Introduction. La représentation de la ville dans la bande dessinée
La représentation de l'espace urbain dans la bande dessinée a suscité un intérêt croissant depuis quelques années. En 2011 la Cité de l’Architecture et du design de Paris a organisé l’exposition « Archi & BD – La ville dessinée » où on a retracé un parcours diachronique au fil des œuvres des grands auteurs de bande dessinée au XXe siècle :
Dès le début du XXe siècle avec des auteurs comme Winsor McCay (Little Nemo), George McManus (La famille Illico), Frank O. King (Gasoline Alley) ou Alain Saint-Ogan (Zig et Puce), la bande dessinée explore la ville, fascinée par le monde naissant qu'elle symbolise.
Cette thématique, non seulement de la ville, mais des éléments immédiats qui s'y rattachent comme l'architecture, l'urbanisme, le design, l'Histoire ou la politique, est devenue le terrain idéal de descriptions esthétiques et de réflexions sur le monde contemporain avec des auteurs comme François Schuiten, Benoît Peeters, Enki Bilal, Moebius...(Thévenet, Rambert, 2010 ; link)
En Italie, en 2016 l’Accademia delle Belle Arti de Bologne a organisé une journée d’études sur « La città a fumetti, architettura e rappresentazione urbana nel racconto per immagini» et l’année suivante à l’Università di Cagliari a eu lieu le colloque « Spazi tra le nuvole. Lo spazio nel fumetto ». Tous ces événements ont donné lieu à la publication de volumes où les articles scientifiques côtoient les entretiens avec les auteur.e.s. L’intérêt croissant des critiques envers la représentation de l’espace est évident aussi si l’on pense aux publications récentes concernant la ville dans la BD, comme Montréal dans les bulles (GIAUFRET, 2021), La ville en planches. Bande dessinée et mondes urbains (ROBERT, 2022). Ce numéro de la revue Publifarum entend poursuivre la recherche sur ce sujet et en montrer les développements.
Le thème de la représentation de l'espace est intéressant pour plusieurs raisons : c'est un sujet transversal, mais qui peut être décliné selon différentes sensibilités culturelles et stylistiques ; il permet d'ancrer l'exposition dans un contexte précis en la reliant à la perception et à l'expérience personnelle. Ce thème permet aussi de mener une réflexion sur la relation entre l'espace représenté et l'espace de la représentation, celui de la planche et de la case. La bande dessinée est capable de représenter un espace à travers un autre espace, jouant sur une série d'images qui sont spatialement simultanées, mais temporellement séquentielles. Ainsi, à travers des jeux de cadrage, de perspective, de segmentation de la planche, les bandes dessinées sont un outil polyvalent pour jouer avec l'espace et ses représentations.
Ce volume est le résultat d’une journée d’études organisée à l’Università di Genova consacrée à « La ville comme espace de vie » organisée dans le cadre des événements liés à l'exposition Vicoli et ruelles. Représentation de l'espace urbain dans la bande dessinée entre Italie et Québec qui a eu lieu au Palazzo Ducale de Gênes (4-20 mars 2022). Au sein de l’exposition, la référence à deux espaces urbains très particuliers – les ‘vicoli’ de Gênes et les ‘ruelles’ à Montréal - ont constitué le point de départ pour réfléchir aux différences et aux points de contact entre la représentation de l'espace urbain européen et nord-américain, et à la perception différente que les auteur.e.s ont de ces espaces. La journée d’études a eu comme objectif d’élargir cette perspective pour envisager l'espace en tant qu'environnement de vie, d'espace vécu et perçu (plutôt que de celui qui reste strictement architectural), qui devient souvent un espace intime, lié à l'expérience des auteur.e.s et/ou des personnages.
Les articles présentent ainsi différents aspects de la vie dans la ville, de la perception de l’espace urbain par les personnages des bandes dessinées et des manières de le vivre et de se l’approprier. Elisa Bricco se concentre sur le récit de la ville en guerre dans trois albums d’autrices ayant rendu compte de la guerre qu’elles ont vécue dans des bandes dessinées autobiographiques et mémorielles, il s’agit de Zeina Abirached, Lena Merhej et Marjane Satrapi. L’étude vise à analyser la relation de la narration de l’espace avec celle de l’espace dans la narration en tant que « décor-actant » (Robert, 2018). La ville meurtrie par la guerre participe en tant que personnage à la narration des expériences des trois protagonistes.
Le balcon, élément architectural central dans l’imaginaire urbain de la ville de Montréal est au centre de l’article de Thara Charland, qui en retrace la représentation dans la BD québécoise contemporaine. Cet élément architectural soulève la question du regard car il permet de voir la ville depuis une position privilégiée, mais expose et dévoile une part de l’intimité des habitants. Le motif du balcon ainsi envisagé est questionné dans les albums de Jimmy Beaulieu, Michel Hellmann, Anne Villeneuve et dans le volume collectif Le Montréaler (2018).
Le mouvement du piéton dans la ville et sa déambulation sont au centre de la lecture qu’Henri Garric propose à partir de l’analyse d’un corpus varié allant du carnet de dessins à la bande dessinée d’aventure et à la bande dessinée polyphonique du vécu quotidien de Vincent Perriot et Arnaud Malherbe, Cyril Pedrosa, Benoît Peeters et François Schuiten et Lewis Trondheim. Chaque ouvrage envisage une relation différente avec la ville, laissant apparaître le vécu urbain dans une mise en scène autobiographique, dans ses marges visuelles, ou dans un dispositif très conscient de flâneur urbain.
L’article d’Anna Giaufret, Wim Remysen et Philippe Rioux présente le corpus québécois Ebullition, un vaste projet de recherche et de réalisation d’une base de données linguistiques, au sein de laquelle un corpus (« Ébullition ») est consacré à la bande dessinée. L’article envisage le corpus à partir du potentiel d’exploration de la représentation de l’espace. Les recherches dans le Corpus Ebullition permettront de faire ressortir, par exemple, le visage de Montréal à une époque donnée ou bien les rapports entre français et anglais, tels qu’ils sont représentés dans le paysage linguistique de la BD québécoise.
La ville de Milan et l’œuvre Venere Privata de Paolo Bacilieri sont au centre de la réflexion d’Alberto Sebastiani. L’auteur analyse la transposition en BD du roman noir homonyme de Giorgio Scerbanenco (1966) et y cherche les spécificités de la représentation de la ville par l’image en mettant en relief la lecture très personnelle du bédéiste qui s’approprie le sujet jusqu’à changer le dénouement de l’intrigue originale.
Le volume est enrichi par deux témoignages : Johanne Desrochers, directrice du Festival BD Montréal (FBDM) jusqu’en juin 2022, présente les onze ans de vie du FBDM et l’activité au service de la bande dessinée, de sa diffusion et connaissance. Son témoignage démontre l’envergure de ces activités ainsi que le potentiel de développement du FBDM.
Michel Hellman expose sa relation à la ville de Montréal et entre dans les enjeux de la création en racontant comment son personnage, représenté comme un ours à la manière d’Art Spiegelman, découvre, au fil de son évolution personnelle, le quartier où il habite, le « Mile End », qu’Hellman appelle le « Brooklyn » de Montréal. Ses croquis, souvent pris sur le vif, mettent en relief les éléments caractéristiques du quartier : les balcons et les escaliers extérieurs, mais aussi certains lieux emblématiques comme le restaurant Wilensky et le café Olimpico.
Ce numéro de Publif@rum donne ainsi un nouvel aperçu des études sur la relation entre espace et BD, avec une perspective majoritairement québécoise qui intègre aussi des chercheurs et des œuvres provenant d’autres horizons. Nous vous en souhaitons une agréable découverte.
Bibliographie
COLLECTIF, Le Montréaler, Montréal, Somme Toute, 2018.
DISTEFANO, G. V., GUGLIELMI, M., QUAQUARELLI, L. (dir.). Between, vol. VIII, no 15, 2018, «Spazi tra le nuvole. Lo spazio nel fumetto», [En ligne], https://ojs.unica.it/index.php/between/issue/view/106 (page consultée le 29.6.2023).
DESROCHERS, J., GIAUFRET, A., GIROMINI, F. (dir.), Vicoli e ruelles. Rappresentazioni dello spazio urbano tra l’Italia e il Québec, Genova, Genoa University Press, 2022. [En ligne], Vicoli_e_Ruelles_ebook.pdf (unige.it) (page consultée le 29.6.2023).
GIAUFRET, A., Montréal dans les bulles. Représentation de l’espace urbain et du français parlé montréalais dans la bande dessinée, Laval, Presses de l’Université Laval, 2021.
ROBERT, P., La ville en planches. Bande dessinée et mondes urbains, Paris, Hermann, 2022.
Sitographie
THÉVENET, J.-M., RAMBERT, F., « Archi & BD – La ville dessinée ». Présentation de l’exposition [En ligne], https://www.citedelarchitecture.fr/fr/exposition/archi-bd-la-ville-dessinee (page consultée le 29.6.2023).