Publifarum n° 37 - Vie des théâtres et poésie dramatique du Consulat à la Restauration (1799-1823)

Des feuilletons de Geoffroy au Cours de littérature dramatique (1800-1825)

Thibaut Julian



Abstract

Francese  | Inglese 

Le propos analyse la métamorphose éditoriale des « feuilletons » dramatiques du célèbre critique Julien-Louis Geoffroy destinés au Journal des Débats/Journal de l’Empire de 1800 à 1814, puis rassemblés partiellement dans le Cours de littérature dramatique paru en 1819 (édition complétée en 1825). Ce « recueil par ordre des matières » offre un riche témoignage concernant le jeu, l’évolution des genres et des sujets mis en scène sous la période napoléonienne, ainsi qu’un palimpseste de références où le lecteur a pu, dès la Restauration, embrasser diverses époques – de l’Antiquité érudite à l’Empire, en passant par le Grand Siècle, celui les Lumières et la Révolution honnie par ce témoin conservateur, capable néanmoins d’accueillir la nouveauté de son temps.


Julien-Louis Geoffroy (1743-1814) a marqué l’histoire du théâtre et de la critique dramatique: en 1850, Sainte-Beuve lui décerne le brevet de «créateur du feuilleton des théâtres» (cité par FAZIO 2020: 346). Cet érudit de l’Ancien Régime, résolument conservateur et contre-révolutionnaire, formé chez les Jésuites et devenu professeur de rhétorique aux collèges de Navarre et Mazarin jusqu’en 1791, que tout range donc dans le camp des «Anciens», est paradoxalement la première incarnation du critique théâtral moderne- entendons par là une figure durablement autorisée et reconnue comme légitime dans un espace culturel démocratisé, que préfigure Grimod de la Reynière dans Le Censeur dramatique sous le Directoire. Souvent caricaturé et attaqué, redouté voire admiré, mais toujours attendu et entendu par les amateurs de théâtre, Geoffroy est devenu une «vedette» de la vie théâtrale parisienne à l’époque napoléonienne, lui qui, à soixante ans passés, dressait le 15 juillet 1806 son autoportrait dans le Journal de l’Empire auquel il collabora de 1800 à 1814, l’année de sa mort :

Mes idées étant diamétralement opposées à toutes les idées à la mode, il fallait lutter inutilement contre le torrent de l’enthousiasme (…); et depuis six ans que je parle au public dans le Journal de l’Empire, je n’ai point eu d’autre but que de guérir les plaies que l’anarchie a dû faire au bon goût et à la raison, et de ramener la nation française à des idées plus saines. (…) Je ne cesse de combattre la fausse philosophie, c’est-à-dire l’impiété et l’anarchie, auxquelles j’attribue tous nos maux et les funestes progrès de l’immoralité1.

Son parcours journalistique, commencé à L’Année littéraire dont il prit la direction en 1776 à la suite de Fréron, poursuivi au début de la Révolution à L’Ami du Roi puis interrompu entre 1792 et 1800, comme ses principes, tant politiques que poétiques, ont été retracés dans l’étude monographique que lui a consacrée Charles-Marc Des Granges à la fin du XIXe siècle- époque où de grandes plumes comme Théophile Gautier, Jules Janin, Jules Lemaître ou Francisque Sarcey exercèrent dans le sillage de Geoffroy un magistère sur le monde des spectacles par les feuilletons dont ils eurent la responsabilité de longues années durant, assurant en grande partie le succès du journal qui les accueillait (LAPLACE-CLAVERIE, LEDDA & NAUGRETTE 2008: 28-32). Ce magistère de Geoffroy sur la vie théâtrale du Consulat et de l’Empire tient d’une part à la distinction de sa culture littéraire (contrastant avec les nouveaux venus de la Révolution parmi le public populaire ou des parvenus), à ses partis pris antivoltairiens tranchés, ainsi qu’au marché de la presse au début du XIXe siècle. «L’époque où le sceptre de la critique fut remis dans les mains de Geoffroy était favorable au développement de son talent, et lui permettait d’exercer une influence sur tous nos grands théâtres», note Etienne Gosse2. De même que Napoléon limita, par les décrets de 1806 et 1807, le nombre de salles de spectacles à huit théâtres dans Paris, la presse se vit aussi considérablement entravée: en 1811 ne restaient que quatre journaux autorisés, dont le Journal de l’Empire qui comptait 8150 abonnés sur un total de 18 700 d’après le décompte de Maurice Descotes (FAZIO 2020: 342-343, d’après DESCOTES 1980: 185).

Notre propos vise moins à retracer à nouveau frais le tableau des vues poétiques et la chronique des polémiques qui opposèrent Geoffroy à ses contemporains (qu’ils soient comédiens, auteurs, libellistes ou simples amateurs de théâtre), que de présenter une œuvre dont il peut être tenu pour l’auteur mais non pas le concepteur ni l’éditeur, puisqu’il s’agit d’un recueil posthume recomposant de manière encyclopédique et chronologique des morceaux choisis de ses articles de presse, publiés tous les deux ou trois jours en moyenne au “rez-de-chaussée” du quotidien conservateur Le Journal des Débats, renommé Journal de l’Empire après le sacre de Napoléon. Ces chroniques ont donc été rassemblées par d’autres mains pour abonder une anthologie méthodique publiée à Paris chez Pierre Blanchard, sous le titre imposant de Cours de littérature dramatique ou Recueil par ordre de matière des feuilletons de Geoffroy. La première édition de 1819 en cinq volumes fut suivie d’une seconde édition «considérablement augmentée» en six volumes, en 1825. Quelle est la portée et la signification de ce geste éditorial, à un moment où le cadre politique et dramatique a changé par rapport à l’époque napoléonienne et où beaucoup de pièces et d’acteurs évoqués, qu’ils soient auteurs, comédiens ou spectateurs, ont quitté la scène, voire ce monde? La présentation de la structure et des choix éditoriaux du recueil livre un aperçu du répertoire désormais «classique» ou canonique, mais aussi des pièces et auteurs contemporains du tournant du siècle, ce qui permet d’historiciser l’héritage du répertoire théâtral de la Révolution française et de l’Empire à partir de leur trace sous la Restauration. 

 1. Une métamorphose éditoriale

Les éditeurs du Cours de littérature dramatique ont pris la peine de légitimer leur geste dans la «Préface» de la première édition et l’ «Avertissement» de la seconde, en avançant plusieurs raisons telles que la qualité du style et la pertinence des avis justifiés de Geoffroy, de même que l’ouverture du spectre générique qu’il couvrait (alliant les maîtres du siècle de Louis XIV et les auteurs contemporains de nouveautés), de sorte que cette lecture est dite «utile à la littérature et propre à ramener en France, l’étude des bons modèles négligée depuis plusieurs années3». Fait notable: le rédacteur de l’élogieuse «Notice sur la vie et les écrits de Geoffroy» dans le premier volume de 1825 est Etienne Gosse (1772-1834), auteur de théâtre et journaliste libéral antimonarchiste, fondateur du Miroir des spectacles et de La Pandore au début des années 1820; le paradoxe de cet éloge en dépit des divergences idéologiques entre les deux hommes n’est qu’apparent si l’on observe que les libéraux étaient alors plus proches du classicisme littéraire que les romantiques ultraroyalistes (VIALA 2017: 67-73). Toujours est-il que l’avertissement de la seconde édition légitime la publication de ces critiques de presse réunies:

Les feuilletons de Geoffroy avaient obtenu un succès si prodigieux, et avaient même exercé une telle influence sur la littérature, qu’il eût été dommage de les laisser tomber dans l’oubli: c’eût été une véritable perte; car ils contiennent ce qu’il y a de mieux pensé sur notre théâtre, et présentent en même temps un livre aussi agréable qu’instructif. Quelques personnes, qui, dans le temps, les avaient lus avec la légèreté que l’on met à parcourir un journal, ont pu croire qu’ils n’avaient que cet intérêt du moment que l’on trouve ordinairement dans les feuilles périodiques; elles se sont trompées: Geoffroy, devenu journaliste, écrivait chaque jour et semblait écrire à la hâte; mais ses études étaient faites d’avance, et il disait avec facilité, et dans l’instant commandé, ce qu’il savait depuis longtemps et ce qui avait fait l’objet principal de ses méditations littéraires. Aussi ses feuilletons réunis forment-ils un véritable Cours de littérature dramatique, et peut-être le meilleur que nous ayons dans notre langue; c’est même la persuasion où nous sommes à ce sujet, qui nous a engagé à choisir le titre sous lequel nous avons publié ce recueil. Geoffroy a, pendant quatorze années, rédigé ses feuilletons; et, pendant cet espace de temps, il a vu passer sous ses yeux presque toutes les pièces que leur mérite a sauvées de l’oubli et qui font la gloire de notre théâtre; il a donc eu occasion de parler de tous nos poètes dramatiques, de tous nos chefs-d’œuvre, et de traiter de toutes les parties de l’art. Son travail, nous l’osons dire, est complet. Plus ce recueil sera connu, plus il sera apprécié; il tiendra sa place dans les bibliothèques les mieux composées, après le Cours de littérature de La Harpe; le jeune homme qui veut cultiver les lettres aura besoin de l’étudier, et l’homme fait, qui a profité à l’école de nos meilleurs critiques, le lira encore avec fruit et surtout avec plaisir4.

La mention du Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne de La Harpe, paru pour la première fois en 1799 et qui eut plusieurs rééditions attestant son succès (dont une cette même année 1825 chez Depelafol), place l’anthologie de Geoffroy classée par genres et par auteurs dans la vague naissante de l’histoire littéraire, caractéristique du «passage des Belles Lettres à la littérature» (DELON 1990). Ce tournant se signale par la parution rapprochée du Lycée de La Harpe, De la littérature de Mme de Staël (1800), du Tableau historique sur l’état et les progrès de la littérature depuis 1789 de Marie-Joseph Chénier (commandé par l’Empereur en 1807 et publié en 1815) ainsi que du Cours analytique de littérature générale de Lemercier en 1817, et d’autres ouvrages faisant sous l’Empire le bilan du XVIIIe siècle (Jay, Victorin Fabre, Barante, etc.). En outre, le titre retenu par les éditeurs des feuilletons de Geoffroy rappelle le Cours de littérature dramatique d’August Wilhelm Schlegel, traduit en français en 1813. L’époque est propice aux bilans et aux réflexions poético-critiques, opposant les tenants de la tradition académique et les partisans du renouveau. Le théâtre de l’Empire se situe en effet «entre deux révolutions» (FRANTZ 2004), et Geoffroy, relu a posteriori, permet de mesurer les crispations suscitées par ces changements encore en germe entre 1800 et 1815. 

Contrairement à ces autres essais construits d’un bloc par leur auteur, l’œuvre de Geoffroy est un assemblage de fragments épars (ce qui les rapproche davantage des «cours» publiés par La Harpe ou Lemercier après leur tenue au Lycée et à l’Athénée), qui présentent néanmoins une logique d’ensemble et une cohérence, malgré la perte de l’inscription dans l’actualité politique et culturelle que seule la consultation du journal quotidien peut restituer. L’acte de lecture est donc nécessairement transformé: à la logique horizontale dynamique du feuilleton suivant la programmation théâtrale au fil des jours, s’est substituée, malgré la présence des dates, une logique verticale et hiératique de tableau comparatif par auteur et par institution. Le feuilleton constituait «le premier espace médiatique du journal», un «espace de la connivence, (…) de la polémique, (…) de la série et (…) de l’invention générique» (THÉRENTY 2007: 69). Selon Olivier Bara, son passage en recueil «parachève la métamorphose des jugements du jour en monument du bon goût théâtral»:

Le livre-monument rétablit définitivement des hiérarchies esthétiques mises à mal par la périodicité rapide et la structure du feuilleton, ainsi arraché à sa temporalité. Ce Cours de littérature dramatique déforme rétrospectivement notre perception des feuilletons au bas de numéros du Journal des Débats: il établit une continuité et un ordre absents de la production périodique beaucoup plus ouverte à la variété des matières et des tons. (BARA 2008 : 167-169)

C’est aussi un hommage paradoxal rendu à la politique culturelle impériale, dans la mesure où le plan du recueil est homologue à la structuration de la vie théâtrale régie par les décrets napoléoniens, ayant rétabli une hiérarchie esthétique de la valeur, qui avait été nivelée par la démocratisation due à la loi sur la liberté des théâtres en vigueur depuis janvier 1791.

 2. Structure et composantes du répertoire archivé

Sélection non exhaustive d’articles recomposés, patchwork thématique et générique, le Cours de littérature dramatique de Geoffroy offre au lecteur un feuilletage temporel des pièces jouées sous le Consulat et l’Empire sur l’ensemble des théâtres parisiens, selon une part variable. Plus de 60% des articles (soit 3505) portent sur des auteurs ou des pièces de l’Ancien Régime encore à l’affiche, contre un peu moins de 40% (222) concernant des œuvres plus récentes, postérieures à 1789, voire des nouveautés que le critique découvre comme tout spectateur la veille de livrer ses premières impressions.

Le sommaire des six volumes de la seconde édition réfléchit une hiérarchie des lieux théâtraux, en consacrant au Théâtre-Français les quatre premiers volumes (les auteurs patrimoniaux, classiques, sont au lever de rideau), tandis que le 5e est destiné aux autres grands théâtres officiels (Odéon, Opéra, Opéra-Comique et Opéra Buffa), et le dernier aux salles secondaires des Boulevards- mais il se clôt par un retour vers les grands noms de la vie culturelle, à travers l’analyse du jeu des comédiennes et comédiens anciens ou débutants au Français, puis intègre les polémiques littéraires dans lesquelles Geoffroy s’engagea, ainsi que les essais «Sur l’instruction publique» et les «Commentaires sur Racine» (publiés indépendamment du corpus de presse par leur auteur quelques années plus tôt). 

La traduction du plan de l’ouvrage en données quantifiées et la ventilation des notices sont révélatrices de cette hiérarchie du «goût», sachant que chaque tome fournit une masse équivalente de près de 450 pages. Le premier volume ne porte que sur cinq auteurs du XVIIe siècle, dominés à près de 90% par Corneille (avec 60 articles pour 10 pièces) et Molière (43 articles pour 16 pièces); le deuxième comprend 18 auteurs ayant composé jusqu’aux années 1760 environ, et s’ouvre avec Racine (45 notices pour 10 pièces, soit 38% du volume); le troisième étire encore le nombre d’auteurs (33), ayant tous commencé leur carrière avant la Révolution– ce 3e tome est dominé par la figure de Voltaire, qui l’ouvre, occupant 43% du volume (50 articles pour 14 pièces retenues); quant au 4e volume, il se concentre principalement sur 33 auteurs de la nouvelle génération, dont la carrière a connu une accélération (comme pour Ducis) ou une éclosion après 1789. Au total, concernant le répertoire du Théâtre-Français durant la période napoléonienne, ce sont 218 auteurs et près de 450 articles (ou extraits de feuilletons) qui sont réunis, de sorte que le total consacré à la Comédie-Française équivaut à 75% des comptes rendus sélectionnés. 

Que reste-t-il dans le quart restant, occupant les deux derniers tomes? Le 5e compte, dans l’ordre suivant, 13 auteurs pour 27 pièces parmi le répertoire de l’Odéon (devenu annexe du Théâtre-Français puis Théâtre de l’Impératrice), 17 auteurs pour 31 pièces de l’Opéra, ainsi que 10 compositeurs (soit 28 pièces) affiliés à l’Opéra-Comique, et 5 autres (pour 7 pièces) à l’Opéra Buffa. La logique administrative des répertoire et des institutions prévaut sur l’identité des auteurs, car certains, qui ont été joués sur plusieurs scènes, bénéficient d’une entrée relative dans différentes sections (c’est le cas par exemple de Picard, Etienne, Andrieux ou Alexandre Duval). En outre, il est intéressant de voir que pour les genres lyriques, c’est le compositeur qui prévaut sur le librettiste (le nom de ce dernier est absent dans le corps de l’ouvrage mais revient dans la table des matières entre parenthèses). Enfin, le 6e volume place en queue de comète les théâtres secondaires des Boulevards (soit 10% des notices sur l’ensemble), selon une logique qui invisibilise les auteurs, car seules les salles servent de titre de gondole: le Vaudeville (12 notices), les Variétés (6), le théâtre de la Gaîté (4), l’Ambigu-comique (3), le théâtre des Jeunes artistes (2), la Porte Saint-Martin (8), le Cirque Olympique (4), les Danseurs de corde (5), sans oublier le spectacle de M. Pierre en fermeture de ban. Le graphique suivant présente cette diversité des auteurs contemporains, nouveaux venus depuis la Révolution, classés en fonction du nombre d’articles qui leur est nommément consacré dans le recueil :

Figure 1. Auteurs contemporains classés par nombre de notices

 3. Le poids de l’Histoire

Outre cette répartition éloquente des auteurs et des œuvres, reflet indirect et un peu déformant des succès de l’ère napoléonienne soumis ici à un double filtre (la sélection de Geoffroy d’une part, et d’autre part celle des éditeurs du Cours plus tard), il convient d’approfondir l’intérêt historique que présente le geste d’archivage de ces comptes rendus de presse, en revenant sur la poétique et l’idéologie du «Père Feuilleton». 

Nul ne sera surpris de trouver dans nombre de passages des piques hostiles à la Révolution et aux valeurs du camp philosophique. Ces attaques émaillent les comptes rendus et, la Révolution constituant un traumatisme pour le critique qui avait dû se cacher dans un village près de Paris entre 1792 et 1796, elles débordent la sphère des seules représentations de pièces ou d’auteurs «révolutionnaires» (ou perçus comme des précurseurs en raison de leur immoralité, selon Geoffroy, comme Voltaire). Nous trouvons par exemple, au sujet de l’opéra Dardanus de Sacchini et Guillard, contemporain du Mariage de Figaro (1784), tel jugement analogique inattendu, en exorde d’un compte rendu livré le 5 décembre 1800 :

Avant de s’égorger pour des opinions politiques, on se battait en France pour des chansons; les enthousiastes de la période italienne et les amateurs de la grande expression musicale s’anathémisaient réciproquement avec la même fureur qu’on vit bientôt éclater entre les patriotes et les aristocrates. Piccini et Gluck étaient les précurseurs de Mirabeau et de Maury6.

Ailleurs, au sujet de la tragédie Gabrielle de Vergy de Belloy (1771) dans laquelle l’héroïne découvre au fond d’un vase le cœur de son amant, Geoffroy commente l’usure de l’horreur face au dénouement et y voit un symptôme de la banalisation de la violence durant la Révolution:

Autrefois les femmes s’évanouissaient au bruit des convulsions et des hoquets de Gabrielle; aujourd’hui cette abominable farce n’agit plus sur leurs nerfs: elles soutiennent avec intrépidité une scène aussi atroce; elles conservent même assez de sang-froid pour applaudir aux cris affreux, aux contorsions horribles de l’actrice. Il ne faut pas en être surpris; ces raffinemens effroyables de vengeance et de barbarie ont été les jeux de la révolution: les cœurs se sont endurcis par une malheureuse familiarité avec les crimes les plus capables d’épouvanter la nature7.

Toutefois, Geoffroy rejoint par moments la vulgate révolutionnaire, partageant avec les républicains l’idée que le théâtre est devenu une «école du peuple» (BOURDIN 2017). Le 31 décembre 1802, rendant compte de La Petite École des pères, comédie d’Étienne et Nanteuil jouée à l’Odéon, il soutient qu’«on peut regarder les musées, les athénées, et surtout les théâtres, comme des espèces de collèges pour tous les gens du monde», prenant alors le contrepied de la critique de Rousseau dans la Lettre à d’Alembert (1758), et tombant d’accord au contraire avec le Diderot des Entretiens sur le Fils naturel :

On se réunit au spectacle, comme on se rassemblait au sermon; les enfants, les jeunes gens des deux sexes vont aujourd’hui s’instruire où l’on croyait autrefois qu’ils ne pouvaient que se corrompre; et ces mêmes comédiens, qu’un préjugé, peut-être injuste, éloignait de la société, en sont devenus les précepteurs et les prédicateurs8.

Si ce constat ne traduit nullement une adhésion idéologique au républicanisme ni de l’estime pour la valeur esthétique de ces pièces prisées par le peuple, Geoffroy a pris acte de l’évolution sociale et des pratiques culturelles, percevant la mission politique attribuée au théâtre- même s’il déplore les effets qu’il juge nocifs, ou les principes qu’il juge viciés dans certaines pièces, jusqu’à ce que le «sauveur» Napoléon rétablisse de l’ordre et de la raison, comme il l’écrit par exemple en passant en revue l’œuvre tragique de Marie-Joseph Chénier9 en réponse à sa satire des Nouveaux Saints (qui visait notamment Geoffroy avec Chateaubriand, Mme de Genlis ou Fontanes, pour prendre la défense de Voltaire10). Si ce dernier constitue l’une des principales cibles de son acrimonie, Geoffroy sait néanmoins reconnaître les mérites poétiques de l’auteur de Zaïre, fût-ce par contraste pour dévaloriser un auteur plus récent jugé inférieur au «Patriarche», tel Ducis avec son Othello de 179211.

Les jugements de Geoffroy, dont on trouvera un panorama plus détaillé dans l’ouvrage de Des Granges, ont donc une étendue plus large que la seule pièce qu’ils ciblent dans tel compte rendu. L’auteur motive ses jugements en opérant d’habiles comparaisons entre les œuvres, le passé et le présent, à plus ou moins grande échelle temporelle- c’est ce qui fait que leur lecture dépasse le contexte précis du spectacle dont il est question. D’une manière générale, en effet, l’auteur se montre critique envers les grands genres de son temps au Théâtre-Français, dont il déplore la «décadence» du goût. Son rejet des comédies biographiques, en particulier, alors fort à la mode et faciles à brocher sans trop d’imagination, est patent, mais il correspond à une lassitude assez répandue à la même époque sous la plume de nombreux autres critiques dans la presse. Geoffroy déclare dans le numéro du 8 juin 1805, après avoir vu Madame de Sévigné de Bouilly:

Je suis loin d’approuver ce nouveau genre de drames historiques qu’on voudrait introduire; il me paraît aussi mauvais que celui des romans historiques. Ce mélange est une vieille corruption: l’histoire gâte le roman, et le roman gâte encore plus l’histoire. Que les poëtes comiques imaginent des personnages et des caractères, et laissent en paix les grands hommes et les femmes célèbres du passé: ce n’est point le siècle passé qu’ils ont à peindre, c’est le siècle présent12.

Mais n’allons pas conclure qu’il méprise les spectacles plus populaires des salles secondaires. Simplement, il exerce une critique plus aiguë envers les œuvres qui concernent la vitrine de la culture nationale, justifiant la hiérarchie des institutions dramatiques: «Le Théâtre-Français est un théâtre classique; on n’y doit rire et pleurer que dans les règles; là, un succès obtenu contre les principes est pour la littérature une calamité publique», écrit-il le 18 septembre 1800, se montrant par contraste bien plus indulgent envers l’Opéra-Comique, car «Les théâtres où la musique se marie avec la poésie sont le pays des fées; on y cherche d’agréables illusions. Un opéra-comique est à un drame régulier ce qu’un conte des Mille est une Nuits est à un poème épique13.» Souplesse et bienveillance aussi envers les théâtres secondaires des Boulevards, sans risque pour la morale ou le bon goût, face auxquels Geoffroy se positionne non en Aristarque mais plutôt en sociologue ou historien des pratiques culturelles:

Ceux qui me blâment de parler des petits théâtres oublient que je n’en parle qu’en observateur, en historien, jamais en critique. Ce serait un ridicule de prétendre en faire l’éloge ou la censure, sous le rapport littéraire: ce sont des spectacles d’optique, de mécanique et d’industrie mimique, absolument étrangers à l’art du théâtre proprement dit (…). On s’y amuse sans prétention, sans réfléchir sur son plaisir, sans aucun retour vers la raison ou la littérature: on trouve qu’il en coûte trop cher pour s’ennuyer ailleurs dans toutes les règles de l’art14.

D’où l’accueil favorable, mais non dépourvu d’arrière-pensée critique par contraste, qu’il réserve au mélodrame, alors encouragé par Napoléon et constituant «la seule tragédie populaire qui convînt à notre époque», selon le mot de Nodier15. (THOMASSEAU 1974 ; MARTIN 2017: 100). La Femme à deux maris de Pixerécourt, créé à l’Ambigu-Comique et rapporté par Geoffroy dans le Journal des Débats du 17 janvier 1803, s’ouvre par cette célébration sans ironie qui recèle de l’amertume envers le déclin de la tragédie au Théâtre-Français: «Le boulevard semble être aujourd’hui la grande sphère d’activité de notre poésie dramatique. Sur ce Parnasse nouveau, chaque mois voit éclore un chef d’œuvre, tandis que nos plus nobles théâtres, frappés d’une stérilité honteuse, abusent du privilège de la noblesse et vivent sur leur ancienne gloire16.» Le jugement de Geoffroy, variable comme une lorgnette ajustée à la hiérarchie des lieux et de leurs missions assignées par l’État après 1806, rejoint les vues de l’Empereur qui privilégiait l’Opéra et le Théâtre-Français comme vitrines de la gloire pour la nation (CHAILLOU 2004; SIVITER 2020).

*

Œuvre colossale et fragmentaire à la fois, parcellaire et partiale, le Cours de littérature dramatique issu des feuilletons livrés par Julien-Louis Geoffroy au Journal des Débats durant le Consulat et l’Empire, offre un témoignage vivant et précieux de la vie théâtrale contemporaine saisie dans l’actualité des grands «débats» et des querelles esthético-politiques dans lesquelles le chroniqueur s’est engagé. Le monument anthologique composé d’environ 2800 pages n’est pas qu’une somme quasi encyclopédique concernant le jeu, l’évolution des genres et des sujets mis en scène entre 1800 et 1814, mais aussi un palimpseste de références où le lecteur a pu, dès la Restauration, embrasser diverses époques- de l’Antiquité érudite à l’Empire, en passant par le Grand Siècle, les Lumières et la Révolution honnie par ce témoin conservateur du goût, sachant néanmoins accueillir la nouveauté de son temps. Sans rencontrer de succès éditorial immédiat, l’œuvre canonise en sus la posture auctoriale du journaliste, qui a très vite donné lieu à un autre recueil de citations décontextualisées, au sein du Manuel dramatique à l’usage des auteurs et des acteurs, et nécessaire aux gens du monde qui aiment les idées toutes trouvées et les jugements tout faits, par Geoffroy (publié en 1822 chez Painparré). Les pensées décousues sont bien plus proches de la littérature par fragments des moralistes du Grand Siècle comme La Rochefoucauld, voire des aphorismes de Nietzsche, si l’on en juge par cet échantillon:

Voltaire fut philosophe, faute de pouvoir être courtisan.
                                                *
Les hommes au théâtre sont des enfants qui écoutent, avec un plaisir mêlé d’effroi, des contes de vieilles.
                                                *
Les grands traits de Shakespeare tiennent à ses écarts et de sa bizarrerie.
                                                *
Marivaux nous montre, si l’on peut parler ainsi, l’amour dans son fœtus: il le conduit à terme, et lui fait parcourir les diverses périodes de son existence avec une incroyable rapidité. L’amour, chez Marivaux, enfant au premier acte, est barbon au dernier, puisqu’il est déjà au mariage.
                                                *
Un drame est un roman dialogué; voilà son vice principal.
                                                *
Le roman est mortel pour l’art dramatique. Il est à la scène ce que le charlatanisme est à la science17

Geoffroy ne sera donc pas seulement le premier critique dramatique moderne (malgré son goût pour les Anciens), mais aussi, malgré lui, ou grâce à ses éditeurs, un maillon important pour et parmi les historiens du théâtre. En 1836 paraîtra en 4 volumes un nouveau Cours de littérature dramatique de Delaforest, rédacteur de la Gazette de France, présenté comme une « suite aux mémoires de Bachaumont, au journal de Collé, aux correspondances et au Lycée de Grimm et de La Harpe, au Cours de littérature dramatique de Geoffroy » et couvrant la période 1822-1835. Mais c’est là une autre histoire… 


Bibliographie

Monographies

BOURDIN P., Aux origines du théâtre patriotique, CNRS Éditions, Paris 2017.

CHAILLOU D., Napoléon et l’Opéra. La politique sur la scène, 1810-1815, Fayard, Paris 2004.

DESCOTES M., Histoire de la critique dramatique en France, Place/Narr Verlag, Paris/Tübingen 1980.

DES GRANGES C.-M., Geoffroy et la critique dramatique sous le Consulat et l’Empire (1800-1814), Hachette, Paris 1897.

SIVITER C., Tragedy and nation in the age of Napoleon, Liverpool University Press, Liverpool 2020.

THOMASSEAU J.-M., Le Mélodrame sur les scènes parisiennes, de « Coelina » (1800) à « L’Auberge des Adrets » (1823), Service de reproduction des thèses, Lille 1974. 

VIALA A., De la Révolution à la Belle Époque. Une histoire brève de la littérature française, Presses universitaires de France, Paris 2017.

Articles dans des ouvrages collectifs 

FRANTZ P., «Le théâtre sous l’Empire: entre deux révolution», in J.-C. Bonnet (éd.), L’Empire des muses. Napoléon, les arts et les lettres, Belin, Paris 2004, pp. 173-197.

LAPLACE-CLAVERIE H., LEDDA S., NAUGRETTE F., «Introduction générale», in H. Laplace-Claverie, S. Ledda, F. Naugrette (éd.), Le Théâtre français du XIXe siècle: histoire, textes choisis, mises en scène, L’avant-scène théâtre, Paris 2008, pp. 14-41.

MARTIN R., «Du peuple et du populaire dans le mélodrame de Pixerécourt: fondements d’une poétique», in O. Bara (éd.), Théâtre et Peuple, de Louis-Sébastien Mercier à Firmin Gémier, Classiques Garnier, Paris 2017, pp. 99-114.

THÉRENTY M.-E., «De la rubrique au genre: le feuilleton dans le quotidien (1800-1835) », in M-F. Cachin, D. Cooper, J.-Y. Mollier & C. Parfait (éd.), Au bonheur du feuilleton: naissance et mutations d’un genre (États-Unis, Grande-Bretagne, XVIIIe-XXe siècles), Créaphis, Paris 2007, pp. 67-80.

Articles dans des revues

BARA O., «Julien-Louis Geoffroy et la naissance du feuilleton dramatique», in Orages. Littérature et culture 1760-1830, n. 7, 2008, pp. 163-172, disponibile on line: https://orages.eu/lassociation-apocope/n-7-poetiques-journalistiques/lire-poetiques-journalistiques-en-ligne/, consultato il 21.8.2022.

DELON M., «La Révolution et le passage des Belles-Lettres à la littérature», Revue d’histoire littéraire de la France, n° 4-5, 1990, pp. 573-588.

FAZIO M., «Folliculus o Le Père Feuilleton», Studi Francesi, n. 191, 2020, pp. 341-347.

Ressources en ligne

SGARD J., Geoffroy, «Dictionnaire des journalistes (1600-1789)», disponibile on line: https://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/341-julien-geoffroy, consultato il 21.8.2022.

 


Note

↑ 1 In Cours de littérature dramatique, ou Recueil par ordre de matière des feuilletons de Geoffroy, Blanchard, Paris 1825, t. 6, p. 331. Cette source sera désormais abrégée par le sigle CLD, assorti entre parenthèses de l’année d’édition correspondante.

↑ 2 CLD (1825), t. I, p. viii (« Notice sur la vie et les écrits de Geoffroy, par Etienne Gosse, membre de la société philotechnique »).

↑ 3 CLD (1819), t. I, p. v.

↑ 4 CLD (1825), t. I. Les trois premiers tomes de cette seconde édition ont été numérisés au format XML parmi le corpus “Critique” du Labex OBVIL de Sorbonne Université, disponibles en ligne à l’adresse: https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/critique/.

↑ 5 Il arrive que plusieurs articles soient consacrés au même auteur, voire à la même pièce (surtout concernant les chefs-d’œuvre «classiques» avec le quatuor de tête Corneille, Molière, Racine et Voltaire) mais à des dates distinctes, au gré des reprises de ces pièces. Le record est obtenu par Cinna de Corneille, avec 10 notices à des dates différentes et classées dans un ordre chronologique irrégulier : 4/02/1803, 3/05/1803, 31/05/1803, 16/06/1803, 17/09/1803, 7/08/1804, 25/08/1810, 19/08/1803, 23/12/1804, 29/04/1810. Néanmoins dans la plupart des cas, les extraits sont assemblés en respectant la chronologie. Nous avons systématiquement converti les dates du calendrier républicain en calendrier grégorien pour uniformiser et faciliter la lecture.

↑ 6 CLD (1825), t. V, p. 160.

↑ 7 CLD (1825), t. III, p. 277.

↑ 8 CLD (1825), t. V, p. 82-83.

↑ 9 CLD (1825), t. VI, pp. 324-325 : «M. Chénier a régné quelque temps au théâtre; mais, son trône n’étant fondé que sur le désordre et la folie, le retour de l’ordre et de la raison l’a détrôné. (…) Ainsi se sont écroulés, pièce à pièce, les tréteaux sur lesquels M. Chénier s’était guindé. Le rétablissement des vrais principes politiques, un gouvernement sage, ferme et régulier, ont renversé tout l’échafaudage littéraire du poète philosophe…»

↑ 10 M.-J. Chénier, Les Nouveaux Saints, Paris, Dabin, an IX (1801).

↑ 11 CLD (1825), t. IV, pp. 24-28 : «Il y a beaucoup d’invraisemblances dans Zaïre, mais c’est un chef-d’œuvre de sagesse et de régularité en comparaison d’Othello. (…) Il n’y a aucun mérite à émouvoir une assemblée par un spectacle atroce et barbare; de pareils drames ne sont propres qu’à émousser le sentiment et à calciner les cœurs.» (19 brumaire an IX-10 novembre 1804)

↑ 12 CLD (1825), t. IV, p. 109.

↑ 13 CLD (1825), t. V, p. 382. (au sujet du Calife de Bagdad de Boïeldieu et Saint-Just).

↑ 14 CLD (1825), t. VI, p. 63 (Théâtre de la Gaîté).

↑ 15 C. Nodier, « Introduction », Théâtre choisi de G. de Pixerécourt, Nancy, chez l’auteur, t. I, 1841, p. ii.

↑ 16 CLD (1825), t. VI, p. 88.

↑ 17 Manuel dramatique à l’usage des auteurs et des acteurs, et nécessaires aux gens du monde qui aiment les idées toutes trouvées et les jugements tout faits, par Geoffroy, Painparré, Paris 1822, pp. 145-146.


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482