Tragédie et politique sous le Consulat et l’Empire : distance tragique et problématisation du présent
Table
Les « règles du théâtre » tragique
Les valeurs de la distance : une allusion au présent ? Les « applications »
Les valeurs de la distance : la problématisation du Charlemagne de Lemercier
Abstract
Francese | IngleseDans les analyses de la tragédie du Consulat et de l’Empire, la critique rappelle souvent le rôle qui assume le théâtre dans l’orientation de l’opinion publique : il devient un moyen de célébration propagandiste de la puissance de Napoléon et un instrument privilégié de diffusion des modèles politiques, éthiques, sociaux de la nouvelle France en construction, après la Révolution. Le but de cet article est de nuancer cette interprétation : en raison de ses règles poétiques et des attentes des spectateurs, la tragédie se situe à l’égard de la réalité de manière critique et problématique, sublimant ses conflits idéologiques. Si les tragédies s’inspirent nécessairement à la période exceptionnelle de leurs compositions, cependant elles ne s’y rapportent pas de manière référentielle, mais elles préfèrent au contraire questionner l’actualité et faire émerger ses apories radicales.
Dans les analyses de la tragédie de l’époque napoléonienne, on rappelle souvent l’importance que le théâtre était supposé assumer dans l’orientation de l’opinion publique et le rôle éducatif que le pouvoir lui confie. En particulier, le genre tragique deviendrait un instrument de diffusion des modèles politiques et sociaux de la France en reconstruction après le traumatisme de la Révolution (SIVITER 2020), mais aussi un moyen de célébration et de propagande de la puissance de Napoléon.
Ces observations sont justes. D’abord, le théâtre occupe une place importante dans l’action politique de Napoléon : en accord avec le désir de réglementation et de contrôle de la vie théâtrale déjà apparu sous le Directoire en réaction à la libération révolutionnaire des théâtres de 1791 (KRAKOVITCH 2008), Bonaparte s’intéresse à la réorganisation des scènes parisiennes dès la période consulaire, renforçant progressivement sous l’Empire la censure et les prérogatives du gouvernement en matière de théâtre à force de décrets toujours plus contraignants (KRAKOVITCH 1992, YON 2012 : 39-53 ; BERTHIER 2014 ; PIVA 2020). Même lorsqu’une pièce ne participe pas directement à la célébration du monde napoléonien, il est donc évident qu’on ne pouvait entendre aucune critique politique dans ce qui était joué à la Comédie-Française, les auteurs étant conscients des limites qui leur sont imposées et les censeurs vigilant sur les contenus présentés aux spectateurs.
De même, il ne faut pas oublier la posture traditionnelle des dramaturges français qui, à partir du XVIIe siècle en réaction aux critiques religieuses de la moralité du théâtre, et davantage encore au XVIIIe siècle et pendant la Révolution, ont attribué au théâtre une valeur didactique, pour sa capacité de présenter et exemplifier des modèles éthiques. Si dans son Du Théâtre Louis-Sébastien Mercier donne peut-être la formulation la plus explicite et cohérente de cette exigence sociale (MERCIER 1773), c’est pendant la période révolutionnaire que cette utopie éducative s’est affirmée le plus nettement, dans les textes critiques, préfaces, journaux, délibérations des assemblées révolutionnaires (TARIN 1997, POIRSON 2008). Après cette « démocratisation » de la parole poétique et malgré les tentatives de retour à l’ordre du Directoire (CHAPPEY et al. 2014), cet « engagement » politique et poétique, qui assumera toujours plus la forme d’un « sacerdoce laïque » pour les écrivains (BÉNICHOU 1973, DECOT e SIVITER 2022), se retrouve aussi dans la période napoléonienne, où les auteurs se présentent en tant que diffuseurs de modèles idéologiques et culturels moraux et vertueux.
Enfin, il est évident que la rapidité et l’ampleur des bouleversements sociaux et politiques contemporains ne pouvaient que rentrer avec force dans le jeu dialectique propre à tout événement théâtral, entre pièce, scène et public. En raison de sa nature de phénomène collectif (et, donc, politique) – et davantage au XVIIIe siècle et pendant la Révolution où la séparation entre scène et salle s’estompe en faveur d’une participation active du public au déroulement de la séance théâtrale (RAVEL 1999) – la construction du « sens » d’une représentation est nécessairement influencée par les bouleversements de l’actualité et par leurs effets sur les opinions et les sentiments du public (BOURDIN 2008). L’intensification de la pratique des « applications », c’est-à-dire la réinterprétation, opérée par les spectateurs et des journalistes, des histoires et des maximes tragiques à la lumière des événements contemporains (PLAGNOL-DIÉVAL 2022), nous confirme en effet que le rapport entre fiction scénique et actualité était immédiatement perçu : les institutions de l’époque1 n’ont pas manqué de les relever et de les condamner.
Néanmoins, sans vouloir nier l’impact important de tous ces éléments dans la conception et dans la réalisation des pièces tragiques pendant la période napoléonienne, le but de cet article est d’essayer de questionner quelques conclusions que la critique littéraire en tire dans ses exégèses, de manière peut-être trop nette. À la lumière de ces constats, on se limite en effet à interpréter ces tragédies comme une transposition de l’actualité, destinée à exalter la figure de Bonaparte, puis de Napoléon et à célébrer ses victoires ; elles seraient seulement l’incarnation d’une idéologie politique ou morale, et elles seraient censurées lorsqu’elles ne la servent pas ; les analyses peuvent se contenter de saisir leur dimension référentielle et leur position par rapport aux événements contemporains.
On se propose de nuancer cette attitude critique à travers l’examen de quelques-uns des postulats qui la fondent. Du fait de ses codes et des attentes génériques qui lui sont liées, la tragédie permet d’aborder la réalité de manière plus complexe, la multiplicité de ses conflits et de ses positions s’offrant comme terrain de questionnement du réel, comme une manière de le problématiser. D’une part si les thèmes évoqués ont un rapport direct avec le monde contemporain, le texte ne prend pas de positionnement univoque à son égard ; d’autre part, si l’ici et le maintenant de la scène influencent de manière décisive la réception du public, qui y projette sa perception de l’actualité la plus récente, il ne s’agit que de l’activation d’une interprétation potentielle de l’œuvre. Sans minimiser ou nier l’importance du présent dans la conception et dans la réception des tragédies de l’époque, on peut examiner leur capacité à l’interroger et à donner voix aux doutes qui hantent la pensée collective.
Pour ce faire, il faut donc d’abord s’interroger sur la spécificité de l’écriture tragique, sur les effets de ses contraintes génériques dans le rapport qui s’instaure entre scène et public ; une fois définie cette relation, il faut se demander si le genre tragique permet d’exprimer les contenus idéologiques univoques et transparents que supposent le didactisme ou la propagande ; on vérifiera ces hypothèses dans deux tragédies de l’époque, choisies en raison de leur fortune différente : le Charlemagne de Louis-Népomucène Lemercier, tragédie composée en 1801 mais qui sera représentée en 1816 à cause de différends entre l’auteur et Napoléon, et l’Hector de Luce de Lancival, créée au Théâtre-Français en 1809 et qui est l’un des plus grands succès de la période napoléonienne.
Les « règles du théâtre » tragique
Avant de définir ce qu’est une tragédie, il faut se demander si cette étiquette de genre s’avère pertinente à l’époque qui nous concerne. Pendant la Révolution, et malgré la libération des théâtres et la naissance de nombreuses nouvelles typologies de pièces qui perturbent les classifications rigides d’Ancien Régime, le système d’attribution générique semble maintenir sa structure (FRANTZ 1991) ; les critères constitutifs des genres se maintiennent pendant la période napoléonienne, qui se caractérise par un retour à l’ordre dans les arts de la scène et par le respect des formules génériques et des distinctions stylistiques héritées de l’Ancien Régime : il fallait inscrire la tragédie de l’époque consulaire et impériale dans la tradition du grand théâtre français du XVIIe et du XVIIIe siècle (SIVITER 2020). Comme Benjamin Constant nous rappelle dans De la Guerre de Trente ans, la célébration de l’Empire passait explicitement par une récupération du modèle dramaturgique de la France absolutiste de Louis XIV :
Bonaparte aimait la discipline partout, dans l’administration, dans l’armée, dans les écrivains, et la soumission de ces derniers n’était ni la moins prompte ni la moins empressée. Ce qui était dans le chef une faiblesse, funeste à la France et à lui-même, je veux dire le désir d’imiter Louis XIV, comme si ce n’eut pas été descendre au lieu de monter, était, dans les lettrés qui aspiraient à ses faveurs une complaisance intéressée à la fois et vaniteuse ; car en obéissant au nouveau Louis XIV, ils se croyaient les égaux des grands hommes qui avaient encensé l’ancien. De la sorte, les règles du théâtre, comme l’étiquette de la cour, paraissent partie obligée du cortège impérial. (CONSTANT 1829a : 915-916)
Au-delà de la confirmation de la persistance d’une inscription générique « forte » pour la tragédie, Constant note que l’écriture tragique se redéfinit autour de la récupération programmatique des « règles du théâtre » du XVIIe siècle, que la critique littéraire appelle aujourd’hui couramment « classiques ».
On n’entrera pas dans le débat critique concernant cette catégorie littéraire, dont il a été montré l’invention tardive et la signification différente par rapport à aujourd’hui (SIVITER 2019, 2020) ; pas plus qu’on ne rappellera une liste de préceptes poétiques (les unités, la vraisemblance, etc.) qui devraient définir « l’essence » d’une tragédie, la nature mouvante et contradictoire de ces normes étant un fait avéré dès leur conception au XVIIe siècle (FORESTIER 2010). De manière plus générale, il faut aussi se rappeler que, même dans le cadre d’une poétique prescriptive forte comme la dramaturgie française néo-aristotélicienne, une œuvre littéraire n’est jamais une simple application de règles fixes et abstraites, mais elle naît de l’équilibre dynamique entre la norme générique et son dépassement ; et cela davantage au XVIIIe siècle, où l’évolution de la sensibilité et des goûts des auteurs et des lecteurs/spectateurs le long du siècle entraîne, en diachronie, des transformations stylistiques profondes (PERCHELLET 2004). Toute réflexion sur la fidélité d’une tragédie aux « règles du théâtre » serait donc partielle et obligée à faire face à un nombre élevé d’exceptions.
Néanmoins, dès lors qu’il s’agit de la tragédie, le genre dramatique considéré le plus noble, objet de théorisations fréquentes, promu par les institutions politiques et culturelles, apogée de la tradition littéraire française, il semble possible de supposer que la tension toujours existante entre le modèle théorique et une œuvre concrète atteint une puissance considérable et joue un rôle fondamental dans la composition d’une pièce et dans la définition des attentes d’un spectateur qui se rend au théâtre. Et cela davantage pendant la période napoléonienne, où nous assistons aux premières conceptualisations du « classique », dans le but politique explicite de créer un canon « national » auquel faire référence (SIVITER 2020 : 21-27). Plutôt que rechercher la conformité d’une œuvre à telle ou telle norme poétique particulière, il est possible alors d’analyser les discours qui se développent autour de la tragédie « classique » et la perception de ce que sont ses traits fondamentaux, qui orientent sa composition, sa représentation et sa réception. Le résultat du retour à l’ordre décrit par Constant serait à concevoir moins à la lumière du respect des « règles du théâtre », que par la recherche d’effets esthétiques particuliers qu’on considérait comme propres au genre tragique.
Pour ces raisons, il est donc légitime de laisser de côté les approches les plus explicitement poétiques et prescriptives, telles que celles du Lycée de Jean-François La Harpe (1798-1804), et de s’intéresser plutôt aux observations d’autres écrivains comme Stendhal, Benjamin Constant ou Mme de Staël qui, dénonçant les défauts qu’ils relèvent dans la dramaturgie tragique précédente et contemporaine et proposant de la renouveler, nous présentent les traits fondamentaux qui la caractérisent. Leurs réflexions sont d’ailleurs d’autant plus significatives que, malgré les évolutions ultérieures du genre tragique pendant la période de la Restauration (MELAI 2015), elles reprennent des critiques déjà avancées au XVIIIe siècle par d’autres dramaturges, comme Beaumarchais dans son Essai sur le genre dramatique sérieux (1767) ou Mercier dans Du Théâtre (1773), signe de la persistance d’une « idée » de tragédie héritée du siècle précédent et qui demeure sous-jacente aux nouvelles créations.
La critique stendhalienne des tragédies « classiques » est bien connue : l’obsolescence de l’alexandrin qui empêche la représentation du vrai ; la nature artificielle des unités de temps et de lieu ; l’adoption d’un style épique et non pas dramatique ; la présence de héros conventionnels (STENDHAL 1823). Pour Stendhal, tous ces éléments manifestent trop hardiment la nature fictionnelle de la scène tragique, le plaisir esthétique étant au contraire lié aux « moments d’illusion complète » qu’on retrouve, à son avis, plus dans Shakespeare que dans Racine (STENDHAL 1823 : 18-19). Le spectateur peut être transporté à l’intérieur de l’univers fictif de la pièce seulement si ce qui se passe sur scène « l’intéresse vivement », et seul ce qu’il connait et reconnait comme authentique peut le faire « pleurer et frémir ». Finalement, il faudrait apprécier la capacité de Shakespeare « [à] étudier le monde au milieu duquel nous vivons » (IBID. : 45-46) ; garantissant une commensurabilité entre scène et spectateur, ce dernier serait poussé à s’abandonner à l’illusion car il y retrouve ses idées et ses sentiments.
Les réflexions sur l’art tragique de Benjamin Constant, dont nous retrouvons un premier aperçu dans l’introduction à son Wallstein (CONSTANT 1809), ne s’écartent guère du même point de vue. Louant le niveau atteint par les Français dans la représentation des passions, Constant souligne les limites de ce système, qui consisteraient dans la perception, de la part du spectateur et « par je ne sais pas quel instinct », que le héros ne soit « pas un personnage historique, mais un héros factice, une créature d’invention » ; si la cohérence interne à la représentation d’une seule passion permet « des effets plus constamment tragiques », c’est la « vérité [qui] y perd » (CONSTANT 1829a : 903). C’est à nouveau la perception de la nature fictionnelle de la représentation théâtrale qui freine l’identification du spectateur.
Constant propose alors une nouvelle forme originale de tragédie, celle de « l’action de la société sur les passions et les caractères […] qui décide de la manière dont la force morale de l’homme s’agite et se déploie » (CONSTANT 1829b : 943-944) : la réaction des personnages au joug de la société que tout homme subit serait le nouveau sujet de prédilection de la tragédie, et justement afin d’affaiblir la perception d’un écart entre représentation et spectateur. Dans cette tragédie nouvelle, il sera en effet nécessaire d’éviter « un état de société dans lequel l’espèce humaine ne puisse absolument jamais se trouver », et il faudra situer « l’homme dans [les] situations dans lesquelles l’ordre social le place, et qu’il ait à craindre ou à désirer » ; finalement, il faut « que ces situations tiennent par quelque côté à celles où il peut se trouver » (IBID. : 945). La tragédie de la société apparaitra donc plus vraie parce qu’elle racontera aux spectateurs leur condition.
Enfin, nous connaissons l’enthousiasme de Mme de Staël pour Shakespeare dans De la Littérature : sa dramaturgie assume dans le traité le rôle de repoussoir du système tragique français. Parmi ces différences, il y en a une qui s’avère constitutive :
Un sentiment que Shakespeare seul a su rendre théâtral, c'est la pitié, sans aucun mélange d'admiration pour celui qui souffre, la pitié pour un être insignifiant et quelquefois même méprisable. Il faut un talent infini, pour transporter ce sentiment, de la vie au théâtre, en lui conservant toute sa force ; mais quand on y est parvenu, l'effet qu'il produit est d'une plus grande vérité que tout autre : ce n'est pas au grand homme, c'est à l'homme que l'on s'intéresse ; l'on n'est point alors ému par des sentiments qui sont quelque fois de convention tragique, mais par une impression tellement rapprochée des impressions de la vie, que l'illusion en est plus grande. Lors même que Shakespeare représente des personnages dont la destinée a été illustre, il intéresse ses spectateurs à eux par des sentiments purement naturels. Les circonstances sont grandes; mais l'homme diffère moins des autres hommes que dans nos tragédies. Shakespeare vous fait pénétrer intimement dans la gloire qu'il vous peint ; vous passez, en l'écoutant, par toutes les nuances, par toutes les gradations qui mènent à l'héroïsme, et votre âme arrive à cette hauteur sans être sortie d'elle-même. (DE STAËL 1800 : 218-219).
Mme de Staël relève donc que, en raison de son « degré d’héroïsme pour ainsi dire indispensable à la noblesse », la tragédie classique représente « nécessairement une nature de convention » qui est préjudiciable à l’intérêt (IBID. : 282). Au contraire, Shakespeare est naturel et intéressant parce que nous nous reconnaissons dans sa représentation de l’humain. C’est d’ailleurs pour sa capacité à nous émouvoir et à nous parler de nous-même que Mme de Staël préfère Voltaire à Racine : « dans ses pièces, les sentiments sont plus pénétrants, la passion est peinte avec plus d'abandon, et les mœurs théâtrales sont plus rapprochées de la vérité », puisque « les sentiments, les situations, les caractères que Voltaire représente, tiennent de plus près à nos souvenirs » et il est capable de « retracer nos propres affections à nos pensées » (IBID. : 288-289). Finalement, une tragédie devrait se signaler par des « pensées qui rappellent, de quelque manière, aux hommes ce qui leur est commun à tous » (IBIDEM).
Les trois auteurs semblent donc insister sur le fait que, la tragédie « selon les règles » faillit dans la représentation de l’homme, voire de nous, car elle donne une image conventionnelle de l’humanité héroïque qui, trop « distante », ne nous parle pas. Cette perception, lors de la représentation, de cet écart avec l’univers de la scène est un trait typique de la tragédie « classique » qui, en adoptant une définition de Christian Biet, se fonde constitutivement sur une « esthétique de la distance » (BIET 2010). En effet, à travers ses règles poétiques (le choix de sujets anciens et « de grande résonnance », la construction du caractère de ses personnages nobles, l’éloignement temporel et spatial, la contrainte du vers) ainsi que grâce à ses pratiques de mise en scène (absence de « mimétisme scénique » et effet d’abstraction dans les costumes, dans le jeu, dans la déclamation, dans le décor), le genre tragique rappelle constamment la nature fictionnelle de ses univers créés sur scène (NICOLOSI 2020). Et bien que la tragédie du XVIIIe siècle tende à rechercher un mimétisme plus fort en ce qui concerne, par exemple, l’espace scénique ou la pratique de jeu (FRANTZ 1998 ; BRET-VITOZ 2008), Stendhal, Constant, De Staël remarquent que, encore au début du XIXe siècle, l’étrangeté du genre à toute « proximité » en représente une caractéristique fondamentale.
Cette prise de distance du réel n’est pas toutefois à considérer seulement comme un obstacle : si une tragédie nouvelle réussit à nous concerner, elle reste envisageable et nécessaire en raison des effets qui dérivent de son processus d’ennoblissement. Évidemment, il faut que, comme fait par Voltaire selon Mme de Staël, les valeurs sous-entendues à la tragédie s’éloignent des modèles d’Ancien Régime pour se rapprocher à celles de l’homme nouveau sorti des Lumières, avec sa nouvelle « vérité » ; mais même s’il peut entraver l’identification, l’éloignement assume une fonction qui s’avère utile et à rechercher, comme elle le rappelle encore dans De l’Allemagne :
À force d’esprit Shakespeare refroidit souvent l’action, et les Français s’entendent beaucoup mieux à peindre les personnages ainsi que les décorations, avec ces grands traits qui font effet à distance. (DE STAËL 1813 : 326)
Si l’affichage constant d’un écart entre scène et public est donc considérée trait fondamental du genre, il faut maintenant réfléchir sur ses potentialités idéologiques et esthétiques.
Les valeurs de la distance : une allusion au présent ? Les « applications »
Conformément à ses présupposés, lorsque la critique littéraire s’interroge sur les choix des sujets tragiques pendant le Consulat et l’Empire – l’une des manières les plus évidentes à travers laquelle la « prise de distance » tragique se manifeste et la seule dont il sera question dans cet article – elle l’interprète souvent comme une manière de faire allusion, de manière détournée, à l’actualité politique. L’éloignement dans l’espace et dans le temps permettrait soit d’avancer des critiques à l’Empereur, promptement découvertes et censurées, soit de l’encenser en faisant référence à des exemples glorieux de l’antiquité, en mythifiant le présent à travers sa comparaison à des événements et à des personnages légendaires. Les applications du public lors de la représentation confirmeraient que la tragédie avait alors tendance à se caractériser par un certain degré de transparence, la superposition entre scène et monde apparaissant claire. Toutefois, les réactions de l’époque aux deux tragédies dont il s’agit dans cet article, et reportées dans deux études récentes, semblent désavouer cette lecture.
Par rapport au Charlemagne de Lemercier, qui ne sera créée à la Comédie-Française qu’en 1816, Vincenzo De Santis et Pierre Frantz rappellent par exemple que
une partie du public prend en effet la pièce pour un hommage nostalgique à l’Empereur, une autre partie comme une attaque à la monarchie restaurée – d’où les interventions de la censure –, une troisième partie, formée surtout par des bonapartistes, voit dans la tragédie une attaque voilée dirigée contre le successeur de Charlemagne. (DE SANTIS-FRANTZ 2021)
Le « message » de la pièce semble donc ambigu : qu’en 1801 le choix de Lemercier de mettre en scène Charlemagne soit dû à l’actualité et à l’affirmation de Napoléon en tant que personnage prééminent de la politique française, c’est certain ; mais les interprétations variables que le public donne de l’œuvre ne nous permettent pas de cerner le positionnement de la pièce par rapport à la figure de l’Empereur. Clare Siviter a montré comment la nature « propagandiste » de l’Hector de Luce de Lancival, l’une des pièces les plus aimées par Napoléon et l’un des plus grands succès de l’époque impériale, doit être revue (SIVITER 2020 : 137-149) : le fait même que l’Empereur ait été cerné sous le voile du pieux Hector en 1809 et, à l’opposé, dans la figure d’Achille revenant au combat en 1815, nous suggère que l’« application » ne représente qu’une virtualité de l’œuvre, une attribution de signification réalisée lors de la représentation dont toutefois les contours ne sont pas définis au préalable. Nous retrouvons d’ailleurs cette plurivocité d’interprétations dans d’autres tragédies de la Révolution : le cas le plus connu est surement celui du Timoléon de Marie-Joseph Chénier, qui a été interprété, selon les regards tendancieux du public, à la fois comme pièce pro- ou antijacobine avant et après Thermidor (AMBRUS 2019).
Si donc, de manière générale et comme pour toute œuvre littéraire, la composition des tragédies de la période ne peut que se ressentir du contexte de l’époque et de ses prodigieux changements socio-politiques, la pratique des applications semble finalement une amplification, due elle aussi à l’urgence des bouleversements historiques contemporains, du renouvellement du sens qui, à théâtre, s’opère toujours à chaque nouvelle représentation. Mais la variabilité des interprétations confirme que l’incontestable émergence du politique qui nourrit ces pièces n’implique pas qu’elles se limitent à devenir porte-paroles d’une position politique.
Or, sans vouloir éteindre cette lecture à d’autres genre théâtraux, régis par des conventions poétiques et par des horizons d’attente différents, l’hypothèse selon laquelle la prise de distance tragique permet surtout de transmettre, de manière détournée, un point de vue sur l’actualité semble donc à nuancer, car l’immédiateté de ces rapprochements apparaît souvent sujette à caution. Revenons alors au processus d’ennoblissement que Mme de Staël et Constant associent à l’éloignement tragique, et évaluons ses implications.
Les valeurs de la distance : la problématisation du Charlemagne de Lemercier
Comme le démontre Thomas Pavel, grâce à la distance imposée par ses codes, les tragédies « classiques » obtenaient un statut exceptionnel d’exemplarité et de moralité car
Éloignée à la fois de la misère du quotidien et de l’agitation de l’action, la scène tragique s’offrait au spectateur comme une allégorie de la conscience morale équidistante de soi et du monde, libérée du poids des instincts et éclairée sur les maximes qui gouvernent sa conduite. (PAVEL 1996 : 160)
Il en ensuit que, si dans toute littérature mimétique la diversité des perspectives des personnages constitue en soi une transposition de la multiplicité des interprétations possibles du Réel, l’éloignement tragique donne à cette plurivocité une dimension extraordinaire ; les conflits idéologiques et éthiques sous-jacents à l’intrigue assument une vraie puissance euristique, car ils se déroulent sans restriction dans des espaces logiques abstraits (AUERBACH 1968, REGNAULT 1996) et sont véhiculés par des personnages qui se font porteurs de passions figées et totalisantes (FORESTIER 2010). Posant un obstacle à l’identification, la perception constante d’un écart médiatise le jugement éthique ; la distance permet à la tragédie de ne pas trouver obligatoirement une résolution efficace à ses contrastes, tandis que les exploits des héros et leurs passions démesurées brouillent les attentes des spectateurs et perturbent en profondeur le système de valeurs partagé, qui en résulte remis en question (BIET 2002).
S’il y a donc un rapport entre tragédie et actualité, il ne se concrétise pas dans une prise de position politique ou idéologique, mais prend la forme d’une problématisation, d’un questionnement que la transposition tragique aiguise et relance avec force.
L’analyse du Charlemagne de Lemercier semble confirmer cette hypothèse. L’histoire de sa censure est connue, mais elle ne nous dit pas grand-chose sur son parti pris politique. En effet, Vincenzo De Santis nous rappelle que la raison principale pour laquelle la pièce, acceptée à la Comédie-Française en 1801, ne fut donnée qu’en 1816 est à rechercher dans un différend entre l’écrivain et Bonaparte, qui avait demandé de terminer la tragédie avec le sacre de l’Empereur des Francs, suggérant sa montée ultime au pouvoir. Le refus de Lemercier de se plier à cet encensement gratuit causera la rupture entre les deux, qui se consommera de manière définitive à partir de 1804, jusque-là l’écrivain croyant encore dans la figure d’un « Napoléon héros fondateur d’un nouvel ordre libertaire » (DE SANTIS 2015 : 93-94). Si l’on ajoute que Lemercier rappelle que, malgré son dénouement, il avait dû s’opposer personnellement à la représentation, car « l’ordre de la faire paraître, telle qu’on l’a vue » avait été donné (LEMERCIER 1816 : XV), il est donc possible d’arguer que cette comparaison avec Charlemagne était considérée acceptable par la censure et par le pouvoir. Clare Siviter a récemment remis en cause ce récit de Lemercier : en raison de l’absence de preuves factuelles d’une demande de changement par Napoléon, l’absence de représentations jusqu’à 1816 pourrait en effet avoir été exploitée a posteriori par l’écrivain afin de se peindre en tant que précoce « résistant » à la politique de l’Empereur (SIVITER 2020 : 243-244). Mais même acceptant ce deuxième mobile, si les raisons de la censure étaient liées aux contenus de la tragédie Lemercier aurait probablement dénoncé le poids de cette prohibition plutôt que présenter son œuvre comme instrument potentiel de propagande napoléonienne, chose qui en affaiblit la portée critique. En s’appuyant donc sur les obstacles à la représentation rencontrés par Charlemagne, nous ne pouvons donc rien conclure sur son positionnement politique ; et en supposant que la version de 1816 n’ait pas été substantiellement modifiée lors de la publication chez Barba, il est donc préférable de se restreindre à sa seule analyse.
Charles est victime d’une conjuration organisée par plusieurs hommes politiques, dont notamment Pépin, le fils de Charlemagne, et par le comte Astrade, qui veut venger l’honneur de Régine, sa sœur et maîtresse du roi ; en effet, le désir du roi de se marier par convenance avec Irène, impératrice de Byzance, implique l’abandon de Régine et la reconnaissance manquée d’Hugues, leur enfant illégitime, mais aussi un renforcement centralisé du pouvoir du monarque. Après plusieurs renversements, les conspirateurs sont découverts et punis : Astrade est condamné à mort et ses complices envoyés en exil ; Régine, accusée injustement par Charles et innocentée seulement à la dernière scène, décide de se renfermer dans un couvent avec son fils pour fuir la « cour et le monde » (LEMERCIER 1816, V, 9 : 109).
Se présentant comme l’une des plus traditionnelles tragédies de conspiration tels que Cinna de Corneille, la tragédie pousse le spectateur à ne pas s’intéresser seulement à la réussite de la rébellion mais aussi à comparer les mots et les gestes du roi avec les revendications des conjurés, ainsi qu’à évaluer ses réactions et ses attitudes avant et après le dévoilement de la trahison. Comme l’ont déjà signalé Pierre Frantz et Vincenzo De Santis, la figure de Charles, qui « ne s’appelle grand que dans le titre » (FRANTZ E DE SANTIS 2021), n’apparaît pas alors univoque, chaque argument montrant son revers.
Nous retrouvons par exemple les arguments « classiques » de la « misère » du roi, dont les obligations, les dangers et la souffrance ne sont pas à envier par le commun (II, 2 : 42 ; IV, 5 : 99-100) ; ou celui de la raison d’état qui, malgré l’amour pour Régine, le force à un mariage « que prescrit la froide politique » et qui n’est qu’un des « devoirs [que] m’impose ma fortune » (I, 4 : 27-28), dans le but d’ailleurs de promouvoir à travers des « sages traités » une politique pacifiste (I, 5 : 28-30). Ce choix est pourtant fait aux dépens de deux sentiments centraux dans la rhétorique théâtrale pathétique du XVIIIe siècle, à savoir la sacralisation de l’amour marital et paternel ; mais si d’un côté l’on pourrait définir cette volonté comme une confirmation du cynisme de l’homme politique, de l’autre la tragédie nous présente Charles subissant à plusieurs reprises l’empire de ces sentiments « naturels » (« CHA : La nature souvent m’émeut à son langage, / Et flatta mon oreille avec plus de douceur / Que la voix de la gloire, idole de mon cœur », I, 4 : 25). Au-delà des premières scènes qui peignent un père amoureux (I, 3), la volonté de suspendre le jugement sur Régine en dépit des éléments qui l’accusent (IV, 3 et V, 3) ou l’acharnement contre Astrade, condamné à mort surtout à cause de son attentat contre Hugues (« REG : Ne tranchez pas ses jours, sire, et que la prison… / CHA : Je venge cet enfant et non sa trahison », V, 9 : 108), montrent un personnage dont les mobiles s’entrecroisent de manière problématique et qui, en raison de ce transport pathétique excessif, pourra paradoxalement être opposé par Lemercier dans sa préface à l’Auguste de Cinna, dans une comparaison qui, rétrospectivement, apparaît défavorable à Napoléon (FRANTZ e DE SANTIS 2021). Entre « nature » et « devoir », selon les paradigmes de l’époque la figure de Charles apparaît complexe et irréductible à un jugement simple et certain.
De même, son action politique se trouve elle-aussi ambiguë. Malgré sa pondération et son attitude calme et « froide » (soulignées très couramment par les didascalies), le roi se trompe dans l’interprétation des événements, sous-estimant les premiers signes de la rébellion (IV, 3) et accusant injustement Régine (IBID. et V, 3). Erreurs qui apparaissent d’autant plus graves que Charles place tous ses gestes, de manière obsessive, sous l’égide de la volonté divine (II, 1 : 33-35; IV, 3 : 80-81 ; V, 6 : 103). Ses égarements assument alors une valeur symbolique très forte, qui manifeste la tension interne à l’action : si d’un côté Charles est présenté comme un héros fondateur (III, 3 : 68-69), celui qui « de l’Europe assurant le repos, / [a dû] Percer dans cette nuit, éclairer ce chaos » barbare hérité par son père (I, 5 : 29-32), de l’autre son personnalisme centralisateur et sa grandeur constituent les limites ultimes de son entreprise.
Le thème est en effet repris à plusieurs reprises par ses adversaires (II, 1 : 35-36 ; III, 3 : 67), et la « stérilité » de son pouvoir, qui ne trouvera pas d’héritier, en représente la concrétisation symbolique évidente : comme il a été déjà remarqué par Frantz et De Santis, le choix de Régine d’enfermer Hugues avec elle annonce cette césure nette (V, 9 : 109 ; FRANTZ e DE SANTIS 2021) ; la trahison de Pépin est explicitement associée à ces temps reculés et sans lois que l’essor de Charlemagne aurait dû effacer à jamais, et qui feront retour à cause de l’action politique de son fils :
CHA : […] Va-t-on de Chilpéric revoir le temps affreux,
Ce vieil âge souillé par les féroces guerres
De pères et des fils, et des sœurs et des frères ?
Et détournera-t-on ses yeux épouvantés,
De mon règne encor plein des mêmes cruautés ? » (V, 1 : 89)
Cherchant un jugement univoque sur le personnage, nous débouchons à nouveau sur une impasse : les erreurs d’évaluation du monarque, le désaveu de son infaillibilité et la fragilité de son édifice étatique, trouvent un pendant direct dans le risque de désagrégation qui suivrait sa chute, ce retour au chaos des intérêts particuliers.
Il est alors possible de changer l’angle de notre réflexion, et de retrouver dans le Charlemagne de Lemercier moins un positionnement direct en faveur ou contre Bonaparte qu’une réflexion sur les fragilités de toute politique centralisée ; et si la tragédie s’inspire de l’histoire contemporaine de la France – les contradictions entre ordre rétabli et excès de centralisation ou entre politique personnelle et raison d’état étant aisément applicables à la politique du Premier Consul – la distance imposée par le genre tragique permet une réflexion sur les avantages, les dangers, les implications du pouvoir absolu. Projeté dans le monde lointain de Charlemagne, la nature équivoque du présent éclate dans sa complexité, les invocations du protagoniste à Dieu lors de sa dernière réplique (V, 9 : 109-110) prenant plus la fonction d’une catharsis collective que décrivant une réalité politique.
Ce questionnement n’est pas d’ailleurs propre seulement au Charlemagne de Lemercier : il est possible de retrouver ce thème derrière les fréquentes tragédies de conspiration de la période, comme La Mort de Henry IV de Legouvé (1806), où nous apercevons le retour obsédant d’un fantasme collectif, celui de la faiblesse d’un système institutionnel qui se fonde sur les exploits de son chef ; ou dans les Templiers de Raynouard (1805), où c’est justement l’arbitraire intrinsèque aux pouvoirs personnels qui est problématisé, comme le démontre la polémique entre le Courrier des spectacles et le Journal de l’Empire2. Le grand succès de cette tragédie nous confirme que, au-delà des implications/applications possibles, c’est pour sa capacité de problématiser le réel qu’une tragédie est appréciée, donnant voix et représentation aux doutes qui hantent auteurs et spectateurs.
Les clairs-obscurs d’Hector
Qu’une pièce qui ne sera jamais représentée pendant la période napoléonienne puisse avoir des ambiguïtés n’est pas nécessairement surprenant. Un autre grand succès de la période, l’Hector de de Luce de Lancival (1809), semble toutefois confirmer cette lecture. Sans nous attarder à une analyse détaillée de la pièce, déjà proposée par Clare Siviter, on en reprendra quelques aspects.
La critique a par exemple signalé la tonalité pacifiste de la tragédie (SIVITER 2020 : 137-138 ; LUCE DE LANCIVAL 1809, I, 4 : 14 ; I, 6 : 21), d’autant plus forte qu’elle entraîne des invraisemblances dans l’intrigue, dont l’auteur s’excuse implicitement dans la préface (« Préface » : IX-X) : Patrocle demande la restitution d’Hélène et la paix alors que les Troyens semblent avoir gagné définitivement la guerre (III, 3-4). De même, la critique a remarqué que le modèle incarné par Hector et Andromaque, depuis l’Antiquité, exemple pathétique d’amour familial, s’insère pleinement à l’intérieur de la politique contemporaine de promotion et de redéfinition légale des formes légitimes d’amour conjugal, dont témoigne le Code Civil (SIVITER 2020 : 138-142) : ce « couple to emulate » (IBIDEM) incarnerait l’équilibre parfait de la « famille napoléonienne », entre dévouement à la patrie et vertu privée.
Encore une fois, toutefois, ces transpositions poétiques des sujets les plus importants de la période trouvent en tragédie leur problématisation, car elles sont en tension avec le désir pressant d’Hector d’affirmer sa renommée. Le motif de la « gloire » d’Hector revient constamment (le mot a 18 occurrences), en opposition aux mouvements des autres personnages (V, 1 : 71-73). La quête de la grandeur est le levier sur lequel Paris, qui reproche à Hector de « trahir sa gloire » (II, 1 : 23), s’appuie pour convaincre son frère d’ignorer l’opinion des chefs des Troyens et de revenir au combat (I, 5 : 20 ; II, 3 : 30) ; l’invraisemblance de la trêve demandée par Patrocle fait ressortir davantage les résistances du protagoniste à renoncer à sa consécration héroïque (HEC: […] Je descends, infidèle à ma gloire / Quand tout fuit devant moi, du char de la victoire, / J’enchaîne, dans ce cœur qu’irrite le repos, / L’impérieux désir de combattre un héros… », III, 3 : 42-45 ; I, 3 : 8-13) ; ce désir d’éclat est explicitement opposé par Andromaque à la conservation de la famille (I, 1 : 4 ; V, 1 : 70-71) et de la patrie, dont le sort coïncide avec celui du héros/chef :
AND : […] Et tu sais bien / Qu’avec toi, si tu meurs, périt le nom troyen. (I, 1 : 5)
AND : Sage Polydamas, prêtez-moi votre appui / Il va combattre Achille ! Il perd l’État et lui ! (III, 6 : 50)
AND : Enfin, opposait-on ces mots à sa furie : / « Si tu meurs, avec toi périra la Patrie ! » (V, 1 : 70)
Comme dans Charlemagne, cette superposition du destin d’Hector et de Troie est enfin traitée symboliquement sous l’angle de l’héritage et de la succession dynastique : l’expérience napoléonienne, ses causes et son destin, hantent la production tragique de cette période. Luce de Lancival aborde toutefois ce sujet de manière différente. Le thème de la succession politique est en effet soulevé, et la présence d’Astyanax semble promettre la survie de l’exemple paternel (V, 1) ; pourtant, Astyanax n’apparaît jamais sur scène, il n’est évoqué que rarement ; de façon significative, Andromaque, voulant trouver un prétexte pour empêcher son mari de partir se battre contre Achille, ne recourt pas à son enfant, ce qui aurait permis de rappeler la scène très pathétique de l’adieu d’Hector à sa famille du livre VI de l’Iliade ; elle se réfère seulement à l’autorité de Priam (IV, 4-6). En effet, Luce de Lancival s’intéresse au rapport entre son héros et l’autorité paternelle (I, 3 : 9 et 12 ; I, 5 : 16 et 19; II, 3 : 28) : les élans du héros sont constamment frustrés par les injonctions de Priam, et à plusieurs reprises Hector balance entre le respect dû aux volontés de son père et son désir de renommée (I, 6 : 21 ; II, 3 : 29). De même, il est très significatif que, au rebours de la fable, la mort du héros soit causée par une dernière interférence de son père qui, de manière inopportune, tente d’interrompre le duel avec Achille sous les auspices d’une paix désormais impossible (V, 5 : 78-79). Le fait que Priam n’apparaisse jamais sur scène, absence dont Luce de Lancival se justifie de manière peu convaincante dans sa préface (« Préface » : XIV-XV), se charge alors de valeurs symboliques fortes : Hector et la nouvelle politique qu’il incarne succombent à cause de l’impossibilité de se défaire des modèles « invisibles » du passé, qui entravent son action ; cette force contraignante, non réifiée dans un personnage qui aurait été exposé à la dialectique des passions et des intérêts, assume une dimension absolue.
La tragédie de Luce de Lancival semble donc poser plusieurs questions. D’une part, que seraient tous ces Hector ou Napoléon sans la gloire militaire, sans un état constant de guerre, sans une réaffirmation continuelle de la nécessité historique de leur pouvoir ? Certes, le conflit contre les Grecs est ravivé par la trahison de Paris et d’Antimaque, et ce revirement de l’intrigue peut faire allusion aux tentatives de conjuration, dévoilées, de Talleyrand contre l’Empereur en 1809 (JACOB 2010) ; mais la rapidité avec laquelle Hector refuse toute résolution diplomatique et son désir brulant de se mesurer à Achille en dépit des implications familiales (IV, 5 : 66) et politico-militaires de son geste (« PAR : Hector, qui ne veut point que ma valeur partage / D’un glorieux péril le sanglant avantage / M’a fait du champ d’honneur fermer tous les chemins… », V, 3 : 76), ne sont-ils pas peut-être l’« application » la plus pertinente à Napoléon, une question ouverte sur le nature fatalement double de sa politique ? Aux spectateurs ne reste finalement qu’à se demander, avec Andromaque : « Mais en la [Hélène] refusant, ta vengeance sévère, / Hector, ne voudra point éterniser la guerre ? » (IV, 3 : 60-61).
D’autre part, si la Révolution a engendré cette politique nouvelle du pouvoir personnel, de ces Achille et de ces Hector dont la seule apparition ou absence prennent une connotation presque divine et décident du sort des masses (III, 4 : 45-48), ne serait-il pas souhaitable d’assumer cette vérité historique et de se libérer de toute autre contrainte idéologique provenant d’un passé désormais révolu ? N’est-il pas venu le temps de ces héros gigantesques et magnifiques, libérés du poids des pères, dont Napoléon représentera pour le Romantisme une des premières manifestations ? Ou, au contraire, la chute de Troie que la mort d’Hector annonce, n’est-elle que la sublimation littéraire d’une crainte, qui se révèlera fondée, de l’effritement d’une France napoléonienne fatalement attachée au destin d’un homme qui, quoique considéré comme l’invincible instrument de la Providence3, ne demeure pas moins faillible ?
En définitive, le texte de Luce de Lancival contient et la grandeur d’Hector et son aveuglement, la nécessité de son héroïsme absolu mais aussi l’égoïsme de sa recherche forcenée de la grandeur, une réflexion sur les rapports entre sujet et collectivité, affirmation individualiste et bien public. Si le point de départ demeure la réalité de l’époque, la tragédie réussit grâce à son processus d’éloignement à la réduire à ses formes les plus essentielles, révélant les nœuds conflictuels du présent.
Conclusion
En définitive, les tragédies de cette période ne semblent pas se présenter comme une analogie transparente de la politique contemporaine, mais plutôt une transposition, en images fortes car « expressément » distantes, du politique, en tant que catégorie de la pensée et de l’action sociale. Le présent historique se retrouve projeté dans un monde « plus élevé » où, libéré de toute contingence, il peut apparaître avec ses contradictions et ses obscurités, où il est possible ne pas prendre parti, où les oppositions peuvent demeurer dans toute leur complexité. Lors de la représentation, l’urgence de l’actualité s’imposera, le public sélectionnant de préférence les répliques qui plus s’accordent à sa disposition actuelle ; mais cela n’empêche pas que la valeur critique de l’œuvre tragique ne soit ressentie et intériorisée. Cette qualité est d’ailleurs sous-jacente aux constats de B. Constant et De Staël : c’est l’élévation de la poétique tragique, sa capacité à sublimer l’expérience commune et d’en saisir la complexité et les implications profondes, qui la rendent souhaitable, poussant le spectateur à prendre conscience de sa condition et de la complexité du monde qui l’entoure. Comme le disait Mme De Staël : « L’art dramatique […] ne peut s’accroître que par la philosophie et la sensibilité : mais, dans ce genre, il n’a point de bornes ; car la douleur est un des plus puissants moyens de développement pour l’esprit humain » (DE STAËL 1800 : 354) ; pour nous lecteurs contemporains, à qui ces textes paraissent souvent illisibles car trop liés au contexte et à l’époque de leur production, il ne nous reste alors qu’à redécouvrir leurs questionnements universels.
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Note
↑ 1 L’une des premières mesures adoptées après le Coup d’État du 18 Brumaire, à nom du Chef de la Police Joseph Fouché, a été d’imposer aux théâtres un control majeur sur les applications potentielles des pièces jouées, afin « que rien de ce qui peut diviser les esprits, alimenter les haines, prolonger les souvenirs douloureux, n'y soit toléré », (LALLEMENT 1821 : 100-101, n. 1).
↑ 2 Voir le Courrier des spectacles du 15 mai, du 19 mai et du 14 juillet 1805 et le Journal de l’Empire du 16 mai, du 13 juillet et du 14 juillet 1805.
↑ 3 Dans la tragédie, cette « illusion providentialiste » est traduite dans l’ambiguïté de l’oracle des dieux, dont Luce de Lancival s’excuse dans la préface, mais qui lui permet de présenter une très insolite Andromaque « belliciste », (III, 6-7 : 52-53).