Publifarum n° 37 - Vie des théâtres et poésie dramatique du Consulat à la Restauration (1799-1823)

Le renouveau parodique de l’opéra-comique sous le Directoire, le Consulat et l’Empire

Marie-Cécile Schang-Norbelly



Abstract

Francese  | Inglese 

L’opéra-comique révolutionnaire se détourne du comique pour s’orienter vers une esthétique spectaculaire et sonore, parfois difficile à distinguer de celle de l’opéra. Après Thermidor, dès lors que le style musical sonore hérité de la Révolution lasse le public, Grétry assiste à la résurrection de son œuvre. Entre reprises d’ouvrages d’Ancien Régime et créations de pièces nouvelles, on observe sous l’Empire, comme sous le Directoire et le Consulat, un phénomène d’allègement stylistique et dramaturgique de l’opéra-comique, qui se manifeste  notamment par la création d’autoparodies, dont il s’agit de cerner les enjeux pour mieux comprendre l’évolution de  ce genre au tournant du siècle.


Durant la Révolution, l’Opéra-Comique, qui occupe le Théâtre Favart, déploie une intense activité (LEGRAND, TAÏEB 1995) stimulée à la fois par les événements révolutionnaires et par la libération temporaire des théâtres, proclamée le 13 janvier 1791. On voit s’y développer un répertoire nouveau, généralement qualifié de « patriotique » ou de « révolutionnaire », composé de pièces nouvelles et de pièces de circonstance, aux côtés du répertoire constitué sous l’Ancien Régime. Le Théâtre Feydeau, anciennement Théâtre de Monsieur, se tourne lui-aussi vers la représentation d’opéras-comiques dont il contribue, plus encore que le Théâtre Favart, à renouveler la production. 

Jusqu’en 1799, une « Nouvelle génération1 » de compositeurs, confrontée à l’immobilisme d’un Opéra qui refuse toute innovation2, se tourne vers les Théâtres Favart et Feydeau pour faire représenter des opéras-comiques stylistiquement proches de l’opéra3. La situation de concurrence dans laquelle se retrouvent ces deux théâtres, loin d’entraîner une diversification de leur programmation,  semble les inciter au contraire à se concentrer sur l’opéra-comique, pour affirmer leur identité contre une multitude de théâtres désormais libres de proposer des pièces relevant de n’importe quel genre. 

C’est ainsi que l’opéra-comique révolutionnaire se détourne du comique pour s’orienter vers une esthétique spectaculaire et sonore, parfois difficile à distinguer de celle de l’opéra4. Il se caractérise par « une musique violente, dominée par un orchestre très nourri qui pousse les voix dans leurs derniers retranchements », et par des intrigues de plus en plus sombres dans lesquelles les spectateurs peuvent reconnaître « les périls où les ont plongés la guerre et la traque des suspects » (NOIRAY 2004 : 200). De l’avis de certains observateurs, les imitateurs des grands compositeurs que sont Méhul et Cherubini produisent une musique grossière et tonitruante (THURNER 1865 : 126). 

Mais la Révolution ne sonne pas le glas de la dramaturgie développée sous l’Ancien Régime. « Pour les rédacteurs de la Biographie Universelle, la fin du XVIIIe siècle a “fait revivre les beaux jours d’Hèle, de Sedaine, de Favart, et ramené en France le talent gracieux de l’opéra-comique, qui ne pouvait trouver de place au milieu des grandes et terribles tragédies de l’époqueˮ » (MARGOLLÉ 2013 : 3) Après Thermidor, le style musical sonore hérité de la Révolution lasse le public, qui se détourne du « “drame” ou du “drame lyriqueˮ, [dont] les exemples les plus frappants, sous la Révolution, sont Camille, ou le Souterrain de Dalayrac, Mélidore et Phrosine de Méhul ou La Caverne de Lesueur » (NOIRAY 2004 : 200). 

Dans une atmosphère que l’on compare parfois à celle de la Régence en raison de la place accordée aux divertissements et à la légèreté, Grétry assiste à la « résurrection » de son œuvre, lui qui se plaint du tour bruyant que prend la musique révolutionnaire5. La « réaction thermidorienne » dont l’opéra-comique se fait l’expression est décrite comme une réaction stylistique, plus que dramaturgique. Outre les reprises des pièces de Grétry et de ses contemporains, de nouvelles pièces sont créées après 1797, qui puisent dans les procédés de l’opéra-comique d’Ancien Régime, en les imitant ou en les parodiant. « Une nouvelle norme s’établit autour des notions de légèreté, d’esprit, de transparence et de charme » (NOIRAY 2004 : 201).

Durant l’Empire, la situation est identique. « Sous l’aspect quantitatif, l’opéra-comique a sans aucun doute mieux réussi que le grand opéra » (NOIRAY 2004 : 209), et l’on reprend très souvent des pièces d’Ancien Régime. 

Grétry est le deuxième compositeur le plus joué sous l’Empire, 19 de ses o péras-comiques totalisent 1172 représentations. Parmi elles, Zémire et Azor, Richard Cœur de Lion qui permet désormais de célébrer la victoire de l’armée de Napoléon devant le château de Durrenstein en 1805, mais pas Guillaume Tell (1792), l’une des plus belles expressions de la résistance patriotique à l’oppression impériale (TAÏEB 2020 : 242). 

En 1811 est repris Le Tableau parlant, comédie-parade qui constitue selon Patrick Taïeb un « acte commémoratif (82 représentations en trois ans) et […] une entrée au musée de la sensibilité du XVIIIe siècle » TAÏEB 2020 : 243). Parallèlement à ces reprises sont créées des pièces originales qui s’inscrivent dans la continuité de la dramaturgie de l’opéra-comique d’Ancien Régime, et des pièces qui parodient cette dramaturgie6. Comme sous le Directoire et le Consulat, on observe sous l’Empire un phénomène d’allègement stylistique et dramaturgique de l’opéra-comique, dont il s’agit de cerner les enjeux. 

 1. Légèreté et auto-parodie

C’est la création du Prisonnier ou la Ressemblance de Duval et Della Maria, en janvier 1798, qui reflète le tournant stylistique pris par l’opéra-comique après Thermidor, dans le sens d’une recherche de légèreté qui passe notamment par la réécriture parodique de l’opéra-comique d’Ancien Régime7. Dans cette pièce, Rosine est tombée amoureuse du prisonnier enfermé dans une tour, en face de chez elle. Blinval, le prisonnier en question, s’est échappé de cette prison grâce à des indications trouvées sur un bout de papier et compte retrouver Rosine, dont il est également tombé amoureux. Afin de pénétrer dans la maison de sa maîtresse, le jeune homme se fait passer pour Murville, un militaire qui doit épouser sous peu la mère de Rosine, Mme Belmont. Cependant, l’arrivée du gouverneur de la prison vient troubler les plans de Blinval. L’administrateur, troublé par la ressemblance entre « Murville » et Blinval qu’il croit en prison, décide d’inviter ce dernier à dîner avec eux. Pris de panique, le vrai prisonnier prend rapidement congé de Mme Belmont, afin de retourner dans sa cellule. Le gouverneur reparaît avec Blinval en prisonnier et tous décident d’aller chercher Murville pour constater « la ressemblance ». Alors que ce dernier est introuvable, le vrai Murville apporte l’ordre de libération de Blinval qui peut dès lors épouser Rosine.

Le Prisonnier fait partie d’une série de pièces auto-référentielles qui prennent pour cible l’opéra-comique d’Ancien Régime dont ils retournent la grandiloquence en légèreté, à la fois musicalement et du point de vue de l’intrigue : ce prisonnier qui peut sortir de sa prison et la regagner comme il le souhaite permet une relecture parodique du sous-genre de l’opéra-comique « de sauvetage » (TAÏEB 2020 : 243), dont la fortune est très grande à partir de Richard Cœur de Lion de Sedaine et Grétry (1784). Dans le sillage du Prisonnier, les parodies génériques qui se développent parallèlement aux reprises et aux pièces écrites à la manière du XVIIIe siècle prennent souvent la forme de pièces à sujet musical : Le Concert interrompu (1802), La Romance (1804), Cimarosa (1808), Le Crescendo (1810), Lully et Quinault (1812). Dans ces pièces, la parodie est en quelque sorte redoublée par l’auto-référence : les procédés parodiés sont en plus thématisés. 

Dans La Romance (LORAUX, BERTON 1804), Madame de Termont, jeune veuve, est destinée à Valsain, mais elle doute de la fidélité de son amant. Le hasard la conduit dans un château appartenant à l’oncle de Valsain, où le neveu doit également passer la nuit. Elle chante le soir une romance composée par Valsain. Celui-ci, qui méconnaît la voix de sa maîtresse, est enchanté, et brûle du désir de parler à la belle inconnue. L’oncle de Valsain, qui lui destine sa propre fille, est instruit de cet incident qui dérange ses projets et fait apprendre la romance à sa fille. Cette dernière doit la chanter du pavillon d’où partait la voix qui a séduit Valsain ; mais la jeune personne, qui sait fort peu de musique, n’obéit qu’à regret à son père : elle fait part de son embarras à Madame de Termont qui se charge de chanter à sa place, à condition que son père et Valsain ignorent ce petit arrangement. Elle chante le premier couplet ; la jeune personne sort du pavillon, tout le monde la félicite, Valsain est à ses pieds, mais la voix continue. L’embarras redouble lorsqu’on voit paraître Madame de Termont qui, après quelques difficultés, pardonne à Valsain et s’unit avec lui. 

Les situations imaginées dans cette pièce ont une dimension parodique, parce que la romance est dans la dramaturgie de la comédie mêlée d’ariettes d’Ancien Régime un moment décisif, dont l’exemple le plus emblématique est la romance « une fièvre brûlante » de Richard Cœur de Lion (Sedaine, Grétry, 1784). Comme dans la pièce de Loraux et Berton, Blondel chante, au pied de la tour dans laquelle le roi Richard est enfermé, et donc sans être vu de lui, cette romance jadis composée par le roi. Ce dernier, depuis sa prison, reconnaît l’air dont il est l’auteur, et répond à Blondel, qui peut désormais organiser l’assaut de la forteresse et le sauvetage de son roi. La scène de reconnaissance se produit grâce à la romance et grâce à la voix de Blondel que Richard reconnaît depuis sa prison. C’est donc l’association d’une voix et d’une mélodie sensible qui permettent à la reconnaissance de s’opérer. Le manque que ressent Richard et qu’il exprime dans sa complainte est mis en évidence par la romance, mais aussi par cette voix surgie d’un passé lointain pour évoquer le bonheur perdu. Le malentendu imaginé dans le livret de 1804, où l’amant ne reconnaît pas la voix de sa bien-aimée, et où les piètres talents de la jeune fille qui lui est destinée produisent une situation comique, peut être interprété comme un détournement parodique de l’opéra-comique d’Ancien Régime le plus représenté sous l’Empire. Plus largement, le pouvoir de la voix est un thème central de la comédie mêlée d’ariettes, où la voix permet un accès direct à la sensibilité. 

Dans Le Crescendo (Sewrin, Cherubini, 1810), la parodie prend pour cible des motifs topiques de la comédie mêlée d’ariettes, et notamment la comparaison rousseauiste entre la ville et le village, qui fait l’objet d’une inversion comique. La tempête évoquée dans le premier air imite les tempêtes qui sont nombreuses dans les ouvertures d’opéras-comiques sous l’Ancien Régime (TAÏEB 2007). Puis à la scène 3 apparaît le Major Frankenchtein, ancien militaire retiré à la campagne, et qui ne peut supporter le bruit : 

Ah !... j’ai mal dormi !... Quelle étrange maladie que la mienne ! J’ai fait trente ans la guerre, je devrais être accoutumé au bruit, eh bien ! pas du tout ; le moindre mouvement me tracasse, m’inquiète ; le moindre son qui frappe mon oreille me met au supplice. On me disait toujours : allez à la campagne ; vivez à la campagne, cela vous fera du bien… La campagne ! la campagne ! morbleu ! c’est comme à la ville !
Air
À peine le soleil se lève
Que tout s’agite autour de moi !
Le tonnerre, au milieu d’un rêve, 
Souvent me réveille en effroi.
(Il imite le bruit du tonnerre.)
Pan, pan, pan, pan, pan, pan, pan, pan !
L’eau tombe par torrents ;
J’entends
Les vents
Siffler à travers le feuillage, 
Comme ceci : 
(Il imite le sifflement des vents.)
Psi !... pzi !.... pzi !...
La grosse cloche du village
Sonne bientôt pour mon malheur ;
En croyant détourner l’orage, 
Un enragé carillonneur
Redouble encore le tapage !
(Il imite le tintement d’une cloche, tel qu’on la sonne dans les campagnes pour détourner l’orage.)
Bim, boum ! bim, boum ! bim, boum !
(SEWRIN 1810 : 3)

Le village n’est plus ici le lieu idyllique représenté dans l’opéra-comique des Lumières, et le détournement produit indéniablement un effet comique. 

Dans L’opéra-Comique enfin (DUPATY ET SEGUR, DELLA MARIA, 1798), deux personnages travaillent à écrire un livret d’opéra-comique dont on comprend qu’il est celui de la pièce à laquelle nous assistons8. Ces deux personnages sont Florimond, sa nièce Laure, et Armand, le jeune homme auquel il veut la marier. Armand est un jeune auteur, justement amoureux de Laure et décidé à demander sa main à Florimond, sans savoir que l’oncle la lui destine déjà. La nièce participe également à l’écriture de la pièce, en tant que compositrice. Armand est persuadé de duper Florimond en profitant de ce projet d’écriture pour pénétrer chez lui. Pour mieux concevoir leur intrigue, Florimond et Armand décident de jouer le rôle des personnages de la pièce qu’ils composent : un tuteur, une pupille et un jeune amoureux. 

FLORIMOND

Te voilà bien surprise ; c’est M. Armand qui veut bien se prêter à mes projets, et m’aider à finir ma pièce ; nous allons essayer une scène ; tu joues le rôle de la pupille. 

LAURE

Moi, mon oncle ? 

FLORIMOND

C’est l’instant où l’amant s’est introduit pour tâcher de savoir s’il est aimé ; le tuteur n’en sait rien encore ; il faut que le jeune homme l’apprenne devant lui tu vas nous donner des idées ; et comme c’est toi qui fais la pupille, c’est à toi de trouver un moyen. Voilà ton rôle. 

LAURE

Mais, mon oncle, il s’agit de faire un aveu ; moi, je ne vois pas trop comment… c’est embarrassant ; et puis, supposé que la jeune personne ait un secret penchant pour le jeune homme, est-ce qu’elle doit convenir ?....

[…]

Se trahir par hasard, sans y penser, encore passe ; mais, mon oncle, quand on réfléchit, on ne peut pas comme cela dire je vous… je crois… et puis devant témoin encore.

FLORIMOND

A la bonne heure ; le témoin gêne ; mais il ne peut pas s’en aller. 

ARMAND

Il faut donc, pour bien faire, prendre une manière détournée. 

FLORIMOND

Et parbleu, ma romance, ma chère Laure ; ma romance : voilà l’instant de la placer ; tu vas la chanter ; et l’on pourra voir. 

(DUPATY ET SEGUR, DELLA MARIA : 43-45, scène 12)

L’oncle n’est pas dupe du procédé imaginé par Armand. Il a eu la même idée, et c’est pour éprouver le jeune homme qu’il lui propose ce jeu de rôles, utilisant les moments de tension émotionnelle vécus par les personnages de la pièce qu’ils co-écrivent pour le plonger un temps dans l’inquiétude, avant de lui accorder finalement la main de sa nièce. En prenant pour objet la composition de la pièce qui se joue, les auteurs procèdent à une mise à distance de l’émotion par le rire et par l’objectivation des procédés employés9.

2. Enjeux de l’auto-parodie

La Romance, Le Crescendo et L’Opéra-Comique illustrent la multiplication des pièces à sujet musical sous le Directoire, le Consulat et l’Empire10. Si les procédés auto-référentiels sur lesquels reposent ces pièces sont le support d’une « réflexion en acte sur les différents problèmes dramatiques et musicaux soulevés par le genre de l’opéra-comique », 

plus significatif encore est le désinvestissement émotionnel qui en résulte, à l’image des nouveaux types de personnages, désormais promus au rang de héros. Alors que le « drame lyrique » et l’opéra-comique larmoyant menaçaient de tous les périls des êtres touchants, à la fois héroïques et écrasés par le destin, l’opéra-comique du Consulat et de l’Empire fait parader des jeunes premiers sûrs d’eux-mêmes et manipulateurs. 
(NOIRAY 2004 : 214)

On observe une « désimplication des personnages », un « désinvestissement émotionnel », qui correspondent à une mise à distance parodique de la dramaturgie de l’opéra-comique des Lumières, elle-même indissociable de l’expression sensible. Cette mise à distance se traduit notamment par un « usage parodique de la musique » et par une tendance à « dissocier les airs chantés de la situation dramatique » (NOIRAY 2004 : 215).

Alors que la comédie mêlée d’ariettes d’Ancien Régime, que l’on peut lire comme une transposition des formes pastorales antiques et classiques sur la scène des Lumières (HAQUETTE 2009 ; SCHANG-NORBELLY 2017), exprimait la nostalgie d’un passé situé hors du temps et de l’histoire, elle devient elle-même source de nostalgie pour un public qui regrette notamment sa légèreté orchestrale et ses intrigues sensibles. Sous l’Ancien Régime, elle est la cible de parodies qui prennent la forme de comédies en vaudevilles, dont Grétry offre lui-même un exemple avec Matroco (LAUJON, GRETRY, 1777). C’est le signe que le genre a acquis une identité, qu’il est désormais reconnaissable à certains procédés spécifiques et à un projet esthétique lisible. Mais quand elle est elle-même parodique, la comédie mêlée d’ariettes fait moins référence à elle-même qu’à des auteurs et à des genres considérés comme des modèles : la Tragédie en musique, Molière, Beaumarchais, Shakespeare.

Après la Révolution en revanche, « [à] une époque où tout le théâtre lyrique de Lully à Rameau a disparu des salles depuis vingt ans et où le répertoire historique de la musique française n’a pas plus de trente ans, [Grétry] fait figure de classique au même titre que Gluck ou Gossec » (TAÏEB 2020 : 241) ou Nicolas Dalayrac, qui ont contribué à fixer un certain nombre de codes et ont créé une tradition, notamment par le jeu des emplois, nés de rôles écrits pour un même interprète. Dès lors, la comédie mêlée d’ariettes n’est plus seulement parodiée par d’autres genres : elle est également la cible d’autoparodies, qui peuvent viser une pièce précise ou, plus généralement, le genre dans son ensemble, et dont la vogue tient en partie au succès des chanteurs Elleviou et Martin11.

Le développement de l’auto-parodie, autrement appelée « parodie intra-générique » (MARTIN 2008), s’explique-t-il uniquement par un besoin de légèreté en rupture avec la grandiloquence de l’opéra-comique de la Révolution, et par une classicisation de l’opéra-comique d’Ancien Régime qui rendrait possible sa mise à distance parodique ? 

La fortune des pièces d’Ancien Régime sous l’Empire ne reflète pas uniquement la nostalgie d’une musique légère éclipsée par le gros orchestre révolutionnaire. Même si un « classique » peut se définir par sa capacité à faire l’objet de lectures et d’interprétations sans cesse renouvelées, le succès de ces pièces reprises, imitées et parodiées, atteste aussi la persistance d’un intérêt pour les thématiques qui y sont développées, et pour leurs enjeux politiques, jusqu’à la fin de l’Empire12. D’un point de vue politique, on peut interpréter la comédie mêlée d’ariettes de l’Ancien Régime comme la représentation d’une société en pleine reconfiguration, constituée de catégories hétérogènes dont les contours sont de plus en plus poreux : au XVIIe siècle déjà, le théâtre de Molière met en scène une noblesse désargentée contrainte de s’associer à la bourgeoisie fortunée, mais pour souligner le caractère à la fois ridicule et pathétique des situations induites par cette nécessité. L’enjeu de la comédie mêlée d’ariettes est de montrer comment cette élite hétérogène peut fonctionner, dans une forme de cohabitation présentée comme légitime à partir du moment où l’on veut bien considérer que la noblesse ne dépend pas de la naissance, mais de la vertu et de la sensibilité : Le Roi et le Fermier (Sedaine, Monsigny, 1762) met en scène une relation d’amitié entre un roi et l’un de ses sujets ; Zémire et Azor (Marmontel, Grétry, 1771) raconte l’union entre la fille d’un marchand et un prince temporairement transformé en bête ; de nombreuses pièces – Le Comte d’Albert et la Suite du Comte d’Albert (Sedaine, Grétry, 1786), Les Trois Fermiers (Monvel, Dezède,1777) – mettent en scène des villageois et un Seigneur vivant en bonne intelligence et nourrissant les uns pour les autres une affection semblable à celle qui existe entre un père et ses enfants. En 1810, la Cendrillon de Nicolò, pièce nouvelle qui rencontre un immense succès, continue à défendre avec insistance cette idée d’une harmonie possible entre bourgeoisie et noblesse, qui composent une élite mixte au sein de laquelle il s’agit plus particulièrement de légitimer les bourgeois, sans naissance mais capables d’incarner grâce à leur sensibilité un héroïsme du cœur. 

Or l’historienne Sarah Maza observe que jusqu’à la Restauration, la bourgeoisie est elle-même un groupe très hétéroclite, dont une petite partie seulement peut se caractériser par son lien avec le capitalisme, et dont l’historien est bien en peine de donner une définition objective, tant les rapports sont ténus entre les différents groupes qu’elle fédère (MAZA 2007). Si la bourgeoisie se dérobe à toute définition avant la Restauration, c’est aussi selon Sarah Maza en raison d’un phénomène de « refus d’affirmation identitaire » :

si c’est un cliché que de faire remarquer que dans le contexte français le bourgeois ce n’est jamais soi, c’est toujours l’autre, il n’en reste pas moins vrai que cette observation soulève une réalité, et une problématique historique, cruciales. […] Au niveau du discours, l’identité bourgeoise ne semble exister que par la négative. Or, peut-on dire qu’un groupe existe si ses membres ne s’en réclament jamais ?
(MAZA 2007)

La bourgeoisie, « zone traditionnelle de transition sociale entre la roture et la noblesse », « inquiète par sa position liminaire au sein d’une société fortement hiérarchisée » (MAZA 2007), donnerait raison à Marivaux lorsqu’il écrit : « Le bourgeois de Paris est un animal mixte, qui tient du grand seigneur et du peuple. Quand il a de la noblesse dans ses manières, il est presque toujours singe ; quand il a de la petitesse, il est naturel. Ainsi il est noble par imitation, et peuple par disposition » (MARIVAUX 1969 : 14). Si l’on considère que la comédie mêlée d’ariettes est sous l’Ancien Régime un genre naissant et en quête de légitimité, dont l’enjeu idéologique serait d’œuvrer à la légitimation – par une caractérisation morale positive centrée sur la valorisation de la sensibilité – de cette partie de l’élite qui ne peut se prévaloir de sa naissance et n’a d’identité que par la négative, on peut alors formuler l’hypothèse selon laquelle le genre ne peut plus avoir le même enjeu que sous l’Ancien Régime, à partir du moment où la bourgeoisie se reconnaît et s’assume comme un groupe social légitime. Le désinvestissement émotionnel que l’on observe après la Révolution dans les nombreuses parodies de l’opéra-comique par lui-même, associé à la classicisation des pièces de Grétry et de ses contemporains, seraient le signe d’une mise à distance progressive du souci de reconnaissance nourri par une élite bourgeoise désormais gouvernée par un Empereur lui-même roturier, qui fabrique et promeut sa propre noblesse. Une telle mise à distance de la sensibilité qui faisait l’essence de la dramaturgie comique sous l’Ancien Régime reviendrait à entériner dramaturgiquement l’apparition progressive d’une identité bourgeoise assumée, qui préfigurerait l’« invention » de la bourgeoisie dans le discours historique et politique de la Restauration, dont Olivier Bara a mis en évidence les répercussions dans la dramaturgie de l’opéra-comique sous la Restauration (BARA 2001). 

Parallèlement à cet enjeu idéologique de l’auto-parodie, une autre hypothèse peut être formulée à partir de l’effet esthétique des pièces concernées. On peut considérer que la multiplication des parodies génériques déclenche et alimente un processus cathartique de renversement et d’allègement, en réaction au caractère à la fois sombre et grandiloquent des pièces révolutionnaires. Selon Charles Mauron, ce processus serait caractéristique des comédies de Molière, dans lesquelles « [t]out se passe comme si la fantaisie nous […] offrait une spirituelle revanche de toutes les contraintes que la réalité nous a fait subir » (MAURON 1963 : 78). 

De nombreuses sociétés ont admis des occasions où avait lieu un renversement collectif des normes, comme les Saturnales romaines et la Fête des Fous médiévales. Sans doute donnaient-elles quelque soulagement aux tensions occasionnées par les contraintes, internes et externes, dont toute société dépend ; leur violation partielle dans ces occasions particulières se substituait au mépris de la loi dans la vie réelle. Une catharsis des pulsions qui mènent au défi des conventions et au mépris de l’autorité apparaît pleine de sens à la lumière des idées modernes, et Aristote eût peut-être réservé son traitement extensif de la catharsis pour la partie concernant la comédie, parce qu’elle en fournissait une illustration plus significative. 
(LUCAS 1968 : 288, cité et traduit STEWART 1996 : 92)

Le « soulagement » qui caractérise la catharsis aristotélicienne ne passe plus comme dans la tragédie par une « édulcoration » des « troubles représentés par la pièce13 », mais par un renversement du drame, qui tient de l’inversion burlesque. La recherche de légèreté, en ce sens, ne se réduit pas à une démarche stylistique ou esthétique, mais constitue une libération symbolique des corps et des esprits, après des années de tensions et de contrôle politique. 


 


Bibliographie

Œuvres littéraires

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NOIRAY M., « Le nouveau visage de la musique française », in J.-Cl. BONNET (éd.), L’Empire des Muses. Napoléon, les Arts et les Lettres, Paris, Belin, 2004, pp. 199-227 et 419-421. 

SCHANG-NORBELLY M-C., Pour une dramaturgie de la comédie mêlée d’ariettes (1750-1810), thèse de doctorat, dir. P. FRANTZ et R. LEGRAND, Université Paris-Sorbonne, 2017 (à paraître).

 STEWART Ph., « De la catharsis comique », Littératures classiques, n°27, 1996, pp. 183-193. 

TAÏEB P., « Le Prisonnier ou La Ressemblance d’Alexandre Duval et Dominique Della Maria (1798), un thermidor pour l’opéra-comique », in Charlotte Loriot (éd.), Rire et sourire dans l’opéra-comique en France aux XVIIIe et XIXe siècles, Lyon, Symétrie, 2015, p. 227-250.

TAÏEB P., « Les maîtres de l’opéra-comique », in Hervé Lacombe (éd.), Histoire de l’Opéra Français. Du Consulat aux débuts de la IIIe République, Fayard, Paris 2020, pp. 241-253.

TAÏEB P., L’Ouverture d’opéra en France de Monsigny à Méhul, Société Française de Musicologie, Paris 2007. 

THURNER A., Les Transformations de l’opéra-comique, Castel, Paris 1865. 

 


Note

↑ 1 Expression empruntée Mongrédien (1986) pour désigner « certains compositeurs (en particulier Berton, Cherubini, Lesueur ou Méhul), dont l’éloquence musicale est proche de celle de Gluck et qui participent à l’évolution de l’opéra-comique durant la Révolution » (MARGOLLÉ 2013 : 2).

↑ 2 Voir MARGOLLÉ 2013 : 51.

↑ 3 Deux d’entre eux, Roméo et Juliette de Steibelt et Télémaque de Lesueur, sont des pièces refusées par l’Opéra et que seuls des dialogues insérés après coup distinguent du grand opéra.

↑ 4 Pour des précisions sur l’écriture orchestrale de l’opéra-comique révolutionnaire et postrévolutionnaire, voir TAÏEB 2007 : 217-230.

↑ 5 « Il semble, disait-il, que depuis la prise de la Bastille, on ne doive plus faire de musique en France qu’à coup de canons ! Erreur détestable qui dispense de goût, de grâce, d’invention, de vérité, de mélodie et même d’harmonie, car elle ne fut jamais dans le bruit. Si nous n’y prenons garde, nous dessécherons l’oreille et le goût du public » (THURNER 1865 : 127).

↑ 6 Voir le tableau publié par Patrick Taïeb, qui présente les vingt opéras-comiques les plus représentés entre 1801 et 1814 (TAÏEB 2020 : 235).

↑ 7Voir notamment TAÏEB 2015 : 227-250

↑ 8 Le principe est le même que dans la pièce de Diderot Est-il bon, est-il méchant ?

↑ 9 Une analyse approfondie de la structure musicale des pièces dont il est ici question permettrait de montrer que l’auto-parodie affecte également les formes chantées, notamment les romances, les rondeaux et les duos.

↑ 10 Certaines de ces pièces auto-référentielles sont reprises jusque dans les années 1830. Le Prisonnier ou La Ressemblance et L’Opéra-Comique sont repris jusqu’en 1839.

↑ 11 Voir BARA 2019.

↑ 12 La programmation des spectacles d’opéra-comique est soumise à la censure mise en place par Bonaparte dès 1800. Philippe Bourdin, se référant aux travaux d’Odile Krakovitch, estime toutefois qu’il ne faut pas exagérer le poids de cette censure, et ajoute : « Si l’Empereur, habité par le modèle de Louis XIV, fait de l’Académie impériale une arme politique, il préfère lui-même (si l’on en juge par les avant-premières jouées à la Cour) l’Opéra-Comique et le Théâtre-Italien, invités des dizaines de fois chacun tandis que l’Opéra ne l’est qu’à trois reprises entre 1810 et 1815 » (BOURDIN 2020 : 212-213).

↑ 13 Patrick Dandrey (2011 : 69) commentant la traduction de la Poétique d’Aristote par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot.


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482