Querelles internes, affaires publiques : le Théâtre Français et l’État sous le Consulat et l’Empire
Table
La querelle entre George et Duchesnois dans les archives de la Comédie-Française
Abstract
Francese | IngleseCet article examine deux polémiques abondamment documentées par les archives de la Comédie-Française, qui illustrent la propension de l’État à s’ingérer dans les affaires internes du théâtre, sous le Consulat et sous l’Empire : la querelle entre Mlle George et Mlle Duchesnois d’une part, et d’autre part, l’affaire des Deux Gendres du dramaturge et académicien Étienne, accusé d’avoir plagié la comédie d’un jésuite du XVIIIe siècle intitulée Conaxa. Ces deux affaires qui agitent la Comédie-Française débordent largement dans l’espace public et alimentent un discours visant au premier chef les institutions politiques et culturelles.
Les bouleversements qui affectent l’organisation interne de la Comédie-Française sous le Consulat et sous l’Empire ont été amplement étudiés par les historiens qui, d’ordinaire, retiennent surtout la férule de l’État. Celle-ci s’incarne en une figure centrale de la vie théâtrale, le surintendant des spectacles, Auguste de Rémusat, dont les ordres sont transmis au comité d’administration du Théâtre-Français par un commissaire impérial, anciennement commissaire du gouvernement, François-René Mahérault1. Le règlement du 17 avril 1804, sorte de «constitution commerciale de la Comédie-Française» (LAUGIER 1853 : 28), complété en 1812 par le décret dit «de Moscou», délimite les fonctions du comité d’administration, composé de six membres nommés par le surintendant (six hommes auxquels se joignent seulement deux femmes lorsqu’il s’agit de constituer le répertoire, sans doute pour que soient reflétés les goûts du public féminin2). Les fonctions de ce comité, suivant l’article 29 du règlement de 1804, sont «d’inspection, de surveillance et de proposition» (LAUGIER 1853 : 36), et suivant l’article 45 du décret de Moscou, «concerne[nt] l’administration théâtrale, la formation des répertoires, l’exécution des ordres de début, la réception des pièces nouvelles, sous la surveillance du commissaire impérial et l’autorité du surintendant3» (LAUGIER 1853 : 52). À la lecture de ces dispositions, la mainmise de l’État sur l’institution ne fait aucun doute. Une étude attentive des archives de la Bibliothèque-musée de la Comédie-Française et en particulier des registres de comité et d’assemblée permet cependant d’observer la manière dont les décisions qui émanent du pouvoir sont effectivement perçues et appliquées par les Comédiens-Français, dont la marge de manœuvre est d’autant plus faible que le théâtre ploie sous les dettes.
Si certaines pages des registres portent la trace d’une inévitable concurrence entre les exigences de l’État et les prérogatives du comité, il serait vain néanmoins de chercher dans les comptes rendus administratifs du théâtre les manifestations d’une quelconque forme de contestation des ordres qui sont donnés par le pouvoir. La dépendance politique et économique de la Comédie-Française se traduit au contraire par une grande complaisance envers les scandales et les polémiques auxquels sont mêlés les acteurs-vedettes et les auteurs à succès qui sont protégés par l’empereur et qui, de surcroît, rapportent au théâtre de précieuses recettes. En tout état de cause, la confiscation du débat politique par le pouvoir et son détournement vers des querelles en apparence futiles s’accommode des impératifs commerciaux auxquels est soumise l’institution.
Ces querelles internes, qui naissent de rivalités d’acteurs ou d’auteurs dramatiques, ont été jugées avec sévérité par la postérité : Saint-Marc Girardin dira, dans son Cours de littérature dramatique, que «[l]es débats littéraires remplaçaient alors les débats politiques, étouffés sous le joug de Napoléon» (SAINT-MARC GIRARDIN 1845 : 246). Ces désordres débordent en réalité dans l’espace public et alimentent un discours visant au premier chef les institutions politiques et culturelles. Par conséquent, je me propose ici d’examiner brièvement deux de ces polémiques qui sont abondamment documentées par les archives de la Comédie-Française et qui, à mon sens, illustrent très exactement la propension de l’État à s’ingérer dans les affaires internes du théâtre, lesquelles suscitent des réactions diverses au sein du public : la querelle entre Mlle George et Mlle Duchesnois d’une part, qui s’inscrit dans un contexte d’émergence du vedettariat féminin4 ; et d’autre part, l’affaire des Deux Gendres du dramaturge Étienne, accusé d’avoir plagié la comédie d’un jésuite du XVIIIe siècle.
La querelle entre George et Duchesnois dans les archives de la Comédie-Française
Une lecture, même hâtive, des registres administratifs de la Comédie-Française rappelle l’étendue du contrôle exercé par l’État, qui doit approuver toutes les pièces du répertoire. À cet égard, la censure de Mérope paraît exemplaire puisqu’elle émane directement du ministre de l’Intérieur, dont la lettre est transmise par le commissaire du gouvernement au comité d’administration qui en fait la lecture lors de sa séance du 24 germinal an VIII (14 avril 1800), sans même la discuter5. Il en va de même de la décision, souvent rappelée par la critique, de remettre à l’honneur «une fois par mois [d]es tragédies de l’ancien répertoire» afin de «rendre à la tragédie son ancien éclat6» : c’est encore le commissaire du gouvernement qui transmet une lettre de Lucien Bonaparte, dont la copie figure dans le compte rendu du comité.
Le ministre de l’intérieur,
Au citoyen Mahérault, commissaire du gouvernement près le Théâtre Français de la République,
Je vous avais précédemment recommandé, citoyen, de déterminer des jours fixés pour les représentations tragiques et de faire remettre tous les mois une tragédie de l’ancien répertoire jouée par les premiers sujets. Cette partie du règlement ayant éprouvé qui lui eut atteinte, je vous recommande de nouveau de veiller à l’observation de cette mesure que je regarde comme très nécessaire au succès du Théâtre Français.
Je vous salue,
Signé Lucien Bonaparte7.
En revanche, le comité d’administration a toute latitude concernant les affaires courantes – le sort des perruquiers, les permissions d’absence ou encore l’«augmentation de la journée des ouvriers machinistes8» sont des sujets ordinairement traités lors des séances de comité. Bien que les attributions de chacun semblent clairement définies, les décisions du surintendant ont néanmoins tendance à usurper les prérogatives du comité. Les débuts de Mlle George en sont un bon exemple : ils sont directement notifiés par le Conseiller d’État chargé de la Direction et de la surveillance de l’Instruction publique, Pierre-Louis Roederer, qui avait également fait bénéficier Mlle Duchesnois de sa protection9. Le comité reçoit l’ordre suivant lors de l’assemblée du 20 novembre 1802 :
Le Conseiller d’État chargé de la Direction et de la Surveillance de l’Instruction publique, autorise Madlle George, élève de Madlle Raucourt à se présenter à la Comédie-Française pour y débuter immédiatement10.
Ainsi, le pouvoir intervient en faveur de Mlle George, comme il l’avait fait pour sa rivale, Mlle Duchesnois : l’une est protégée par Napoléon, l’autre par Joséphine. Les archives de la Comédie-Française rappellent les excentricités et les caprices de ces actrices auxquels les sociétaires sont, bon gré mal gré, contraints de se plier, mais aussi les prêts nombreux qui leur sont accordés : l’assemblée générale du 15 brumaire an XI consent par exemple à prêter douze cent francs à Duchesnois11, tandis que celle du 12 germinal de la même année approuve une avance de dix cent livres pour George12, alors même que les absences répétées de la comédienne obligent souvent le théâtre à faire relâche.
Pressé par Rémusat, le comité se trouve encore contraint d’arbitrer le conflit qui oppose, dès leurs débuts, les deux actrices : celles-ci se disputent les grands rôles tragiques, celui de Didon par exemple, dans lequel, si l’on en croit le journaliste Alexandre Ricord, qui se veut moins partial que Geoffroy, Mlle George «parut en véritable reine de Carthage, et mademoiselle Duchesnois en princesse remplie des fureurs de l’amour» (RICORD 1821 : 170). Plusieurs décisions sont prises par le comité avant qu’un compromis n’aboutisse à «une suspension d’armes» (Ibid.). Il est d’abord arrêté que George et Duchesnois recevront strictement les mêmes appointements (4000 livres) et «alterneront dans tous les rôles, soit de reines soit de grandes princesses13», puis que Mlle George aura la priorité dans l’emploi des reines et Mlle Duchesnois dans celui des grandes princesses, ce qui n’est pas sans poser des problèmes de définition de ces emplois14 :
Comité du 9 janvier 1808
Vu l’arrangement qui a été fait concernant Mlles Georges et Duchesnois, duquel il résulte
Que les deux actrices doivent jouer alternativement dans les emplois de reines et dans celui des grandes princesses ; Que Mlle Georges a la priorité dans l’emploi des reines ; Que Mlle Duchesnois a également la priorité dans l’emploi des grandes princesses ; Considérant que Mariamne dans Hérode et Mariamne est reine et mère, quoique jeune,
Le comité pense que ce rôle appartient d’abord à Mlle Georges, en vertu de l’arrangement qui lui donne la priorité dans l’emploi des reines
Le comité pense encore que le rôle de Salomé est trop important pour que Mlle Duchesnois y puisse l’abandonner aux actrices qui jouent l’emploi des jeunes princesses15.
Le pouvoir impose sans contredit à l’administration théâtrale de modérer ces querelles d’actrices qui se répandent dans l’espace public, de nombreux libelles et caricatures s’égayant de la guerre incessante entre George et Duchesnois. L’une d’entre elles, analysée par Clare Siviter dans un récent article, montre ainsi les deux comédiennes se disputant rageusement la Couronne théâtrale (SIVITER 2018).
L’affaire des Deux Gendres et de Conaxa
Or, il est une autre couronne qui, dans les dernières années de l’Empire, occupe le public de la Comédie-Française : la couronne académique que reçoit le dramaturge Charles-Guillaume Étienne en récompense du succès de sa comédie Les Deux Gendres. Créée le 10 août 1810 par les Comédiens-Français, la pièce met en scène un homme probe et généreux, peu à peu dépouillé par ses gendres, auxquels il a imprudemment confié la gestion de ses affaires. La pièce rencontre un indéniable succès, attesté par les registres journaliers du théâtre : de 1810 à 1846, Les Deux Gendres bénéficient de 106 représentations.
Dès novembre 1811, quelques mois seulement après la première, Étienne, loué par Geoffroy lui-même, est reçu à l’Académie16. Jean-Antoine Lebrun-Tossa, journaliste, ancien directeur du Cabinet des modes, dramaturge de second rang et auteur de plusieurs drames joués pendant la Révolution, engage alors une violente polémique en accusant Étienne d’avoir âprement plagié le manuscrit d’une obscure comédie en vers destinée aux collèges jésuites et intitulée Conaxa, qu’il aurait lui-même découvert dans les archives de la police lorsqu’il était rédacteur dans les bureaux de l’administration sous le Directoire. Dans le pamphlet qu’il rédige en 1812 pour démasquer Étienne, intitulé Mes révélations sur M. Étienne, Les Deux Gendres et Conaxa, Lebrun-Tossa confesse avoir eu pour projet de réécrire la pièce du jésuite anonyme en s’associant à Étienne, auquel il confie le manuscrit, puis d’avoir eu la surprise de découvrir Les Deux Gendres à l’affiche du Théâtre Français. Comprenant qu’il a été devancé, Lebrun-Tossa dévoile au grand jour le plagiat : outre l’intrigue, qui est fort similaire à celle de Conaxa, plus d’une quarantaine de vers ont été repris littéralement à la comédie du jésuite. Étienne nie d’abord assez maladroitement avoir eu connaissance de la pièce avant de reconnaître des emprunts, qu’il s’efforce de minimiser.
Une série de libelles et de caricatures envahissent alors l’espace public, qui s’attaquent à la réputation du dramaturge-plagiaire, mais aussi aux institutions qui lui ont fait bon accueil. Les registres de la Comédie-Française portent la trace de l’inquiétude qui s’empare des Comédiens-Français, bientôt tempérée par le plaisir de voir les recettes des Deux Gendres s’envoler. En effet, la polémique qui enfle entretient le premier succès de la comédie d’Étienne tout au long de l’année 1812. C’est avec un certain dédain que les historiens ont relaté l’affaire. L’écrivain légitimiste Baptiste Capefigue, naturellement enclin à faire le procès du Consulat et de l’Empire, en parle avec hauteur dans les ouvrages qu’il consacre à la période, durant les années 1840 :
Dans ce temps si futile où la police était intéressée à détourner l’opinion publique des événements politiques, on ne parla plus que de Conaxa ; il existe des milliers de caricatures sur le dindon paré des plumes du paon, sur M. Étienne habillé en jésuite : le concevez-vous, juste ciel ? puis chassé de l’Institut avec une couronne brisée. C’est à prendre à pitié que de voir tout un peuple occupé de pareilles puérilités (CAPEFIGUE 1840 : 318).
Pourtant, la querelle des Deux Gendres et de Conaxa est loin d’être dénuée d’enjeux politiques. Et pour cause, en attaquant Étienne, les libelles et les caricatures qui circulent entre 1812 et 1813 s’en prennent en premier lieu à l’auteur en vue, au rédacteur en chef du Journal de l’Empire, au censeur général de la police et depuis Les Deux Gendres, au membre envié de l’Académie française. Étienne passe en effet pour une figure importante du régime, sans doute abusivement : n’a-t-il pas été rudoyé par Napoléon lorsque, dans le Journal de l’Empire, il a semblé accorder un peu trop de crédit aux rumeurs qui circulaient sur les campagnes militaires françaises dans les gazettes étrangères (NAPOLÉON Ier 1862 : 283) ? Sa comédie L’Intrigante ne sera-t-elle pas, quelques mois plus tard, censurée par l’empereur, pour «quelques piques contre les Allemands» (RAZGONNIKOFF 2020 : 303) ? Toujours est-il que Lebrun-Tossa, dans ses écrits injurieux, ne cesse d’appeler son ancien camarade «l’académicien» ou «le jeune académicien17». D’autres pamphlétaires se moquent avec la même verve du malentendu qui a permis à Étienne de rejoindre l’Institut : l’éditeur Michel-François-Joseph Cholet de Jetphort fait paraître plusieurs brochures sous le pseudonyme «M. D. J***», dont l’une s’intitule plaisamment Le Fauteuil de M. Étienne, ouvrage presque académique, tandis que l’auteur anonyme de la Lettre d’Alexis Piron à M. Étienne, académicien, s’emploie à relever les nombreuses ressemblances entre la pièce d’Étienne et Les Fils ingrats du dramaturge Piron. Prêtant sa voix à celui « qui ne fut rien / Pas même académicien18 », celui-ci conclut son réquisitoire par un cinglant désaveu :
Il est, en quelque sorte, fâcheux pour vous que la comédie des Deux Gendres, dont vous n’avez fait que le rhabillage, vous ait ouvert les portes de l’Académie. […]
L’Académie s’est donc trompée, ou pour mieux dire, vous avez trompé l’Académie en vous y glissant par une porte dérobée19.
L’épanorthose, qui fait porter les reproches sur le dramaturge plus que sur l’institution, révèle toutefois les scrupules de l’auteur, que ne partagent pas tous les libellistes et satiristes : la plupart des caricatures prenant Étienne pour cible le représentent orgueilleusement vêtu de son costume d’académicien. L’une d’entre elles, intitulée «La Fantasmagorie de l’Odéon» (Figure 1), campe le dramaturge-académicien tremblant, l’épée au côté et la main levée pour repousser le fantôme de l’auteur de Conaxa. Ses traits sont défigurés par la frayeur, sa couronne menace de tomber, tandis qu’il tente de protéger une jeune fille – la Cendrillon à laquelle il avait consacré un livret d’opéra-comique, sur une musique de Nicolas Isouard – en s’écriant : «Les morts, après cent ans, sortent-ils du tombeau ?» Cette exclamation détourne un vers de l’Athalie de Racine («Les morts, après huit ans, sortent-ils du tombeau ?») pour mieux confondre le plagiaire avec une cocasserie que vient redoubler la présence incongrue d’un dindon courroucé, auprès du jésuite ressuscité. Le gallinacé déroule entre ses pattes le texte de Conaxa, qu’Étienne a pillé, tel le geai de la fable de La Fontaine qui s’est paré des plumes du paon.
Le titre de l’estampe fait quant à lui référence à ces spectacles dont raffolait le public de la Révolution et de l’Empire et qui, sur le modèle de la lanterne magique, projetaient sur une toile toute sorte d’apparitions surnaturelles – spectres, fantômes ou revenants. La mention de l’Odéon renvoie plus précisément aux représentations de Conaxa qui, à la suite du scandale provoqué par la révélation du plagiat d’Étienne, furent données au Théâtre de l’Impératrice afin de satisfaire la curiosité du public. Si l’on en croit le Moniteur universel du samedi 4 janvier 1812, les spectateurs accoururent en foule pour découvrir la pièce du jésuite, malicieusement munis de l’imprimé de la comédie d’Étienne, afin de repérer «ce que les Deux Gendres paraissaient devoir à Conaxa». Pendant toute la durée de la représentation, ces zélés «annotateurs» donnèrent ainsi force «coups de crayons» et «cris de joie», «lorsque certaines situations, certains passages où même quelques vers paraissaient établir des ressemblances entre l’ancien et le nouvel ouvrage». La force satirique de cette estampe réside également dans le fait que celle-ci tourne en dérision un article paru peu de temps avant dans le Journal de l’Empire du 4 janvier 1812, et probablement rédigé par Étienne lui-même, désireux d’endiguer le flot croissant de la rumeur. On peut y lire qu’«Une vieille pièce de collège dont le manuscrit dormait depuis cent ans dans la poussière, ressuscite tout à coup et sort de son tombeau ; après un siècle d’oubli, elle paraît au grand jour de l’impression, elle se montre sur la scène, et une foule immense assiste à l’apparition de ce fantôme : cette résurrection met inopinément toute la capitale en rumeur.»
Figure 1 : «La Fantasmagorie de l’Odéon», [s.l.], [s.n.], [s.d.]. Bibliothèque nationale de France, Collection De Vinck 869820.
Figure 2 : «L’Ancien ami du Jeune homme, ou Le Secret de la Comédie» [s.l.], [s.n.], [s.d.]. Bibliothèque nationale de France, Collection De Vinck 8702.
Sur une autre estampe intitulée cette fois «L’Ancien ami du Jeune homme» (Figure 2), Lebrun-Tossa apparaît au premier plan, prêt à révéler «le Secret de la Comédie» tant la vision de son «ancien ami» Étienne, représenté sur le côté gauche de la caricature en train de gravir les marches de l’Académie, le tourmente. Sur le sol, tout près de l’inévitable dindon, deux billets d’orchestre font allusion au récit de Lebrun-Tossa, lequel prétendait que c’était là le seul salaire qu’il avait reçu d’Étienne pour sa peine. Les caricatures entretiennent en effet un jeu d’échos satiriques avec les textes polémiques et pamphlétaires parus lors de l’affaire. En somme, il semble que le plagiat à proprement parler retienne moins l’attention du public que l’illégitimité de la réception d’Étienne comme académicien. En discréditant ainsi un membre de l’Académie, ce sont implicitement les faveurs dispensées par l’empereur qui sont discutées.
Aussi n’est-il guère surprenant que les institutions étroitement contrôlées par l’État s’ingénient à défendre le dramaturge-plagiaire : l’Opinion du parterre, longtemps dirigé par l’archiviste des Comédiens-Français, également secrétaire du comité d’administration, Pierre-David Lemazurier, s’indigne du «déluge de satires en pitoyable prose ou en détestables vers [qui] sortirent tout à coup de la fabrique ouverte par le libraire et imprimeur Dentu ! Que de caricatures plus burlesques qu’ingénieuses, plus méchantes que comiques, contre M. Etienne et contre les gens de lettres qui s’étaient honorés en prenant sa défense21.» Peu de littérateurs, en réalité, ont défendu Étienne et certains ne l’ont fait que dans le but, à peine déguisé, de flatter l’académicien et de recevoir de lui une position avantageuse. C’est le cas de Noël Lefebvre-Duruflé qui, en réponse à la Lettre de Piron, propose une Lettre de Nicolas Boileau à M. Étienne22. Grâce à ses appuis et à son influence, Étienne obtient également que la pièce du jésuite soit publiée précédée d’une attestation de l’administrateur de la Bibliothèque impériale, d’un copieux avis des éditeurs où sont énumérés tous les dramaturges ayant tiré un chef-d’œuvre de pièces anciennes et d’un extrait louangeur du Journal de l’Empire23.
À la faveur de cette polémique se dessinent ainsi les contours de deux camps opposés, l’un défendant les institutions, l’autre se réclamant du public. Une caricature intitulée «L’Émétique littéraire» (Figure 3) montre d’une manière tout à fait significative le «Public», vêtu d’un costume tricolore bleu, blanc, rouge et déployant son imposante musculature pour faire rendre gorge à l’imposteur Étienne. Ce dernier est littéralement pressé par le peuple de rendre au jésuite les vers qui lui appartiennent, la presse d’un atelier de gravure faisant office d’instrument de torture. Cette représentation stéréotypée du Peuple vigoureux qui terrasse ses spoliateurs n’est pas sans rappeler les caricatures de l’ère révolutionnaire.
Figure 3 : «L’Émétique Littéraire», [s.l.], [s.n.], [s.d.]. Bibliothèque nationale de France et Bibliothèque-musée de la Comédie-Française. Collection De Vinck, 8700.
Qu’elles s’enracinent dans des querelles d’acteurs ou des rivalités d’hommes de lettres, ces deux affaires illustrent la manière dont les Comédiens-Français, sous le Consulat et sous l’Empire, sont tributaires des décisions du pouvoir, qui s’exercent sur eux de manière directe, comme dans les démêlés qui opposent George à Duchesnois, ou indirecte, comme c’est le cas au moment de la tempête des Deux Gendres. Sans doute permettent-elles aussi d’éclairer les processus médiatiques par lesquels les événements qui agitent les principales institutions culturelles de la France impériale se trouvent politisés : les affaires internes de la Comédie-Française – et celles de l’Institut – ne sont pas simplement mises en actualité24, elles sont à l’évidence saisies, discutées et interprétées dans leur rapport à l’État à travers des polémiques qui, malgré le contrôle de la censure, rendent compte de la bigarrure des opinions du public.
Bibliographie
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LEBRUN-TOSSA J.-A., Mes révélations sur M. Étienne, les Deux Gendres et Conaxa, Paris, J.-G. Dentu, 1812.
LOUBÈRE S., «Piron, ou l’apothéose du poète qui ne fut rien», Lumen, 35, 1–17. Disponible en ligne : https://doi.org/10.7202/1035917ar (Consultation le 12/09/2022).
NAPOLÉON Ier, Correspondance de Napoléon Ier, publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, Paris, H. Plon, J. Dumaine, 1862, t. 21.
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PERCHELLET J.-P., L’Héritage classique. La tragédie entre 1680 et 1814, Paris, Honoré Champion, 2004.
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RICORD A., Les Fastes de la Comédie-Française, et portraits des plus célèbres acteurs et de ceux qui s’illustrent encore sur nos théâtres, Paris, Alexandre, Delaunay, Petit, Mongie, 1821, t. 1.
SAINT-MARC GIRARDIN, Cours de littérature dramatique, ou de l’usage des passions dans le drame, Paris, Charpentier, 1845, 2ème édition, t. 1, p. 246.
SIVITER C., Tragedy and nation in the age of Napoleon, Liverpool, Liverpool university press on behalf of the Voltaire Foundation, copyright 2020.
––––, «“La Couronne théâtrale” : les comédiennes françaises, figures publiques après le Concordat (1801)», Siècles, 45, 2018. Disponible en ligne : http://journals.openedition.org/siecles/3667 (Consultation le 13/09/2022).
Note
↑ 1 Qui cèdera sa place à Nicolas Bernard. Voir à ce sujet Martial Poirson et Agathe Sanjuan, Comédie-Française : une histoire du théâtre, Paris, Seuil, Comédie-Française, 2018, p. 94 : «Le commissaire du gouvernement Mahérault siège au sein du comité exécutif créé en 1762 et transmet directement les ordres du gouvernement, puis du surintendant des spectacles à partir de 1808. La tutelle s’avère aussi dirigiste que protectrice et nombre de dispositions transmises au comité émanent directement du consul Bonaparte, devenu empereur Napoléon en 1804. […] L’ingérence de l’Empereur ne se limite pas au champ administratif. Elle s’insinue aussi, comme jamais auparavant, dans le domaine artistique.» Voir aussi le titre premier du «Décret impérial sur la surveillance, l’organisation, l’administration, la comptabilité, la police et la discipline du Théâtre-Français» du 15 octobre 1812, dit décret de Moscou, dont le texte est donné notamment par Eugène Laugier, Documents historiques sur la Comédie-Française pendant le règne de S.M. l’Empereur Napoléon Ier, Paris, Firmin Didot, 1853, p. 46.
↑ 2 Voir les articles 30 et 49 du décret de Moscou (LAUGIER 1853 : 49 et 53).
↑ 3 Voir aussi le compte rendu du comité du 11 juin 1814 : «Les fonctions de ce comité seront particulièrement /1o de dresser chaque année le budget ou état présumé des dépenses de tout genre, de le soumettre à l’examen de l’assemblée générale des sociétaires. /2o d’ordonner et faire acquitter, dans les limites portées au budget pour chaque nature de dépense, celles qui seront nécessaires pour toutes les parties du service à l’effet de quoi deux de ses membres seront préposés à la signature des ordres de fourniture ou de travail et des mandats de paiement. /3o de la passation de tous les marchés, obligatoirement pour le service, ou actes pour la société.» Archives de la Comédie-Française, Registre 416. Ce registre est en cours de transcription, par Blandine Bourdy, pour le programme RCF19, dirigé par Florence Naugrette, Sorbonne Université (2019-2021). D’une manière générale, toutes les transcriptions de registres de la Comédie-Française utilisées dans cet article ont été effectuées dans le cadre de ce programme de recherche (https://obvil.huma-num.fr/rcf/consultation/ ; https://www.cfregisters.org/).
L’orthographe a été modernisée.
↑ 4 À ce sujet, voir notamment Florence Filippi, Sara Harvey, Sophie Marchand (dir.), Le Sacre de l’acteur : émergence du vedettariat théâtral de Molière à Sarah Bernhardt, Malakoff, Armand Colin, 2017.
↑ 5 Le commissaire du gouvernement «donne communication d’une lettre du ministre de l’Intérieur qui défend la reprise de Mérope et invite à remettre sur la scène, Alzire, Zaire, Rodogune et Horace» (Archives de la Comédie-Française, Registre 415). Sur la prospérité du genre tragique sous l’Empire, voir Jean-Pierre Perchellet, L’Héritage classique. La tragédie entre 1680 et 1814, Paris, Honoré Champion, 2004 ; et Clare Siviter, Tragedy and nation in the age of Napoleon, Liverpool, Liverpool university press on behalf of the Voltaire Foundation, copyright 2020.
↑ 6 Archives de la Comédie-Française, Registre 415, Comité du 14 floréal an VIII : «Le commissaire du gouvernement annonce que le gouvernement est dans l’intention de rendre à la tragédie son ancien éclat. Il propose donc de fixer dorénavant les représentations les 2e, 5e et 8e de chaque décade, et invite les artistes sociétaires à ne jamais passer un mois, quel que soit le succès d’une pièce nouvelle, sans remettre par les premiers artistes, une tragédie de l’ancien répertoire.» Sur le répertoire de l’époque napoléonienne, voir l’article de Jacqueline Razgonnikoff, «Y a-t-il un “roman national” au répertoire de la Comédie-Française sous le Consulat et l’Empire ?», Studi Francesi, 191, 2020, p. 294-304.
↑ 7 Archives de la Comédie-Française, Registre 415, Comité du 28 thermidor an VIII. Transcription effectuée par Charles Comminges dans le cadre du projet RCF19.
↑ 8 Archives de la Comédie-Française. Registre 416, Comité du 17 mars 1813. Certaines décisions paraissent toutefois strictement motivées par le désir de plaire à l’empereur, comme l’achat d’un buste de l’impératrice (Registre 416, Comité du 3 juin 1813).
↑ 9 À propos de cette protection, voir Clare Siviter «“La Couronne théâtrale” : les comédiennes françaises, figures publiques après le Concordat (1801)», Siècles, 45, 2018.
↑ 10 Archives de la Comédie-Française. Registre 432, Assemblée du 29 brumaire an XI.
↑ 11 Ibid. Assemblée du 15 brumaire an XI.
↑ 12 Ibid. Assemblée du 12 germinal an XI.
↑ 13 Archives de la Comédie-Française. Registre 415, Comité du 20 thermidor an XI. Voir aussi, quelques mois plus tôt, le compte rendu de la séance du Comité du 22 nivôse an XI, qui figure dans le même registre : «Le comité, consulté par les commissaires du gouvernement, d’après le vœu du préfet du palais, sur les débuts de Mlles Georges Weimer et Joséphine Duchesnois ; Reconnaissant dans chacune de ces deux aspirantes de brillantes dispositions qui cultivées par des mains habiles, et joliment applaudies du public, font espérer à la Comédie-Française des actrices distinguées ; Parce que Mlles Weimer et Duchesnois doivent être également reçues à l’essai et aux mêmes appointements, mais que leur place même provisoire ne peut être fixée que par l’autorité à la justice et à la prudence de laquelle la Comédie-Française s’en rapporte entièrement, estimant que pour la tranquillité du théâtre et l’avantage du service, l’une de ces deux demoiselles peut être plus particulièrement affectée à doubler les reines avec faculté de jouer aussi de grandes princesses, et l’autre à doubler les grandes princesses avec faculté de jouer aussi des reines, le tout selon les besoins et les réquisitions de la société».
↑ 14 Voir Alexandre Ricord, Les Fastes de la Comédie-Française, op. cit., p. 171 : «La manière de classer les rôles fit naître de nouvelles contestations, et ces contestations donnèrent lieu à des attaques dont les feuilles publiques retentirent. Mademoiselle Georges [sic] réclamait Hermione, Alzire, Aménaïde, etc., comme devant être comprises dans l’emploi des reines ; et mademoiselle Duchesnois soutenait que ces dames n’étaient que des princesses, plus ou moins éloignées du rang suprême. Après avoir examiné la qualité des personnages et non le caractère qui devait les distinguer, seule règle que l’on doive suivre au théâtre pour la distribution des rôles, on voulut soumettre la question au public, qui était incompétent dans cette affaire ; mais on se lassa bientôt d’en parler, et la discorde se réfugia dans les coulisses, où elle semble avoir fixé son domicile».
↑ 15 Archives de la Comédie-Française. Registre 415.
↑ 16 Il en est exclu en 1816. Il ne sera réélu qu’en 1829.
↑ 17 Voir Jean-Antoine Lebrun-Tossa, Mes Révélations sur M. Étienne, les Deux Gendres et Conaxa, Paris, J.-G. Dentu, 1812, p. 8, p. 26 ou encore p. 31.
↑ 18 À propos de cette épitaphe célèbre, voir notamment Stéphanie Loubère, « Piron, ou l’apothéose du poète qui ne fut rien », Lumen, 35, 1–17. Disponible en ligne : https://doi.org/10.7202/1035917ar (Consultation le 12/09/2022).
↑ 19 Lettre d’Alexis Piron à M. Étienne, académicien, ou examen critique de la comédie de Conaxa, revue, augmentée et mise au théâtre par M. Étienne, Paris, les marchands de nouveautés, 1812, p. 30-31. Le pamphlet est attribué à Lallemand Lambert dans le catalogue de la Bibliothèque nationale.
↑ 20 La collection De Vinck de la Bibliothèque nationale de France provient des legs du baron Carl De Vinck (1859-1931).
↑ 21 L’Opinion du parterre, ou Revue de tous les théâtres de Paris, Dixième Année, Paris, Martinet, 1813, p. 423 sqq.
↑ 22 Noël-Jacques Lefebvre-Duruflé, Lettre de Nicolas Boileau à M. Étienne, auteur des Deux gendres, en lui envoyant sa septième épître à racine, sur le profit à tirer des critiques, Paris, Lenormant, 1812.
↑ 23 Conaxa, ou les Gendres dupés, 2ème édition, Paris, Michaud frères ; Barba, 1812.
↑ 24 Cette distinction entre « les processus de mise en actualité qui, se saisissant de ce qui se passe maintenant, font connaître à un grand nombre de personnes l’existence de faits qu’elles n’ont pas, pour la plupart, directement vécus » et les « processus de politisation qui, se saisissant de faits que leur mise en actualité fait connaître, les problématisent, c’est-à-dire les considèrent en tant que problèmes qui concernent quiconque et par conséquent aussi, l’État » est opérée par Luc Boltanski et Arnaud Esquerre dans Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions au XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2022, p. 9.