Publifarum n° 37 - Vie des théâtres et poésie dramatique du Consulat à la Restauration (1799-1823)

Mourir d’être classique : le théâtre de Voltaire sous le Consulat et l’Empire

Pierre Frantz



Abstract

Francese  | Inglese 

Avant sa disparition de la scène, sous les coups de boutoir des Romantiques, le théâtre de Voltaire a connu une vie paradoxale sous le Consulat et l’Empire. Il a bénéficié d’une actualité, celle des combats idéologiques qui opposaient les libéraux aux partisans de l’Église, et il a été la victime de cette même actualisation. Il s’est trouvé englué dans le processus de classicisation de la littérature dramatique, centré sur les grands auteurs du XVIIe siècle, « recréés » dans le nationalisme naissant et la nouvelle conscience historique : l’actualité de cette première décennie du siècle semblait arracher Voltaire à l’Histoire, dans laquelle il ne pouvait encore trouver sa place. Souvent représenté, le théâtre de Voltaire connut donc en ce début du XIXe siècle ses dernières années de gloire.


La présence du théâtre de Voltaire sous le Consulat et l’Empire, si elle ne saurait nous étonner vu l’immense réputation du philosophe et surtout du poète sous l’Ancien Régime, était pourtant problématique. Un regard rétrospectif suggère sans doute l’amorce du déclin, indéniable au cours du XIXe siècle, cependant qu’une observation objective, limitée à la période considérée, invite plutôt à nuancer cette idée, car Voltaire reste présent au répertoire de la Comédie-Française, dans le prolongement de la gloire qui fut la sienne entre 1760 et 1791 : moins souvent joué que Racine (avec 541 séances versus 745) mais un peu plus que Corneille (541 séances versus 495), Molière occupant la première place. La Révolution a ébranlé pourtant sa figure et cette période mériterait à elle seule un nouvel examen : malgré le succès révolutionnaire de Brutus et des reprises de La Mort de César, et malgré la panthéonisation du philosophe, son œuvre et sa pensée connaissent une éclipse après le transfert des cendres au Panthéon en 1791 et, surtout, avec la radicalisation montagnarde. Voltaire reste discuté – le plus souvent pour des raisons inverses des critiques montagnardes – sous le Consulat et l’Empire, alors même que son œuvre semble solidement implantée à la Comédie-Française. Voltaire est en effet au cœur des luttes idéologiques qui marquent la « sortie » de la Révolution, alors même que les lignes de front ne sont pas toujours celles qu’on imaginerait. Leur lecture politique est très directe, dès lors que la censure des théâtres a été rétablie et qu’elle est sévèrement active, dès lors aussi que l’Empire, et l’Empereur lui-même, ont une politique idéologique parfaitement explicite ; elle exige cependant un recul critique et plusieurs niveaux de lecture. 

On commencera par quelques remarques sur la présence du dramaturge au répertoire de la Comédie-Française. On esquissera ensuite les contours et les lignes des affrontements dans un certain nombre de textes et de débats critiques.

Classement des œuvres dramatiques de Voltaire en fonction du nombre

 de leurs représentations au cours de la période 1800-1815 :

Zaïre                                                     90

Tancrède                                               86

Sémiramis                                             66

Nanine                                                  58

Œdipe                                                   54

Adélaïde du Guesclin                           45

Mahomet                                               40

L’Orphelin de la Chine                         34

Alzire                                                     33

Mérope                                                  19

L’Enfant prodigue                                 12

La Mort de César                                    2

Oreste                                                      2

Le répertoire voltairien, si on le compare à celui qui s’est établi dans les années 1760 (cf. FRANTZ : 2020), est resté à peu près identique, les deux représentations d’Oreste et de La Mort de César, qui ne figurent pas dans le canon à la fin du XVIIIe siècle étant en quelque sorte en dehors de toute statistique. Ce dernier s’établissait comme suit : Tancrède, Sémiramis, L’Écossaise, L’Enfant prodigue, Le Fanatisme ou Mahomet le prophète, Œdipe, Brutus, Mérope, l’Orphelin de la Chine, Alzire ou les Américains, Zaïre Adélaïde du Guesclin, Nanine.  Ce sont donc 13 pièces qui sont reprises, pour un total de 541 représentations, 34 environ chaque saison. C’est autour du quart des représentations qui, chaque année, sont consacrées au théâtre de Voltaire. Les années les plus intensément voltairiennes sont 1801, 1802 et 1803, où on dépasse même les 50 représentations en 1801 et 1802, c’est-à-dire plus du tiers. C’est une période de vives tensions intellectuelles. Les libéraux, défenseurs de l’héritage de la Révolution, républicains ou favorables au Consulat, s’opposaient aux défenseurs de l’Église, qu’ils soient partisans de la monarchie ou de Napoléon ; le Concordat est signé en 1801 ; Marie-Joseph Chénier publie Les Nouveaux Saints (cf. CHENIER, 1801) en 1801 et Chateaubriand le Génie du Christianisme en 1802. On pourrait aussi avancer quelques autres observations. La première tient à la disparition de deux pièces pleines d’orages : Brutus, trop étroitement lié à la Révolution pour ne pas en rappeler le souvenir alors que depuis Thermidor on s’inquiète, dans tous les camps, de la manière de la terminer, en l’achevant pacifiquement pour les uns, en l’enterrant pour les autres ; la deuxième concerne Le Café ou L’Écossaise, une comédie sans doute trop liée au conflit des années 1760 pour que les scènes de Fréron ne paraissent pas intempestives. Quant aux pièces dont la présence sur l’affiche est très faible, telles Oreste et La Mort de César, elles n’ont en réalité pas un sort identique. Oreste n’a jamais eu de succès et j’ignore quelles ont été les intentions des Comédiens-Français quand ils la reprirent en 1802. La Mort de César, jouée en 1802 et 1806, est un cas différent. Cette tragédie est souvent éditée dans les éditions collectives comme dans des publications séparées au XVIIIe siècle, alors qu’elle l’est plus rarement sous le Consulat et l’Empire – on peut compter deux éditions séparées seulement et cinq reprises dans des éditions collectives du théâtre ou des œuvres de Voltaire – et qu’elle recommence à l’être à nouveau dès la Restauration, où elle figure dans nombre d’éditions scolaires. La pièce était représentée rarement sous l’Ancien Régime, principalement pour des raisons de forme : atypique, elle n’a que trois actes et ne compte aucun rôle féminin. Elle avait été jouée pendant la Révolution, mais moins souvent qu’on ne l’imaginerait et, sous le Consulat et l’Empire, le personnage de Marcus Brutus pouvait certainement soulever des approbations bien douteuses. Le sujet était donc délicat du point de vue politique. De façon surprenante, La Mort de César est néanmoins représentée à Erfurt, en 1808, lors des célèbres soirées de gala qui réunissaient « un parterre de rois »1 et c’est Napoléon lui-même qui l’avait imposée, ainsi qu’en témoigne le fait qu’il aurait répondu à Talma, qui s’en étonnait, qu’il entendait démontrer qu’il était toujours républicain (cf. RIGOTARD 2000 : 364). Ce fut sans doute par provocation, comme le suggère Mara Fazio, que l’Empereur choisit justement cette pièce (cf. FAZIO 2011 : 149). Car l’opinion de Napoléon sur les tragédies de Voltaire était pour le moins ambivalente. Las Cases raconte ainsi qu’à Sainte-Hélène il se faisait lire des scènes de Molière, Racine, Corneille et Voltaire :

Il sait une foule de vers dont il se souvient depuis son enfance, époque, dit-il, où il savait beaucoup plus qu’aujourd’hui. L’Empereur est ravi de Racine, il y trouve de vraies délices ; il admire éminemment Corneille, et fait fort peu de cas de Voltaire, plein, dit-il, de boursouflure, de clinquant, toujours faux, ne connaissant ni les hommes, ni les choses, ni la vérité, ni la grandeur des passions. […] On ne croira qu’avec peine, continuait-il, qu’au moment de la Révolution, Voltaire eût détrôné Corneille et Racine : on s’était endormi sur les beautés de ceux-ci, et c’est au premier Consul qu’est dû le réveil. (LAS CASES [1823] 1968 : 170 ; 220)

Napoléon se montre donc très sévère contre le théâtre de Voltaire, notamment contre Mahomet et Brutus, ce qui ne l’empêche pas d’en faire une de ses lectures d’exilÀ la première pièce, il reproche son intrigue. En montrant un Mahomet manipulateur et intrigant, le dramaturge aurait méconnu le véritable ressort politique du conquérant : l’action sur l’opinion et, par suite, la mise en mouvement des masses populaires. Il aurait ainsi manqué le personnage historique, le conquérant, qui suscitait l’admiration de Napoléon (LAS CASES [1823] 1968 : 219). En ce qui concerne la seconde pièce, dans Brutus Voltaire aurait inspiré de l’horreur contre le consul et aurait méconnu l’amour de la patrie, qui inspirait les Romains (LAS CASES [1823] 1968 : 273). L’Empereur confesse cependant son admiration pour Œdipe. Comme La Harpe (cf. LA HARPE 1804 : 190-201), il admire la célèbre scène de reconnaissance et, comme lui, et pour les mêmes raisons, il se montre indulgent pour l’histoire d’amour entre Philoctète et Jocaste, que Voltaire a cru bon de greffer sur la fable de Sophocle. Tous deux y voient simplement une marque de l’époque, qui exigeait une intrigue amoureuse dans le nœud de toute tragédie. « Cet éloge de Voltaire nous a frappés : il était nouveau pour nous, tant il était rare dans la bouche de l’Empereur », écrit Las Cases (LAS CASES [1823] 1968 : 556). Ces jugements contrastés de Napoléon constituent un symptôme : celui des contradictions qui caractérisent le procès de « classicisation » du théâtre de Voltaire.

Ces tensions se superposent, se recoupent parfois ou se décalent. La première est idéologique autant qu’esthétique. Excellent observateur, Chénier met au crédit de l’influence voltairienne quelques caractéristiques de la tragédie révolutionnaire, et tout d’abord des sujets exclusivement politiques, à savoir sans une histoire d’amour :

Les tragédies les plus remarquables de ces vingt dernières années se distinguent par une action simple, souvent réduite aux seuls personnages qui lui sont nécessaires, dégagée de cette foule de confidents aussi fastidieux qu’inutiles, de ces épisodes qui ne font que retarder la marche des événements  et distraire l’attention des spectateurs, de ces fadeurs érotiques, si anciennes sur notre théâtre, introduites par la tyrannie de l’usage, […] signalées par Voltaire et désormais bannies de la scène comme indignes de la gravité [du] cothurne. Le caractère philosophique, imprimé par ce grand homme à la tragédie, s’est également conservé dans le choix de quelques sujets et dans la manière de les traiter. (CHÉNIER 1989 [1808] : 243-244)

La simplicité et la sévérité qui ont caractérisé le « retour à l’Antique » dans la seconde moitié du XVIIIe siècle avaient en vérité marqué la tragédie voltairienne dès les années 1730 et il ne s’agit pas seulement d’un trait esthétique mais du développement d’une idéologie en réaction contre ce qu’on appellera plus tard le « rococo », désormais perçu comme « efféminé ». Cette « virilisation » du jugement esthétique est en partie un héritage des débats traditionnels en rhétorique, dans lesquels les partisans du style « attique » dénonçaient les partisans de la rhétorique « asiatique » comme fardée. À la même époque, Victorin Fabre souligne la supériorité de Voltaire sur tous ces « tragiques efféminés qui se sont disputé l’héritage de Racine » (FABRE, 1810 : 44). L’exclusion du féminin des valeurs, son infériorisation dans les jugements esthétiques, constituent plus largement un trait idéologique caractéristique dans cette première décennie du XIXe siècle, un trait souligné par Chénier et prêté (avec plus ou moins de justesse) à l’influence de Voltaire qui, aux yeux de Fabre et de Chénier, est celui qui a su rendre à la tragédie sa grandeur philosophique, évidemment masculine... Prosper de Barante, à l’inverse, ne voit en Voltaire qu’un esprit superficiel, incapable de réflexion, « enivré des applaudissements du théâtre » et, surtout, soumis à la mode (BARANTE 1847 : 46). Il admire cependant Zaïre et reconnaît au dramaturge quelques qualités bien peu philosophiques telles l’imagination, « une certaine chaleur rapide de la passion, un abandon entier, une verve de sentiment qui entraîne et qui émeut, une grâce qui charme et qui subjugue. » Il lui semble inférieur à Racine et à Corneille mais, dit-il, il avait « la force, l’imagination, la grâce » (BARANTE 1847 : 51), qualités alors reconnues aux femmes. Hélas, « il acquit la prétention d’instruire son siècle par l’influence de ses ouvrages dramatiques » (IBID.) : Barante dénonce son ton déclamatoire et emphatique, sa froideur, son esprit de « système » (IBID.).  Tout juste sauve-t-il Mérope, qui a cependant moins de charme à ses yeux, et qui lui paraît sans doute une tragédie plus (trop…) sérieuse. 

Au-delà de son théâtre, c’est la figure même de Voltaire qui est source de clivages de plus en plus profonds. Dans la satire des Nouveaux Saints, parue dans La Décade philosophique du 30 prairial an IX (juin 1801) et qui eut cinq éditions successives dans les deux mois qui suivirent (cf. LIÉBY, 1902 : 202), Chénier s’en prend aux adversaires du philosophe. En 1806, il publie une Épître à Voltaire qui lui fait perdre la place d’Inspecteur de l’Instruction publique que Napoléon lui avait accordée en guise de compensation quand il avait été chassé du tribunat. Il y fait parler Geoffroi, le célèbre aristarque du Journal des Débats qui, sans relâche, dénigrait Voltaire et son théâtre :

Grâce à Clément et moi, Voltaire est renversé.
Nous avons longuement disserté sur Alzire,
Sur Tancrède et Gengis, sur Mérope et Zaïre :
On est désabusé de ces méchants écrits. […]
[…] Mais de grâce, ingénieux Geoffroi
Et vous, léger Clément, pour l’honneur de l’Église,
En matière de foi craignez quelque méprise :
Tenez, vous croyez vivre ; on s’y trompe souvent :
Vous êtes morts, très morts et Voltaire est vivant. (CHENIER, 1801 : 4)

Qui est vivant ? qui est mort ? qui doit mourir ? La résistance des Lumières, incarnées par Voltaire, est-elle du côté de la vie ? Car les libéraux progressistes et voltairiens constituent la génération passée, « conservatrice » et républicaine, face au parti catholique et concordataire. Mais ce parti catholique et monarchiste n’en est pas moins lui aussi (Chateaubriand, Staël, Barante) oppositionnel face à l’Institut, épuré par Napoléon. Nous voilà au cœur des paradoxes de cette période. 

Les paradoxes esthétiques redoublent les combats idéologiques. Un grand critique comme La Harpe, qui avait été le disciple et le thuriféraire de Voltaire, ne se dédit pas de son admiration pour le poète après son retour au catholicisme : pour sauver sa passion de jeunesse et sa cohérence avec lui-même, il tente de dissocier le style de l’écrivain de la philosophie qu’il exprime dans ses pièces. Prosper de Barante est sur la même ligne. C’est bien la philosophie qui, à leurs yeux, détruit la tragédie voltairienne, la philosophie et cette philosophie. Lemercier réagit et conteste vivement cette opération douteuse. Il attaque La Harpe en ces termes : « Son caractère, sans doute, égara son discernement, s’il n’aperçut pas qu’en séparant ainsi dans Voltaire, sa philosophie de ses talents, il lui refusait tout. C’était ruiner le fond même que cet homme universel avait mis en valeur. » (LEMERCIER, 1817, I, 92).

Plus fort encore, Chateaubriand pousse cette même idée à la limite, jusqu’à un étonnant paradoxe dans la comparaison qu’il établit dans le Génie de Christianisme entre Zaïre et Iphigénie ; à ses yeux, Voltaire est supérieur à Racine en ce qu’il a su exprimer la beauté de la religion catholique avec les caractères de Zaïre et de Lusignan. Voilà une tragédie de Voltaire sauvée par sa poésie et une philosophie chrétienne qui n’était pas celle de son auteur ! (Cf. CHATEAUBRIAND, 1978 : 659-672). Même sauvetage d’Alzire, grâce au personnage de Gusman, « le fils ». Chateaubriand déplore que le génie de Voltaire ait été dévoyé par ce dix-huitième siècle incroyant. S’il avait vécu à Port-Royal, cette école l’aurait sauvé, affirme-t-il (cf. ZÉKIAN, 2012 : 327). Ainsi, canonisé de son vivant, grand poète, Voltaire se déclasse pourtant, avec le XVIIIe siècle qui l’emporte avec lui, alors que monte le « Siècle de Louis XIV », seul authentiquement « classique ». 

Voilà le grand paradoxe esthétique : un auteur canonique, promu au classicisme et à l’éternité, et justement condamné à mort pour cette raison même par la génération romantique. Qu’est-ce donc que devenir un « classique » ? Cette question est au cœur du livre que lui a consacré récemment Stéphane Zékian, intitulé L’Invention des classiques. Ce terme n’était pas perçu sans ambiguïtés au XVIIIe siècle. Sa valeur positive ne s’impose qu’au travers de systèmes d’oppositions lexicales entre Ancien et Moderne, ou ensuite, chez Stendhal, entre « l’Académicien » et le Romantique. On observera l’évolution de la définition du terme « classique » entre les éditions de 1798 et de 1835 du Dictionnaire de l’Académie :

CLASSIQUE. Il est principalement d'usage en cette phrase, Auteur classique, c'est-à-dire, un auteur approuvé, et qui fait autorité dans une certaine matière. Platon, Aristote, Homère, Démosthène, Cicéron, Virgile, Tite-Live, etc. sont des auteurs classiques. (Le Dictionnaire de l'Académie française. Cinquième Édition, t..1 [1798])
CLASSIQUE. Se dit aussi, par opposition à Romantique. Des écrivains qui suivent les règles de composition et de style établies par les auteurs classiques. Il se dit également des ouvrages de ces écrivains. Auteur, écrivain, poète classique. Poésie classique, poème classique.Le genre classique, ou simplement, le classique, le genre des écrivains classiques. On dit aussi, substantivement, les classiques et les romantiques, Les partisans du genre classique et ceux du genre romantique. (Le Dictionnaire de l'Académie française. Sixième Édition, t. 1 [1835]

La Harpe écrit en 1778, dans le Journal de Paris, peu après la mort de Voltaire, intervenant dans une polémique à propos de Zulime : « Tout ce que je puis dire pour ceux sur qui cette étrange diatribe aurait pu faire quelque impression, c'est que l'auteur de Zaïre et de La Henriade mort à quatre-vingt-quatre ans, après tant de chefs-d'œuvre et tant de gloire, est pour moi ce qu'il doit être déjà pour tous les amateurs des lettres, un classique, un ancien » (LA HARPE, 1789, t. 2 : 952).

Le mot est révélateur : de son vivant, Voltaire est déjà un ancien. Un « ancien moderne » et cette concrétion oxymorique me paraît propre à faire comprendre ce qu’est un classique en ce début du XIXe siècle, c’est à dire pas exactement un ancien (tel que défini dans la Querelle des Anciens et des Modernes, puis à travers l’opposition qu’établit Chateaubriand entre les classiques de l’antiquité et les classiques « modernes »). Voltaire a été un classique de son vivant, mais il va cesser de l`être, précisément en endossant ce nom. Dès le XVIIIe siècle, son nom s’inscrit dans la série des écrivains classiques. Diderot écrit ainsi : « On leur citera cent endroits de Corneille, de Racine, de Voltaire et de Crébillon » (DIDEROT, 1970, t. III : 148) et Rousseau aligne de même Corneille, Racine et Voltaire (cf. ROUSSEAU, 1995, t. V : 280). 

Auguste Wilhelm Schlegel introduit vers la même époque une autre précision, qui complète et inscrit le déplacement de la notion de classique. Il évoque la littérature de l’Empire avec une expression qui s’appliquerait parfaitement au rôle que joue alors le théâtre de Voltaire : « La plupart des critiques, séduits par la forme extérieure, ont donné libéralement à ces derniers le nom de classiques modernes, tandis qu’ils daignent tout au plus tolérer, sous le nom de génies incultes et sauvages, ces grands poètes vivants, chers aux nations, dont le talent original brille d’un trop grand éclat pour ne pas les frapper eux-mêmes. » (SCHLEGEL, [1814] 1832, t. 1 : 15). Schlegel thématise un clivage critique qui est un héritage direct de Voltaire, celui qui sépare les écrivains comme Racine de Shakespeare, qui oppose les classiques aux « génies incultes et sauvages ». Ceux-ci ne survivent pas dans l’éternité abstraite des classiques mais ils vivent de la vie des nations qui les chérissent. Il les appelle les romantiques : « D’après cette manière de voir, on a imaginé de faire ressortir le contraste qui existe entre le genre antique ou classique et celui des arts modernes, en donnant à ce dernier le nom de genre romantique. » (IBID. : 16). 

Napoléon, comme Chénier et, bien sûr, comme Germaine de Staël, était sensible à l’enracinement historique de la littérature dramatique. Marie-Joseph Chénier lui-même, qui pourtant, comme l’écrit Chateaubriand, « se distinguait par un esprit éminemment classique » (CHATEAUBRIAND 2004, t. II : 873), s’insurge contre l’usage qu’on fait des classiques lorsqu’ils sont pris pour des modèles rhétoriques ou des références a-temporelles (CHÉNIER[1808] 1989 : 232-233). Mais pour Napoléon comme pour Chénier ou d’autres « progressistes », cette relation des textes du passé avec leur histoire constitue un paramètre négatif. Si l’on pouvait ainsi admirer Voltaire, c’était malgré ses limites historiques. 

Mais pouvait-on proposer une lecture « historique » positive de Voltaire en 1810 ? Dans l’acception ancienne de ce mot, les classiques sont des poètes, dramatiques ou épiques en général (Rousseau dit avoir appris l’orthographe dans La Henriade), qu’on doit imiter. Car tel était bien le rôle que les voltairiens, du vivant même du philosophe comme encore sous le Consulat et l’Empire, voulaient faire jouer à son théâtre. C’est aux acteurs du Théâtre-Français, et au premier chef à Talma, que Voltaire doit d’être joué parmi les auteurs « classiques ». Napoléon affirmait que Voltaire ne passait la rampe qu’à cause des décors et des costumes, ce que nous appelons aujourd’hui la « mise en scène » : « Il est étonnant, pour revenir à Voltaire, disait-il, combien peu il supporte la lecture. Quand la pompe de la fiction, les prestiges de la scène ne trompent plus l’analyse ni le vrai goût, alors il perd immédiatement mille pour cent. » (LAS CASES [1823] 1968 : 220).

L’idéologie critique de l’Empereur est ici celle d’un vrai « classique », privilégiant le texte par rapport à la performance, alors même qu’en effet Voltaire avait précisément renouvelé la tragédie en accordant au décor, aux costumes et au jeu dramatique un rôle très important. Il est probable qu’en effet c’est la « mise en scène » qui assure à Voltaire sa survie en ces débuts du XIXe siècle. Le sens du spectacle, l’attention prêtée aux décors et aux costumes, l’influence déterminante de Talma sur le jeu des comédiens légitiment en effet l’usage de ce terme (cf. MARTIN 2013). On en verrait la preuve dans le succès maintenu de Sémiramis et de Tancrède, deux tragédies dans lesquelles Voltaire a « chargé » la part du spectacle.Chateaubriand, génial observateur de la vie théâtrale du Consulat et de l’Empire, relativise la part de la couleur locale et du costume et met l’accent sur le rôle de Talma dans la survie et la recréation des classiques. Ce fut là le génie du comédien :

Le temps jette une obscurité inévitable sur les chefs d’œuvre dramatiques vieillissants ; son ombre portée change en Rembrandt les Raphaël les plus purs ; sans Talma une partie des merveilles de Racine et de Corneille serait demeurée inconnue. Le talent dramatique est un flambeau ; il communique le feu à d’autres flambeaux à demi-éteints, et fait revivre des génies qui vous ravissent par leur splendeur renouvelée. (CHATEAUBRIAND 2004, t. II : 45)

Le temps impose sa patine et le génie vivant recrée. Chateaubriand a ici l’intuition géniale du dépassement dialectique de l’opposition entre le présent et l’histoire, dépassement qu’opère la performance théâtrale. Talma, explique-t-il, montrait « Othello au fond de Vendôme » ; il était grec et français tout à la fois. C’est à dire qu’il donnait aux personnages du théâtre classique la dimension double qui seule pouvait les faire revivre au présent. « Qu’était-il donc, Talma ? Lui, son siècle et le temps antique. »


Bibliographie

Monographies 

BARANTE, P. B. de, Tableau de la littérature française au dix-huitième siècle, septième édition, Paris, Charpentier, 1847.

CHATEAUBRIAND, F.-R. de, « Discours académique », Appendice, in Mémoires d’Outre-Tombe, J.-C. Berchet (éd.), Paris, Librairie générale française, t. II, 2004.

CHATEAUBRIAND, F.-R. de, Génie du Christianisme, M. Regard (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978.

CHÉNIER, M.-J., Rapports à l’Empereur sur le progrès des sciences, les lettres et des arts depuis 1789, [1808], J. C. Bonnet et P. Frantz (éds.), Paris, Belin, 1989.

CHÉNIER, M.-J., Les Nouveaux Saints, Paris, Dabin, an IX (1801).

DIDEROT, D., Dorval et moi, in Œuvres Complètes, Paris, Club Français du Livre, t. III, 1970.

FABRE, V., Tableau littéraire du dix-huitième siècle ou Essai sur les grands écrivains de ce siècle et les progrès de l’esprit humain en France, Paris, Baudoin, 1810.

FAZIO, M., François Joseph Talma, Le Théâtre et l’histoire de la Révolution à la Restauration, Paris, CNRS Editions, 2011.  [Traduction française de Mara Fazio, François Joseph Talma, primo divo, Milano, Leonardo Arte Electa, 1999].

LA HARPE, J.-F., Abrégé du Journal de Paris, ou Recueil des articles les plus intéressants insérés dans le journal depuis son origine et rangés par ordre des matières, t. II, seconde partie, 1789.

LA HARPE, J.-F., Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne [an VII -an XIII, 16 volumes], Paris, Firmin Didot , t. II, 1840.

LAS CASES, J.-E. de, Mémorial de Sainte-Hélène, [1823], Paris, Seuil, « L’Intégrale », 1968.

LEMERCIER, L. N., Cours analytique de littérature générale, Paris, Nepveu, 1817, t. I.

LIÉBY, A., Étude sur le théâtre de Marie-Joseph Chénier, Paris, Société française d’édition et de librairie, 1902.

MARTIN, R., L’Émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-1914), Paris, Classiques Garnier, 2013. 

RIGOTARD, J., La Vie théâtrale à Paris sous le Consulat et l’Empire, thèse, sous la direction de Marie-Noëlle Bourguet, 200.

ROUSSEAU, J.-J., Lettre d’un symphoniste, in Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, 1995.

SCHLEGEL, A. W., Cours de littérature dramatique, [1814], traduction de Madame Necker de Saussure, seconde édition, Genève, Abraham Cherbuliez, t. I, 1832.

ZEKIAN, S., L’invention des classiques, Paris, CNRS éditions, 2012.

Article en ligne  

FRANTZ, P., « Le Moment Voltaire », in GUYOT, S. et RAVEL J. S. (éds.), Données, recettes & répertoire : La Scène en ligne (1680-1793), MIT Press, 202, https://cfrp.mitpress.mit.edu/volume-en-francais

 


Note

↑ 1 On y a représenté aussi Mithridate, Andromaque, Iphigénie, Phèdre de Racine, Cinna, Rodogune, Horace et le Cid de Corneille ; Zaïre, Mahomet, Œdipe.


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482