Publifarum n° 37 - Vie des théâtres et poésie dramatique du Consulat à la Restauration (1799-1823)

Introduction

Pierre Frantz, Paola Perazzolo



Ce numéro de Publif@rum accueille les actes du colloque Vie des théâtres et poésie dramatique du Consulat à la Restauration (1799-1823), organisé à Venise les 26 et 27 mai 2022 au sein du projet Rev.E. Revolution and Empire. Evolution of the dramatic art and cultural policies between the end of French Revolution and the Imperial Era (Marie-Sklodowska Curie, Horizon 2020). Le colloque constituait la dernière d’une série de rencontres scientifiques portant sur la production dramatique de la période napoléo­nienne (l’écriture dramatique, l’évolution des genres, l’organisation des troupes et la vie matérielle des salles, les spectacles et leur réception critique dans la presse, le répertoire, les interrelations entre le théâtre et les politiques culturelles), qui reste encore relativement peu étudiée. 

En effet, pendant la période du Consulat et de l’Empire, le théâtre s’est trouvé placé dans une situation très difficile. Le coup d’état du 18 brumaire (9 novembre 1799) donne naissance à un régime d’ordre autoritaire et le théâtre qui, pendant la décennie révolutionnaire, avait connu une libération extraordinaire, s’est trouvé bien vite remis au pas. La loi de janvier 1791, en le plaçant sous le régime de la liberté d’entreprise, lui avait donné un élan prodigieux. On était passé en un peu plus d’un an de quatorze à quarante théâtres dans la capitale et la province n’était pas en reste. En partie déserté par les spectateurs traditionnels du fait de l’émigration et du bouleversement des fortunes, il avait gagné rapidement un public nouveau, souvent peu cultivé, politisé selon les moments et toujours très remuant : sans surprise, celui-ci était agité par les mêmes passions que celles qui traversaient, unissaient ou divisaient la société. Acteurs, hommes de lettres et entrepreneurs de spectacles s’improvisèrent auteurs avec pour préoccupation principale le succès et la recette, écrivant à la hâte des comédies, des drames ou des pièces d’actualité sans trop se soucier de contraintes génériques. Le régime de liberté d’entreprise, qui avait conduit à la suppression de la censure, s’est trouvé assez rapidement contrarié par l’idéologie même qui avait présidé à sa naissance. Les intellectuels des Lumières prêtaient au théâtre un grand pouvoir sur l’opinion publique et nombre de responsables politiques de la Révolution attendaient de lui qu’il se substituât tout à la fois à l’école et à l’Église à des fins politiques et didactiques. Il était difficile de concilier ces intentions vertueuses avec la liberté, le désir de divertissement et avec la rapidité dans l’écriture et la production des pièces. Très vite des formes de censure se réintroduisirent, sous la pression exercée par les sections, le public, les autorités municipales ou la Convention. La loi des 2 et 3 août 1793 suggère la création d’un théâtre « officiel » d’un nouveau genre, avec des représentations sur ordre et un répertoire politisé et canonique. Sous le Directoire, les spectacles sont observés par la police. Le Consulat, sous couleur de rétablir l’ordre, de clarifier les res­ponsabilités des uns et des autres, rétablit une censure policière préalable et directe, dont les formes évoluent mais qui se maintient jusqu’à la Restauration. Un décret institue une Commission des censeurs en 1806 et, dès lors, comme l’écrit Gérard Gengembre, « la censure devient un organe officiel du pouvoir » (GENGEMBRE 1999 : 17). Le nombre des salles autorisées est drastiquement réduit sur ordre de l’empereur par le décret du 8 juin 1806, qui refaçonne le panorama parisien.

Malgré l’apport scientifique de travaux récents qui ont remis en cause les idées acquises et ont ouvert de nouvelles pistes de recherche, il faut avouer que le théâtre du Consulat et de l’Empire n’a pas bonne presse. Les critiques, les historiens, les professeurs, influencés par les romantiques, n’y ont vu que la répétition des mêmes formules archi-usées inventées par ceux qu’ils appellent les « classiques ». Les succès du mélodrame et l’apparition de formes nouvelles comme la féérie ont seuls suscité des études passionnées, qui ont braqué les projecteurs sur des théâtres et des genres qui, aux yeux des élites, n’occupaient qu’une place inférieure dans la hiérarchie littéraire et culturelle. Certes, les œuvres dramatiques de cette période n’ont pas survécu sur la scène et tout juste se souvient-on de quelques dramaturges. Des rééditions savantes ont pourtant tiré de l’oubli des auteurs comme Lemercier, Pixerécourt ou Chénier. Car il faut bien les étudier pour ce qu’ils ont été, dans leur temps, avant que Dumas, Hugo, Musset ou Stendhal ne jettent sur eux le voile de l’oubli. Les jugements critiques, qui stigmatisent la « stagnation du théâtre » des vingt premières années du XIXe siècle sont marqués par une autre limite : ils ont, de facto, négligé les scènes « secondaires » ou provinciales, les genres « mineurs », et restreint leur portée au théâtre officiel, la Comédie-Française, et aux genres « majeurs », la tragédie et la comédie. Ils n’ont pas non plus rendu justice aux théâtres officiels, qui, pourtant, ont pris leur part de la vie intellectuelle, culturelle et politique de cette période ; l’art dramatique y a connu une vie intense, portée par des comédiens exceptionnels et des pratiques scéniques assez nouvelles pour qu’on puisse les qualifier de « mises en scènes ». Des auteurs comme Raynouard, Duval, Lemercier, ou Jouy ont ouvert des pistes aux romantiques. 

Sans s’occuper d’adhérer à ces jugement sévères ou de les réfuter, les études qu’on va lire ici analysent les enjeux esthétiques, sociaux et politiques attachés à une écriture dramatique dont il est d’autant plus éclairant d’examiner la réception dans la presse contemporaine (Julian, Marchand) que ces années de transition sont marquées par le développement de la critique, même spécialisée. Les analyses s’intéressent encore aux représentations, à la vie matérielle et au fonctionnement interne de troupes sillonnant les départements (Bourdin et Triolaire) ou divertissant les spectateurs et suscitant les polémiques à Paris (Yvernault). L’examen du monde théâtral en rapport à la censure politique et sociale mise en place par Bonaparte, puis Napoléon, ainsi que l’étude de la constitution du répertoire (Perazzolo) permettent également de mieux réfléchir à la question complexe du rapport à l’héritage et au canon (Frantz). La pérennisation de ce canon coexiste en effet avec le renouveau du système générique via des expérimentations dramaturgiques, celles de la « comédie historique » du début du XIXe siècle, qui essaie de rendre compte d’un monde postrévolutionnaire (De Santis). Les études ici réunies sont également consacrées à l’important recours à la parodie qui caractérise l’opéra-comique, à la recherche d’une nouvelle légèreté (Schang-Norbelly) ou à la naissance d’une nouvelle topique, la « tragédie d’espionnage », témoignant de la suspicion généralisée et de la crainte des complots caractérisant la fin du Directoire et le début du Consulat (Bret-Vitoz). C’est que durant l’époque considérée l’écriture dramatique, la réalisation des spectacles, la vie des troupes et des salles interagissent avec des politiques culturelles et un contexte par rapport auxquels la tragédie, en raison de ses règles poétiques et des attentes du public, peut aussi se situer de manière critique et problématique (Nicolosi). 

À Paris comme en province (Bourdin et Triolaire), dans les grandes comme dans les petites salles, le théâtre s’est débattu, tiraillé entre les injonctions contradictoires des missions culturelles qu’on lui assignait et les exigences commerciales auxquelles il était désormais soumis. L’entreprise théâtrale dans son ensemble devait également se soumettre aux oukases de la censure et tenir compte des exigences policières avant d’engager des frais dans un spectacle. C’était d’autant plus nécessaire que, d’un autre côté, la concurrence commerciale des salles conduisait les directeurs à développer le pouvoir spectaculaire de la scène, à grand renfort de décors, de musique, de costumes et d’effets spéciaux. De là un système de contraintes, qui, au fond, n'avait rien à envier à l’Ancien Régime. 

Le jeu avec la censure créait les conditions d’une réception elle-même biaisée. Les allusions, les ententes à demi-mot, la menace tacite de la police aiguisaient l’attention des spectateurs tout autant qu’elles asséchaient leur pensée politique. Le triomphe du mélo, dont la progressive évolution dépend d’un nouveau goût littéraire tout comme des changements socio-politiques des périodes Directoriale et Consulaire (Astbury), se comprend dans cette perspective : d’un côté des effets spectaculaires stupéfiants, de l’autre une pensée politique conservatrice, d’un côté une morale « bourgeoise », sentimentale et rassurante, mais, de l’autre, une puissante psychomachie, qui joue sur les angoisses les plus violentes, les pulsions les plus simples et les plus fortes. Les genres traditionnels, soumis à cette concurrence, ont dû intégrer des éléments de cette esthétique mélodramatique tout en maintenant leur exigence « littéraire » traditionnelle : l’équilibre était perpétuellement instable. 

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La réalisation du colloque Vie des théâtres et poésie dramatique du Consulat à la Restauration (1799-1823) et la publication de ce numéro ont été financées par le programme de recherche et innovation de la Communauté Européenne Horizon 2020 Marie Sklodowska Curie (grant agreement n° 895913).


Bibliographie

GENGEMBRE G., Le Théâtre français au 19e siècle, Armand Colin, Paris, 1999.



 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482