la question de la légitimité du pouvoir des souverains6. À cette époque, Lemercier formule également la première ébauche de sa théorie de la comédie historique, un nouveau genre dont l’enjeu consisterait à « dépouiller une grande action de tout ornement poétique qui la déguise » et à « présenter des personnages parlant, agissant comme on le fait dans la vie »7. On reconnaît ici et dans d’autres commentaires de l’auteur, qui parle d’une « mise en action » de l’histoire, l’apport fondamental du théâtre des Lumières. Les réflexions de Lemercier sont proches de celles de Diderot, Mercier, Collé et notamment de Beaumarchais, dont il admet avoir tiré son inspiration, comme il le précise dans son recueil de Comédies historiques paru, comme celui de Roederer et un volume d’Œuvres de Duval, à la fin de 1827 :

Dans un cercle de personnes amies de la littérature et des beaux-arts, parmi lesquelles on distinguait l’esprit cultivé de l’aimable et belle duchesse d’Aiguillon, des dames de Lameth, Dumas, et de Larue, fille de l’ingénieux et hardi Beaumarchais, j’entendis affirmer que le Mariage de Figaro était la dernière innovation possible après tant de productions variées qu’avait fournies la fécondité des auteurs dramatiques. […] Quoique jeune encore, mais ayant déjà donné au théâtre plusieurs pièces soumises aux formes classiques, j’osai m’élever contre le sentiment général et soutenir, contre la banalité de cette opinion, que l’imitation de la nature en tous ses modes était inépuisable, infinie. […] Poussé à bout, j’acceptai la gageure assez étourdiment et m’engageai même à lire bientôt un ouvrage dramatique, soit en prose, soit en vers, formé d’éléments inconnus encore au théâtre.
(LEMERCIER 1827 : II)8

La contamination entre la matière tragique, qui décrit « les vertus et les crimes des rois et des héros », et le protocole comique, qui dépouille ces personnages « du faux appareil qui les couvre » (LEMERCIER 1827 : III)9, représente une expérience assez nouvelle pour l’époque, dont Lemercier revendique explicitement la paternité en 1800, mais sur laquelle il revient quelques années plus tard dans ses textes théoriques :

Malgré le soin que j’avais pris d’écarter de ma comédie toute espèce d’intérêt qui l’eût confondue avec le drame, et de tourner l’objet de toutes les scènes du côté plaisant, le pathétique attaché aux situations trop fortes me contraignit de dévier de ma route, et fit quelquefois grimacer de trop près, par leur contraste, le ridicule et la pitié,
(LEMERCIER 1817 : 416)

Écrit-il dans son Cours de littérature générale, tenu à l’Athénée sous l’Empire et publié entre 1816 et 1818. À la différence des dramaturges réformistes des Lumières, Lemercier ne prône pas de manière explicite le mélange de tons : son expérience dramaturgique correspond à une tentative de rénover les genres à partir de la comédie classique, en opérant de l’intérieur du système esthétique du théâtre national, même si le basculement de la comédie vers le sérieux voire le tragique – dans la première version, la pièce se termine avec la mort du traitre Vasconcellos – est bien clair à la critique de l’époque, qui juge Pinto comme un ouvrage inclassable10.

Si Lemercier cherche dans les différentes formes de comédies préexistantes des modèles adaptées à son propos et essaie de cacher les violations des unités dans son Pinto, Roederer paraît moins prudent, et affirme avoir tiré son inspiration des expériences du Président Hénault sur la tragédie à sujet national11, ce qui semble déjà impliquer, sinon un mélange de genres, une certaine promiscuité entre comédie et tragédie12. En évoquant « le genre de Shakespeare » dans la préface de ses Comédies historiques, Roederer justifie la violation des unités dramatiques de sa pièce Le Marguiller de Saint-Eustache (1827 : IV), tout comme l’avait fait Lemercier pour son Christophe Colomb, monté au Théâtre de l’Impératrice en 1809 et vite interdit, où les unités de temps et de lieu n’étaient pas simplement violées mais abolies, et , défini par l’auteur comme une « comédie shakespearienne » (LEMERCIER 2015). Un autre cas exemplaire est représenté par Struensé, ou le Ministre d’État, drame de jeunesse de Duval, ouvrage « bizarre »13 publié seulement en 1827. D’inspiration schillérienne et shakespearienne avouée – l’auteur le précise dans la Notice – tout comme Pinto ou Christophe Colomb, la pièce ne respecte pas les unités et, sans être réellement comique, mêle le domestique et le tragique. Cette pièce inclassable au dénouement entièrement tragique concentre dans le domaine privé et dans l’espace fermé de la cour danoise les intrigues « domestiques » qui conduisent à la chute du personnage éponyme. Ce procédé permet de révéler le mouvement interne d’une conspiration, le côté le plus vile et humain des grands hommes d’État, problème qui est aussi au cœur des pièces de Lemercier et Roederer.

En 1828, dans une étude consacrée au genre de la comédie historique, le journaliste et critique Marc Girardin analyse le rapport entre théâtre et politique dans la polis grecque et dans le Paris moderne. Pour Girardin, si la comédie politique ancienne est le signe de la « liberté athénienne », la comédie historique moderne naît des « cendres de la politique », qu’on laisse « refroidir » jusqu’au moment où elle devient « histoire » (éd. 1853 : 182). C’est sans aucun doute ce rapport complexe à l’histoire et au politique qui est à l’origine de la disparition progressive de la comédie historique proprement dite du répertoire impérial. 

Prodrome du drame romantique selon Truchet (1972 : LVIII), la comédie historique est un genre théâtral qui, une trentaine d’années avant Cromwell, mêle le sérieux et le comique, le sublime et le grotesque, et s’approprie les sujets historiques qui étaient principalement traités dans la tragédie – en dépit des ruptures introduites par le drame historique de Mercier et les genres révolutionnaires – à une époque où la critique officielle et le gouvernement encouragent le retour aux genres classiques (FAZIO 1993 : 47). Caractérisée par des dénouements ambigus et un registre stylistique plus familier que la tragédie, même lorsqu’elle est en vers, la comédie historique utilise les formes dramaturgiques de la comédie pour présenter l’histoire et le présent dans une dimension humaine et critique. Même si les tonalités dominantes sont le sérieux et le pathétique, le ridicule est souvent l’un des moteurs de l’action, ce qui contribue à une deminutio de l’Histoire et du politique. Cette transformation sérieuse de la comédie au début du XIXe siècle est le fruit de ce qu’on pourrait effectivement définir comme la pénétration d’un « sérieux bourgeois » qui érode le rire et le comique et les évacue progressivement du genre (FOUGERE : 2013). 

En raison de son contenu polémique, lorsqu’elle est jouée au théâtre, la comédie historique est presque toujours victime de la censure et provoque des scandales dans la presse. Pinto, qui eut « la désapprobation de cinq régimes politiques » (PERRY in LEMERCIER 1976 : XXX), est emblématique de ce phénomène. Édouard en Ecosse de Duval, créée à la Comédie en 1802, montre la double condamnation – esthétique et politique – que subit le genre : elle est interdite à la seconde représentation et reprise uniquement en 1814, lorsque Duval définit explicitement sa comédie historique comme un « drame historique » (FRANTZ 2004). Aussi à la suite des scandales provoqués par Lemercier et Duval sous le Consulat et l’Empire, l’étiquette générique de comédie historique se répand, et on trouve sous son nom d’autres pièces – élaborations de faits historiques ou bien traits biographiques dramatisés – qui ne présentent pas la complexité dramaturgique typique des exemples les plus réussis du genre. C’est le cas des Calvinistes de Pigault Lebrun de 1801, comédie en un acte et à décor fixe, ou d’autres drames biographiques réalisées par Bouilly (BOUILLY 1996). Ces pièces sérieuses, tout comme la comédie shakespearienne de Lemercier sur Christophe Colomb créée en 1809 et vite interdite évoquée plus haut, sont toutes montées au Théâtre de l’Impératrice, salle utilisée pour les comédies depuis les décrets de 1806 et 1807 (PIVA 2020), ce qui contribue à la confusion générique. 

Lors de la séance de l’Académie française du 4 avril 1820, Alexandre Duval propose une lecture publique de ses Réflexions sur l’art de la comédie, imprimées la même année chez l’éditeur parisien Ladvocat. Le discours de Duval suit le schéma typique des réflexions académiques et retrace l’histoire du genre depuis ses origines, afin d’en trouver les fondements. Les comédies grecques et latines représenteraient, selon la position traditionnelle de la critique académique, les germes d’un art que le classicisme du XVIIe siècle aurait perfectionné, et la farce, genre qui régna de la chute de l’Empire Romain au Moyen Âge et à la Renaissance, représenterait au contraire un exemple de la perversion de cet art. Ce n’est pas un hasard si, dans le vaste répertoire des farces et des pièces comiques de « mauvais goût » de l’époque, la seule œuvre qui soit sauvée est la Farce de maître Patelin, dans la mesure où celle-ci contiendrait déjà in nuce les éléments de la comédie du Grand Siècle, dont Tartuffe est traditionnellement l’exemple le plus abouti. Par ses positions conventionnelles, Duval semble ici se rapprocher des critiques tels que La Harpe ou Cailhava d’Estandoux, prônant effectivement un retour à l’ordre qui implique l’évacuation de tout élément étranger à la comédie dite « classique » (DUVAL 1820 : passim). Le même souhait avait déjà été formulé aussi en 1808 par le dramaturge Andrieux qui, dans la préface à son remaniement de la Suite du menteur, invite les auteurs et les directeurs de salles à revenir vers une comédie qui soit vraiment « comique » (ANDRIEUX éd. 1818 : 215).

Cependant, derrière la structure délibérément conventionnelle des Réflexions par lesquelles Duval répond aux exigences du discours académique – qui constitue d’ailleurs la section la plus courte du texte – l’auteur dissimule une réflexion beaucoup plus profonde sur la « crise » des genres comiques dans laquelle le théâtre français semble s’enliser depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. En effet, les sections centrales des Réflexions contiennent des positions beaucoup moins conventionnelles, qui modulent et reformulent les affirmations des premières pages.

Après cette sorte de concession au bon goût typique des académiciens français – parmi lesquels Duval siège depuis 1812 – le discours de l’auteur abandonne les thèmes purement esthétiques et se tourne vers une réflexion éthique sur la fonction sociale du médium théâtral : la problématique centrale du texte devient ainsi le rapport entre le théâtre, l’histoire et la politique, que Duval introduit à travers une critique féroce contre la censure dramatique. Les Réflexions sont en effet lues moins d’un mois après les admonestations du ministre de l’Intérieur Siméon, publiées dans le Moniteur universel (20 mars 1820), désavouant sectairement l’existence de toute forme de censure en France – l’État doit « tolérer toutes les opinions », à moins qu’elles ne soient contraires aux principes « de la morale, de la Religion, de la Charte et de la Monarchie » – et un an avant la réintroduction de la censure de la presse périodique par le second gouvernement Richelieu en juillet 1821 (CREMIEUX 1912). 

Pour surmonter la crise des genres comiques, la comédie de mœurs a dû s’allier à l’Histoire : l’intérêt des dramaturges devait se porter non plus sur les « manières extérieures des hommes » mais, selon le paradigme de la comédie de Beaumarchais, sur les « passions » et les « formes de leur esprit ». Les Réflexions de Duval représentent à bien des égards le résumé théorique du nouveau genre. Si les comédies de Molière sont encore au répertoire – comme le précise Duval deux ans plus tard dans le paratexte de la Jeunesse d’Henri IV – 

c’est qu’il [Molière] n’a pas voulu affaiblir le comique de son dialogue, et qu’il a préféré la raison à la règle. Afin d’ajouter encore à la bizarrerie de mon opinion, et me rendre tout-à-fait ridicule aux yeux de certaines personnes, je dirai que je préfère mille fois assister à la représentation du Philinte de Molière, qu’à celle du Méchant, pièce si vantée pour le style. Dans le premier ouvrage, je trouve la franchise de l’homme inspiré par la force de la raison ; et dans l’autre, tout le travail d’une satire péniblement comique. Je dirai plus encore, en prenant pour exemples nos grands tragiques ; c’est que tout en admirant la grâce et la beauté des vers de Racine, je préfère notre vieux Corneille qui, malgré les inégalités qui tiennent à son génie, s’élève par le seul mouvement de sa première verve jusqu’au sublime de son art.
(DUVAL 1822 : 76)

Entre la publication de la Jeunesse d’Henri IV en 1822 et la création de L’Abbé de l’épée en 1799, la comédie historique est souvent analysée dans la presse périodique, aussi bien lorsqu’une pièce portant ce sous-titre est montée, qu’à titre général. Je me bornerai maintenant à citer quelques exemples particulièrement significatifs de l’évolution des jugements et positions de la critique. 

Au lendemain de la première de Pinto, la presse se montre partagée face à cette « pièce moitié sérieuse et moitié bouffonne » où l’auteur faisait « grimacer dans le même cadre la dignité de quelques grands personnages, et les lazzis de quelques tabarins », comme l’indique la Décade du 30 mars 1800. L’incapacité des critiques à classer une œuvre qui ne se conforme pas aux genres officiels est le premier signe du caractère novateur de la pièce, qui représente un tournant fondamental dans la transformation des genres comiques au tout début du siècle, contaminés par le sérieux et l’histoire. Alors que certains critiques continuent de condamner les comédies historiques en les présentant comme des abominations dramatiques, des création hybrides et des pièces informes, d’autres sont capables d’entrevoir le potentiel de ce nouveau genre qui, en « mélange[ant] comique et tragique » accomplit tout seul sa « petite révolution théâtrale » (UBERSFELD 1994 : 92), bien qu’à une échelle plus réduite et sans les revendications explicites des dramaturges romantiques assumés.

 3. Comédie (historique) et drame romantique

En 1813, dans Les étrennes ou, Entretiens des morts sur les nouveautés littéraires, Francis Edmond fait condamner le genre par Molière et Fabre d’Églantines, auteur d’une réécriture du Misanthrope pendant la Révolution :

Molière : La comédie historique n’était раs connue de mon temps. Nous laissions le domaine de l’histoire à la tragédie ; le nôtre est plus près de nous, dans la société. 
Fabre d’Églantines : C’est la stérilité de quelques auteurs modernes qui a mis à la mode ce genre, tout au plus supportable au Vaudeville.
(EDMOND 1813 : 33)

Dans ses Mélanges de littérature parus en 1820, Nodier tend en revanche à accorder à la comédie historique un grand potentiel : les auteurs devraient même pousser plus loin leur expérimentation, en s’affranchissant, si nécessaire, des règles. Nodier souligne l’importance du genre dans le paysage dramatique contemporain et en reconnaît la difficulté intrinsèque. Sa description se révèle très valorisante pour les œuvres de Lemercier et Duval, condamnées pour leur forme irrégulière et leur contenu politique par la critique et la censure de leur temps :

Je le répète, la comédie historique est peut-être un genre utile et digne d’être cultivé ; mais si l’on a la hardiesse d’établir ce genre, il ne faut pas être téméraire à demi. Il faut le créer comme les anciens l’eussent fait sans doute, libre de toute gêne, et c’est une entreprise qui demande l’autorité d’un grand talent. 
(NODIER 1820 : 377)

Nodier semble pressentir, comme le fera d’ici peu Stendhal de manière plus circonstancielle et convaincue, le potentiel que recèle ce genre. 

Nous approchons de la fin de la période envisagée, et je voudrais conclure en revenant justement sur les positions de Stendhal au sujet du genre créé par Lemercier et Duval au début de notre arc chronologique, et de manière plus générale sur sa vision du panorama dramatique de l’époque, largement dominé, comme nous avons pu le constater grâce aux recherches de Kate Astbury et Paola Perazzolo autour du répertoire, par le(s) genre(s) comique(s). Avant le triomphe romantique de la reprise de Pinto en 1834, quand la presse définit la pièce, malgré les réticences de son auteur, comme « le premier jalon planté sur la scène française par le Romantisme dramatique » (La Quotidienne, 22 novembre 1834), Stendhal fait déjà un véritable plaidoyer du genre de la comédie historique, expression d’une sensibilité moderne. 

Stendhal définit Pinto comme une « comédie romantique », en affirmant également que la « tragédie nouvelle ressemblera beaucoup à Pinto, chef d’œuvre de Lemercier », si supérieur à toutes les compositions tragiques régulières de l’auteur. Selon Stendhal, la comédie historique fait partie de ces dramaturgies qui, proches de l’esprit des spectateurs « dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances », sont capables de donner au public « le plus de plaisir possible » (STENDHAL 2006 : III, passim). Cette double définition – « tragédie nouvelle » et « comédie romantique » – et son ancrage net dans la modernité donnent un nouveau sens à l’indétermination générique relevée par les critiques de la fin du siècle des Lumières, et montrent à quel point la comédie a participé à la naissance du théâtre romantique et du drame historique en particulier. Comme l’observe Francesco Spandri, cette lecture de la comédie et du comique est également liée chez Stendhal à la « nécessité d’atténuer la satire et d’inventer un personnage ridicule et pathétique ; l’ambition d’une littérature qui, au-delà de la hiérarchie des styles, soit en mesure de jouer avec le sens et d’élargir le pouvoir de l’illusion de l’œuvre » (SPANDRI 2003 : 230). 

Or si les opinions de Stendhal sur la comédie historique sont assez connues, en 1823 l’auteur du Rose et le vert essaie de démontrer l’apport de l’ensemble des genres comiques à l’évolution de la dramaturgie française, en revenant à d’autres productions, dont celles du jeune Scribe, et à tout un fouillis de petites pièces comiques à la détermination générique incertaine :

Ce que la comédie de l’époque a de plus romantique, ce ne sont pas les grandes pièces en cinq actes, comme les Deux Gendres : qui est-ce qui se dépouille de ses biens aujourd’hui ? c’est tout simplement le Solliciteur, le Ci-devant jeune homme (imité du Lord Ogleby de Garrick), Michel et Christine, le Chevalier de Canole, l’Étude du Procureur, les Calicots, les Chansons de Béranger, etc. Le romantique dans le bouffon, c’est l’interrogatoire de l’Esturgeon, du charmant vaudeville de M. Arnault ; c’est M. Beaufils.
(STENDHAL 2006 : 300-301)

Cet ensemble de textes et de spectacles, qui fait de la comédie un genre plus que jamais variable et vivace au début du XIXe siècle, contribue de manière décisive à l’affirmation en littérature de la catégorie esthétique du grotesque, née, selon Stendhal « de la combinaison des contraires, du moins de leur tension » (SPANDRI 2003 : 43), et qui d’une part, « crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon », comme on le lira quatre ans plus tard dans la préface de Cromwell (HUGO 1963 : 418).


 


Note

↑ 1 Ici comme ailleurs dans l’article, sauf indication différente, c’est moi qui traduis.

↑ 2 Voir aussi GOLDZINK 2000.

↑ 3 Voir https://www.cfregisters.org/ et Marie Sklodowska Curie research fellowship : « REV.E: Revolution and Empire. Evolution of the dramatic art and cultural policies between the end of French Revolution and the Imperial Era », https://warwick.ac.uk/fac/arts/modernlanguages/research/french/currentprojects/reve/

↑ 4 Voir infra.

↑ 5 Cf. l’édition de J.-N. Bouilly, L’Abbé de l’Épée, comédie historique en cinq actes, André, Paris 1800 (c’est l’édition avouée par l’auteur) et le manuscrit conservé à la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, ms 412.

↑ 6 La fable de Pinto est tirée de L’Histoire de la conjuration de Portugal de l’Abbé de Vertot (1689) et se concentre sur la révolution portugaise de 1640, se terminant avec le couronnement de Jean IV de Portugal au bout de près de soixante ans de domination espagnole. La pièce est jouée en avril 1800, sa conception remonte à 1798.

↑ 7 Article de Lemercier paru dans La Décade philosophique, littéraire et politique, IIIe trimestre, germinal, floréal, prairial.

↑ 8 Quoique la page de titre indique l’année 1828, les Comédies historiques ont été publiées le 19 décembre 1827, soit quatorze jours après la Préface de Cromwell, voir Bibliographie de la France, année 1827, n° 7549, p. 1042, entrée 7908. Sur la réception de Beaumarchais entre XVIIIe et XIXe siècle, voir YVERNAULT 2020.

↑ 9 On reconnaît bien ici l’héritage de La partie de chasse d’Henri IV de Collé, où il s’agissait justement de montrer les héros « en déshabillé ».

↑ 10 Lemercier atténue cet aspect dans les versions plus tardives, en modifiant le dénouement ; sur le texte, ses chagements et sa réception entre 1800 et 1834, voir DE SANTIS 2016.

↑ 11 « Ce que le président Hénault a tenté pour les événements tragiques, pourquoi ne l’essaierait-on pour les faits comiques ? L’histoire n’est-elle pas un mélange des uns et des autres ? » (ROEDERER 1827 : VII)

↑ 12 En 1800, dans un article paru dans le Journal de Paris (5 avril), Roederer avait en revanche condamné le « mélange des genres » caractérisant la conception de Pinto.

↑ 13 D’abord compris dans un sens péjoratif, le terme « bizarre », souvent utilisé pour définir les comédies historiques, indique, surtout depuis le romantisme, une catégorie esthétique appréciée par les auteurs et les critiques (BRODERIE 2011).


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482