Communautés de balcons : intimité et rencontres dans la BD québécoise contemporaine
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Abstract
Francese | IngleseCet article s’intéresse à la place du balcon comme élément architectural central dans l’imaginaire urbain de la ville de Montréal et, plus précisément, à ses représentations dans la bande dessinée contemporaine. S’il fait partie intégrante du patrimoine de la métropole depuis le 19e siècle, le balcon est également un vecteur de sociabilité entre les habitants et les habitantes de la ville. Transposé dans les intrigues des albums contemporains, le balcon soulève notamment la question du regard : il nous permet de voir la ville depuis une position privilégiée, mais nous expose du même coup et dévoile une part de notre intimié. À partir d’une traversée de cinq albums contemporains, cet article s’attache ainsi à cerner de quelles manières ces balcons sont représentés dans le neuvième art actuel tant sur le plan graphique (cadrage, plans, etc.) que sur le plan narratif (quels genres de récits la présence de balcons provoque-t-elle?).
Une traversée de la production récente de bandes dessinées québécoises contemporaines permet de constater que la métropole occupe une place centrale dans l’imaginaire des lieux de la province. Les représentations de Montréal, plus diversifiées que jamais, mettent tour à tour en scène des lieux iconiques de la métropole (stade olympique, croix du Mont-Royal, parc Lafontaine, etc.) et des emblèmes architecturaux (enseigne des Farines Five Roses, gyrophare de la Place Ville-Marie, pont Jacques Cartier, etc.). Dans l’ensemble des représentations de la ville que l’on retrouve dans le neuvième art québécois contemporain, il m’est apparu que le balcon occupe une place prépondérante dans l’imaginaire architectural de la ville. Nous savons que certains lieux communs structurent et forgent l’idée que nous nous faisons de l’urbanisme montréalais. On peut penser aux emblématiques escaliers en fer forgé typiques des bâtiments de l’est ou à l’interdiction de construire une structure plus haute que la montagne du Mont-Royal. En faisant de cet élément géographique le point le plus élevé de la ville, cette interdiction influence certainement le paysage urbain ainsi que les représentations que l’on s’en fait et que l’on retrouve notamment dans les bandes dessinées.
Cependant, le balcon est lui aussi un élément phare de l’aménagement urbain, comme le souligne Sylvain Paquette, professeur à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal. Dans une entrevue accordée en 2017 au quotidien La Presse, il affirmait que « [l]e balcon fait partie de l’identité du paysage montréalais. Il imprime une forte particularité aux paysages de rue » (ROUSSEAU 2017). En plus de faire partie du patrimoine architectural québécois depuis le 19e siècle, le balcon crée de la texture dans le tissu urbain de Montréal. De son côté, la journaliste Annie Burns-Pieper rappelle l’importance sociohistorique des balcons, dans un article du Globe and Mail qu’elle consacre aux pratiques sociales entourant le balcon : « They are a distinctive feature of Montreal’s low-rise architecture. Balconies have been a part of the city’s urban landscape since around the 1860s. At the time, balconies were often the only outdoor spaces for those arriving from the countryside to get jobs newly created by industrialization. » (BURNS-PIEPER 2022) Du point de vue historique, le balcon a donc rapidement permis une échappée vers l’extérieur et a joué le rôle d’extension de l’habitation des citoyens et citoyennes montréalais.
Selon les urbanistes spécialistes de la métropole, le balcon n’est évidemment pas une exclusivité montréalaise, mais c’est un incontournable depuis plusieurs décennies dans l’aménagement urbain, et ce, même dans les nouvelles constructions. Le chercheur et professeur en urbanisme David Hanna rappelle d’ailleurs que le balcon est nettement plus présent à Montréal que dans d’autres villes américaines qui sont comparables sur le plan urbanistique, des villes comme Boston ou Chicago qui comportent elles aussi de nombreux duplex et triplex : « Nulle part ailleurs dans le monde […] on ne retrouve cet aménagement qui réunit plusieurs ménages dans une même enveloppe mais avec des escaliers extérieurs, qui garantissent à chacun son entrée privée. Écologique avant l'heure, cette approche favorisait la mixité ethnique.» (THIBAUDEAU 2009) L’omniprésence des balcons dans l’aménagement de la métropole se répercute dans l’imaginaire social. Un exemple de la prégnance de cet élément architectural dans les représentations de la ville se trouve au cœur de l’œuvre Le Montréaler. Ce projet a d’abord pris la forme d’une exposition qui s’est tenue à l’automne 2017 et qui a été accueillie par la Maison de la culture du Plateau Mont-Royal. L’idée au cœur de l’exposition, transformée en livre en 2018, était de reprendre le concept des couvertures du célèbre magazine américain The New Yorker et de le transposer à la métropole québécoise. Parmi les 52 illustrations réunies dans le collectif, le balcon comme élément central ou comme décor d’arrière-plan apparaît dans une dizaine d’entre elles. Plusieurs bédéistes ont par ailleurs été invité·es à collaborer au projet : Francis Desharnais, Julie Rocheleau, Julie Delporte, Catherine Ocelot, etc. Les bédéistes Richard Suicide, Cyril Doisneau et Pascal Girard signent eux aussi une illustration et l’on retrouve dans chacune d’entre elles une représentation des fameux balcons montréalais.
Les albums contemporains de bandes dessinées accueillent, eux aussi, plusieurs scènes de balcon et témoignent de l’importance de cet élément architectural dans l’imaginaire urbanistique de la métropole. Ce sont précisément quelques-uns de ces épisodes que je me propose d’analyser. Il s’agira, par conséquent, de cerner de quelles manières ces balcons sont représentés dans le neuvième art actuel tant sur le plan graphique (cadrage, plans, etc.) que sur le plan narratif (quels genres de récits la présence de balcons provoque-t-elle1?). Cet article se présente ainsi sous la forme d’une promenade dans les rues de Montréal, à travers certaines œuvres où le balcon occupe une place significative, que ce soit sur le plan graphique ou narratif2; il s’agit de Non-Aventures de Jimmy Beaulieu, des Petits garçons de Sophie Bédard, d’Une longue canicule d’Anne Villeneuve, de Mile End de Michel Hellman et de Salomé et les hommes en noir de Valérie Amiraux et de Francis Desharnais.
1. Le sans fard
Dans Non-Aventures, un recueil constitué d’histoires dessinées entre 2002 et 2013, Jimmy Beaulieu consacre tout un épisode aux balcons de Montréal. Au sein de cette compilation, les planches des pages 195 à 198 retiennent l’attention du lectorat parce qu’elles tranchent sur le reste de l’œuvre, tant graphiquement que narrativement. Dérogeant un instant du projet autobiographique qui sous-tend toute son entreprise, Beaulieu ne relate pas, dans cet épisode, une anecdote de sa vie de jeune célibataire récemment déménagé à Montréal. La séquence s’ouvre en effet sur des considérations somme toute banales. Le narrateur nous offre une réflexion à propos de la température québécoise et des conséquences que celle-ci a sur le tempérament des habitantes et habitants de la province :
On dit souvent que les Québécois parlent tout le temps de température. Ah! C’est bien vrai!! Même les fatigants qui veulent avoir l’air cool à tout prix n’y échappent pas. Mais on a de bonnes raisons. On est aussi familiers avec les 40°C qu’avec les -40°C, ce qui n’est quand même pas banal. Ça a un impact sur nos vies qui est loin d’être négligeable. Quand on connaît des déluges, des tempêtes de neige, des canicules et des froids sibériens, ça rend humble. Difficile d’entretenir des illusions quant au pouvoir de l’homme sur la nature dans ces conditions. (BEAULIEU 2013: 195)
Beaulieu évoque ainsi un cliché à propos de ses contemporain·es et, loin de s’en défendre, l’embrasse complètement. Dans ces pages, le bédéiste brosse un bref portrait ethnographique de la société québécoise qu’il décrit comme une communauté condamnée à se plier à une météo tyrannique et capricieuse. Le ton du narrateur est légèrement moqueur lorsqu’il décrit ces extrêmes météorologiques et la propension des citadines et citadins à se précipiter sur les balcons, dès les premiers rayons de soleil, pour célébrer l’arrivée du beau temps. Cet interlude capitalise par conséquent moins sur l’anecdote autobiographique que sur la présentation d’une réflexion essayistique autour d’un phénomène de société. La subjectivité du narrateur disparaît momentanément derrière une voix plus neutre et détachée du récit qui s’incarne dans le pronom indéfini « on ». Sur le plan graphique, on observe d’ailleurs une évacuation visuelle du narrateur; si ce n’est d’une silhouette de passant qui peut, à certains égards, rappeler l’avatar de Beaulieu, ce dernier ne se représente pas dans ces quatre planches. Une réelle différence s’installe ainsi d’avec le reste de l’œuvre qui s’attache surtout à dépeindre les déboires amoureux du protagoniste et dont le sous-titre, après tout, est « planches à la première personne ». Parmi les centaines de pages réunies dans Non-Aventures, celles où le narrateur est absent sont extrêmement rares et sont utilisées, la plupart du temps, pour établir une ambiance ou installer un décor. Dans l’épisode des balcons, la subjectivité du protagoniste ne refait surface que dans la dernière planche de la séquence, les considérations sociologiques se voyant alors rabattues sur l’intimité et les goûts de Beaulieu : « J’aime bien les pénuries créées par l’hiver. J’aime m’ennuyer de la neige en été. Quand il pleut, j’essaie de me souvenir d’un moment où je me suis ennuyé de la pluie en hiver. » (BEAULIEU 2013: 198) L’esquisse ethnographique laisse ici filtrer une réflexion plus personnelle où le narrateur avoue que son désir se voit attis par la privation.
Les observations sociologiques de Beaulieu trouvent leur apogée dans la planche de la page 197; en plus d’une définition du balcon, le narrateur développe une réflexion sur la question de la représentation de soi:
Un balcon, c’est une excroissance troublante du lieu d’intimité en suspension entre ciel et terre. Sur les balcons, les codes de comportements sociaux n’ont plus cours : les inconnus y sont sans fard. Quand on aperçoit quelqu’un sur son balcon et qu’on le croise dans la rue dix minutes plus tard, il y a toute une différence. Dans la rue, c'est du spectacle. Sur le balcon, c'est la personne. Habituellement, il y a quelques étapes à franchir avant de voir quelqu'un parler au téléphone, les cheveux mêlés, en train de se couper les ongles d'orteils. Le balcon offre, en toute générosité, ces candides intrusions. » (BEAULIEU 2013: 197)
Dans la perspective du narrateur, l’élément architectural du balcon influence la manière dont on perçoit les personnes qui nous entourent et la manière dont on tisse des liens avec elles. Le balcon permettrait aux voyeurs et aux voyeuses un accès privilégié et véritable à l'intériorité des observé·es, une vision de ces personnes « sans fard », sans artifice. On comprend ainsi que cet accès au for intérieur des citadin·es est obstrué, dans la vie de tous les jours, par une série d’éléments qui font entrave à un rapport d’intimité. La rue serait un espace de spectacle où les gens offrent plutôt des représentations d’eux-mêmes. C’est la médiation du balcon, en tant que structure architecturale où l’intimité déborde vers l’extérieur du logis, qui permettrait de lever le voile sur la véritable identité de ces personnes; le balcon agit par conséquent sur la manière dont on entre en relation avec les passants et avec son voisinage parce qu’on s’y révèle dans toute notre authenticité.
Ce « sans fard » évoqué plus tôt est graphiquement traduit dans la planche où l’on peut épier différentes scènes de la vie de balcon montréalaise : un groupe d’amis qui partagent une bière, une femme qui se fait chatouiller par ce qu’on imagine être son amant et une autre qui se prélasse au soleil, en camisole et en petite culotte, dévoilant, au passage, un pan de sa fesse. La succession des événements amplifie le sentiment d’intrusion chez la lectrice et le lecteur, puisque la perspective sur les sujets représentés est de plus en plus rapprochée. Alors que les amis partageant une bière apparaissent loin et sont rapidement esquissés, la femme en camisole et culotte est tout près, soigneusement dessinée à l’aide d’un trait fin et la rambarde où elle s’appuie est bien détaillée. Le voyeurisme est d’autant plus croissant que le degré d’intimité augmente. On observe en effet une gradation des situations où l’on passe d’une scène d’amitié à un moment de tendresse amoureuse et, enfin, à une forme de nudité. Enfin, les choix de cadrage opérés par Beaulieu, notamment en ce qui concerne la perspective, donnent parfois l’impression que le lectorat est lui-même sur son balcon et qu’il espionne ses voisins. C’est moins la perspective en contre-plongée qu’aurait un·e passant·e qui nous est offerte, mais plutôt une vue frontale ou en plongée.
Dans l’économie du recueil, l’épisode des balcons détonne par l’absence de case. Beaulieu structure en effet le plus souvent ses planches à l’aide de cases3 où le récitatif occupe une place prépondérante, la voix narrative étant particulièrement présente tout au long de Non-Aventures. Dans les pages qui nous intéressent, les balcons sont posés sur la planche, un peu comme s’ils surgissaient de nulle part, exemplifiant les propos du narrateur qui affirme que ces structures sont en « suspension entre ciel et terre » (BEAULIEU 2013: 197). Les balcons de Beaulieu ne sont effectivement rattachés à rien, en suspens sur la page, sans véritable ancrage. Ce choix de mise en page n’est pas fortuit. La case de bande dessinée est un outil de limitation du regard, un moyen de diriger l’attention du lectorat. Quand une planche est construite avec des cases, les lectrices et les lecteurs sont en quelque sorte contraint·es de reprendre le sens de lecture et le point de vue qui leur est imposé. Au contraire, lorsqu’il n’y a pas de cases, le lectorat peut plus librement balayer la page du regard, puisqu’il est sans garde-fou. Cette liberté du regard que l’on expérimente devant ces pages où les cases sont absentes entre en écho avec le contact direct à l’intimité offert par le balcon : ni la case, ni les conventions ou « les codes de comportements sociaux » n’entravent cet accès à l’intériorité des personnages représentés.
2. Voir et être vu
Cette question du regard, centrale dans cet épisode chez Beaulieu, constitue un enjeu capital de l’histoire du balcon. Dans leur article « Balcons. Devenirs numériques des rapports sociaux », les chercheuses Cécile Croce et Corinne de Thoury proposent un rappel historique de l’évolution du balcon et soulignent que
Le déplacement du militaire vers le civil, du rural vers la cité, sous des auspices moins belliqueux, s’opère, pour Quatremère de Quincy comme pour Viollet-le-Duc, au XIVe siècle. Les mœurs évoluant, le balcon devient un accessoire urbain qui prolonge de façon quasiment naturelle l’élargissement des baies, ajoutant au surplus de lumière le plaisir de la vue […]. Fort de cet horizon, le balcon devient le lieu d’où l’on contemple, en dominant son sujet, la ville et ses habitants. (CROCE et DE THOURY 2021)
Si le balcon avait d’abord une existence militaire — qui permettait à la fois l’attaque et la défense des forteresses —, il offre, à partir du 14e siècle, une position privilégiée pour observer le spectacle de la ville. Cet avantage du surplomb permet de scruter les environs et l’on retrouve d’ailleurs, dans le corpus de bande dessinée québécoise contemporaine, plusieurs scènes de contemplation depuis un balcon. On en voit notamment un exemple, encore une fois, dans Non-Aventures de Jimmy Beaulieu (BEAULIEU 2013: 222) et un autre dans Mile End de Michel Hellman. Dans Non-Aventures, le protagoniste et l’un de ses amis observent, comme deux spectateurs au théâtre, une caserne de pompiers qui passe au feu, tous deux hypnotisés par l’ironie de la situation. Ce moment de fascination occupe une planche tout entière, marquant chez les lectrices et les lecteurs un temps d’arrêt, à l’instar des deux personnages qui sont obnubilés par le spectacle. Dans Mile End, le personnage principal est seul et il observe un éboueur qui, concentré sur son travail, effectue une étrange danse pour ramasser les ordures. Le balcon permet ainsi aux protagonistes d’être à la fois dans l’action et en retrait, protégé par leur position de surplomb. Ils peuvent, à loisir, s’adonner au voyeurisme.
L’enjeu du regard se pose ainsi doublement; alors que c’est le lectorat qui pouvait sans vergogne épier les personnages de Beaulieu qui investissaient leur balcon, il s’agit cette fois de scènes où les protagonistes sont eux-mêmes fascinés par ce qu’ils voient depuis leur point d’observation. C’est que, comme Cécile Croce et Corinne de Thoury le rappellent,
[l]’histoire du balcon met ainsi en avant sa fonction militaire ou politique : dans le premier cas, il s’agira donc d’y être et de voir à l’extérieur (pour agir) – sans pour autant être vu de l’ennemi ; dans le second cas, il s’agira d’y être vu ou plutôt entendu, puisque la déclamation est aussi instrument de pouvoir […]. (CROCE et DE THOURY 2021)
La fonction du balcon est double : voir et être vu. Par conséquent, la fascination ne constitue pas la seule émotion provoquée par la vue depuis le balcon. La position de surplomb offerte par ce dernier n’est effectivement pas que contemplative; elle peut aussi, comme un rappel de sa fonction militaire, permettre une forme de surveillance4. C’est ce que l’on peut observer dans Une longue canicule d’Anne Villeneuve, une bande dessinée dans laquelle Marie, une jeune femme récemment déménagée à Montréal, noue une amitié avec sa voisine octogénaire.
Dans la planche de la page 41, Marie rentre chez elle alors qu’elle est suivie par un homme menaçant sur un vélo. Rapidement, Marguerite, sa voisine, intervient, en demandant à l’homme ce qu’il veut et en lui intimant de partir : « Heille le comique! C’est pas le ciné-parc icitte. Aweille. Diguidine! » (VILLENEUVE 2017: 41) Malgré son âge avancé, l’octogénaire intervient pour éloigner l’homme. On peut d’ailleurs supposer que c’est la position de surplomb qui donne à Marguerite l’autorité nécessaire pour ordonner à l’homme de quitter les lieux. Elle est à la fois inaccessible, mais complètement impliquée dans la scène. Cette surveillance que permet l’occupation d’un balcon est encore plus clairement explicitée quelques planches plus loin, à la page 48. Après avoir appris que l’homme qui la suivait est un dangereux prédateur sexuel en fuite, Marie est en proie à l’insomnie. Malgré la déposition qu’elle a faite auprès d’un policier, elle est terrifiée à l’idée que le criminel connaisse son adresse et revienne à la faveur de la nuit. La jeune femme décide alors de sortir un fauteuil sur son balcon et d’y camper avec une couverture et un couteau de cuisine. Elle s’installe ainsi en position de surplomb afin de mieux surveiller la rue.
Sur le plan visuel, les scènes de balcons permettent aussi aux bédéistes de jouer sur les plans de plongée et de contre-plongée. Une interaction entre une personne sur son balcon et quelqu’un dans la rue oblige effectivement à représenter deux interlocuteurs qui ne sont pas sur le même plan. Ces différentes utilisations de la perspective sont l’occasion de donner une épaisseur psychologique aux personnages, d’insister sur certains éléments de leur personnalité ou de souligner des rapports de force dans les interactions — et, dans certains cas, d’inverser ces rapports.
On peut observer ce phénomène dans la planche de la page 108 où Marguerite discute avec Bruno, le policier chargé d’enquêter à propos de l’homme qui suivait Marie. Si la première case nous offre une vue d’ensemble du décor où l’on aperçoit le policier s’approcher de l’immeuble et Marguerite assise sur son balcon, on passe tout de suite à un point de vue subjectif dès la deuxième case. On voit Marguerite appuyée sur la balustrade, depuis le point de vue de Bruno, c’est-à-dire en contre-plongée. L’octogénaire le questionne d’emblée : « Pis??? L’avez-vous attrapé, le fou raide? » (VILLENEUVE 2017: 108) La case suivante nous montre la réponse plutôt évasive de Bruno, depuis la perspective en plongée de Marguerite : « Pas encore… mais on est sur une bonne piste. » (VILLENEUVE 2017: 108) La quatrième case, quant à elle, souligne l’embarras du policier. D’une part, la case est silencieuse, ce qui laisse notamment planer le doute sur sa durée. Dans L’art invisible, Scott McCloud rappelle à cet effet que le temps et l’espace en bande dessinée sont intimement liés et que « [l]es quelques millimètres qui séparent deux cases peuvent tout aussi bien nous faire progresser dans le temps d’une seconde que de plusieurs millions d’années. » (MCCLOUD 2007: 108) Le silence de Bruno ne dure peut-être qu’un instant, mais cela est suffisant pour installer le malaise ; il ne sait vraisemblablement pas quoi répondre à son interlocutrice. D’autre part, la perspective en plongée s’accentue dans cette quatrième case, comme si Marguerite dominait encore plus depuis son balcon. Dans son livre Grammaire du cinéma, Yannick Valet rappelle d’ailleurs qu’au cinéma, la plongée « rabaisse les personnages, les enfonce, les rend plus petits, comme écrasés par la vie ou les événements. Elle accentue également l’effet de petitesse sur les personnages mauvais en les faisant paraître ridicules ou minables. » (VALLET 2016: 81) La plongée sur le personnage semble en effet écraser Bruno tandis que le symbole des gouttes de sueur entourant son visage appuie le malaise ressenti. Au contraire, Marguerite est en position de contrôle et d’autorité depuis son balcon d’où elle interroge le policier. Yannick Vallet souligne ainsi que, contrairement à la plongée, la contre-plongée « […] grandit les personnages, physiquement et moralement : les personnages « positifs » sont mis en valeur, les « mauvais » sont encore plus inquiétants5. Elle exalte la force, l’autorité, la noblesse des sentiments aussi bien que l’orgueil, la prétention ou l’arrogance. » (VALLET 2016: 85)
La représentation de cette courte conversation est par conséquent dynamisée par l’utilisation de plans en plongée et en contre-plongée et par l’emploi d’une perspective subjective. On constate alors que les rapports de force habituels entre un agent des forces de l’ordre et une femme octogénaire vivant seule s’inversent; dans cette situation, c’est Bruno qui doit rendre des comptes à Marguerite et qui se trouve dans l’embarras. Le jeu de cadrage se poursuit toutefois au-delà de la discussion entre le policier et la voisine. La cinquième case de la planche, dans un effet de rime avec la deuxième, nous montre Marie en contre-plongée, dans une position similaire à celle de Marguerite. Elle aussi est en conversation avec Bruno, mais cette fois-ci dans sa cuisine. Bruno évoque d’ailleurs l’autorité de Marguerite qui lui « a dit de prendre soin [d’elle] » (VILLENEUVE 2017: 108). La septième case reprend à son compte le silence de la quatrième, puisque c’est désormais Marie et Bruno qui se tiennent cois et évitent le regard l’un de l’autre6. L’on comprend que le silence est ici d’une tout autre nature; c’est le sous-texte de séduction qui est l’enjeu du malaise s’installant. Cette planche constitue en définitive un parfait exemple des choix de cadrage opérés par Anne Villeneuve et de leurs effets dans la représentation des dynamiques de pouvoirs et des relations entre les personnages de son récit.
3. Intimité et extimité
Une longue canicule explore en outre l’idée formulée par Jimmy Beaulieu dans l’épisode analysé de Non-Aventures : le balcon serait une excroissance, un prolongement du lieu de l’intime. Alarmée par sa blancheur et le beau temps qui s’annonce, Marie décide en effet d’utiliser le balcon comme une enclave où se faire dorer nue au soleil. La protagoniste semble alors, comme le soulignait Beaulieu, faire fi des codes sociaux. La nudité, habituellement réservée à la chambre à coucher, est transportée sur le balcon. Dans la deuxième case de la double planche des pages 94 et 95, on peut voir que la jeune femme est entourée de tout ce dont elle a besoin sur son balcon : verre et carafe d’eau, livre, sandales. Son espace de vie déborde sur l’extérieur. Dans la séquence, Marie est en grande conversation téléphonique avec une de ses amies à qui elle raconte l’une de ses déceptions amoureuses. La plongée ainsi que la mise en scène des couvertures et des draps qui font office de paravent concentrent l'attention du lectorat sur l’échange entre les deux femmes. L’arrière-plan des cases suivantes disparaît, si bien que l’on oublie presque que Marie est dehors. Or, si l’intimité semble effectivement prolongée par le balcon, elle ne garantit toutefois pas solitude et protection de l’extérieur. La jeune femme réalise en effet avec horreur qu’un passant l’observe par l’entrebâillement de deux couvertures. L’interrogation finale de la protagoniste — « Je peux pas être tranquille sur mon balcon? » (VILLENEUVE 2017: 95) — souligne le paradoxe du balcon : si cet élément architectural agit comme extension de la sphère privée, il en reste néanmoins sujet aux regards d’autrui.
Cette tension entre intimité et extimité constitue aussi un enjeu dans Les petits garçons de Sophie Bédard. La bande dessinée suit la vie de trois jeunes adultes (Nana, Lucie et Jeanne) qui naviguent tumultueusement les relations amicales, amoureuses et sexuelles du début de la vingtaine. L’action se déroule principalement dans l’appartement que partagent les protagonistes et l’on peut observer plusieurs scènes de balcon où celui-ci joue le rôle d’extension du lieu d’habitation. La première case de la planche ci-dessous occupe une demi-page et est silencieuse. On nous présente une scène d’exposition ; le personnage de Lucie est paisiblement installé sur son balcon, un peu comme si elle était dans son salon, puisqu’elle est en jaquette — un vêtement plutôt destiné à la chambre à coucher — et que ses pieds sont appuyés sur la rambarde. La tranquillité de Lucie est toutefois brisée dès la deuxième case par Nana qui surgit derrière elle en bâillant bruyamment et qui vient briser sa solitude. On peut noter que le personnage de Nana endosse ici un peu le rôle du lecteur ou de la lectrice qui s’introduit dans l’intimité de Lucie et trouble sa quiétude. La seconde planche montre une interaction à sens unique où Nana essaie d’entrer en dialogue avec Lucie qui l’ignore. Nana tourne alors le regard et s’aperçoit que l’intimité de Lucie était toute relative, puisque leur voisin Gabriel était, lui aussi, sur le balcon depuis le début. Ici, l’effet comique est créé par l’utilisation du cadrage. En évitant de nous montrer l’ensemble du balcon, Bédard joue sur nos attentes et la surprise est d’autant plus grande lorsqu’on découvre que les deux amies n’étaient pas seules. En l’espace d’une double planche, la bédéiste souligne ainsi l’intimité toute relative du balcon.
Le même stratagème est utilisé dans une autre double planche. De nouveau sur le balcon, Nana et Lucie discutent de leurs déboires amoureux. Alors que Lucie se demande si l’attirance qu’elle ressent pour son amant et réelle, Nana évoque la possibilité de « recommencer à dater » (BÉDARD 2019: 159). La conversation résolument intime se déroule sur l’espace du balcon, et c’est par un jeu sur le cadrage de la double planche que Sophie Bédard parvient à nous faire sentir cette tension entre intimité et extimité. La première case nous montre le balcon sous un angle encore jamais présenté : on voit en arrière-plan la cour des voisins, ce qui rappelle que l’espace investi par les protagonistes est à découvert, à la vue de tous et que l’on peut entendre ce qui s’y dit. Le cadrage des cases de la bande qui suit laisse pourtant croire que la conversation entre les deux amies se déroule en toute confidentialité. Comme chez Villeneuve, l’arrière-plan est évacué au profit d’une attention portée à la discussion. Ce n’est que dans la case centrale de la deuxième planche que l’on découvre en fait que leur voisin Gabriel était, encore une fois, lui aussi sur son balcon, prenant part, peut-être malgré lui, à la conversation7. Il en profite, au passage, pour refuser de sortir avec Nana. Celle-ci passe alors la tête à travers le châssis du balcon afin de parler à Jeanne qui était, tout ce temps, dans la cuisine, soulignant à quel point le balcon est un espace de transition, pas tout à fait intérieur ni extérieur. Pour reprendre les mots de Croce et de Thoury, « [l]e balcon n’est pas le tableau qui marque la distance tracée entre un dedans et un dehors ; il est l’entre-deux-mondes, le sas de traduction ou de transformation entre eux. » (CROCE et DE THOURY 2021)
4. Sociabilités de balcon
Le balcon constitue en conséquence, dans la ville moderne, un espace de sociabilité où l’on entre en contact les uns avec les autres. Dans les derniers mois, plusieurs chercheuses et chercheurs se sont d’ailleurs penchés sur l’espace du balcon investi davantage pendant la pandémie de Covid-19. À la fois extérieur, mais donnant accès à une forme d’intimité, le balcon est un espace où des relations de voisinage se tissent. Dans Salomé et les hommes en noir, Valérie Amiraux et Francis Desharnais mettent en scène le quotidien d’une famille récemment déménagée dans le quartier Outremont. La bande dessinée met l’accent sur les rencontres interculturelles entre la famille arrivée de France et leurs voisins juifs hassidiques. Dans une double planche (AMIRAUX et DESHARNAIS 2015 : n.p.), le personnage de Valérie, la mère de famille, défait les boîtes du déménagement. Son attention est alors attirée par de la musique provenant de l’extérieur. Il s’agit du premier contact du personnage avec son voisinage, un contact qui passe par une scène plutôt amusante où un homme chante à tue-tête sur son balcon. La première planche est découpée en gaufrier et offre des plans rapprochés du balcon, si bien qu’on ne voit que le mur de brique et la fenêtre. Le point de vue bascule dans la deuxième planche alors qu’on voit Valérie observer son voisin tandis que celui-ci ramasse son matériel. Les deux dernières cases se concentrent sur la corde à linge partagée, un symbole efficace de cette proximité et de cette intimité forcée, puisque les vêtements des deux appartements doivent cohabiter8.
Finalement, le balcon m’est apparu au fil de ces lectures comme un espace privilégié de confidences dans le corpus de la bande dessinée québécoise contemporaine. Le balcon crée une enclave autour de celles et ceux qui l’occupent et devient, du même coup, propice aux révélations. On trouve un exemple de cette proximité permise par le balcon dans Non-Aventures où le personnage de Jimmy s’ouvre à son amie Consonne en lui révélant ses craintes. Dans Une longue canicule, c’est sur le balcon de Marguerite que cette dernière et Marie apprendront véritablement à se connaître. Alors que les deux voisines n’entretenaient, jusque-là, que des conversations de surface, elles se parlent réellement dans leur rencontre sur le balcon. Après avoir formulé des observations sur la météo et sur le paysage, Marguerite avoue finalement : « J’ai jamais ben ben voyagé dans ma vie. Mon fils m’a dit qu’il m’emmènerait voir la mer, un jour. Ça doit être beau, la mer, hein?… […] Mais je le sais que je la verrai jamais, la mer, pas plus que mon fils. Va ben falloir que j’me fasse une raison… » (VILLENEUVE 2017: 86-87) Les différentes œuvres convoquées dans cet article semblent ainsi héritières d’une conception du balcon qui est présente dans l’imaginaire québécois, et ce, depuis la création de la pièce Balconville. Créée en 1979 par David Fennario, Balconville est la première pièce de théâtre bilingue au Canada. Elle met en scène des voisins qui, pendant une canicule, tissent des liens depuis leur balcon. Cette œuvre est une pièce importante du répertoire québécois parce qu’elle a notamment opéré un rapprochement entre les deux solitudes, à un moment où les tensions linguistiques étaient exacerbées et où le Québec se trouvait à l’aube du premier référendum sur la souveraineté. Dans Balconville comme dans les œuvres analysées dans cet article, le balcon tient un rôle primordial en tant que vecteur entre les cultures et comme espace de relation entre voisin·es. Il rend propices les rencontres entre les communautés et les confidences entre étranger·ères tout en s’érigeant comme un espace de l’entre-deux, suspendu dans les airs, ni complètement intime ni tout à fait public.
Bibliographie
AMIRAUX V., DESHARNAIS F., Salomé et les hommes en noir, Montréal, Bayard Canada, 2015.
BEAULIEU J., Non-Aventures, Montréal, Mécanique générale, 2013.
BÉDARD S., Les petits garçons, Montréal, Pow Pow, 2019.
BURNS-PIEPER A., « Balconville is an integral part of Montreal’s culture », The Globe and Mail, 20 août 2022.
COLLECTIF, Le Montréaler, Montréal, Somme Toute, 2018.
CROCE C., DE THOURY C., « Balcons. Devenirs numériques des rapports sociaux », Astasa, septembre 2021, [en ligne].
HELLMAN M., Mile End, Montréal, Pow Pow, 2011.
MC CLOUD S., L’art invisible, Paris, Delcourt, 2007.
ROUSSEAU M.-L., « Il était une fois Balconville », La Presse, 12 août 2017, disponible en ligne.
ROBERT P., « Portes, balcons, escaliers, couloirs, murs et fenêtres… Les objets architecturaux du passage dans la bande dessinée franco-belge : des opérateurs narratifs graphiques. », MEI - Médiation et information, no 46, 2019, pp. 217-237.
THIBAUDEAU C., « Patrimoine : connaître pour apprécier », La Presse, 6 avril 2009.
VALLET Y., Grammaire du cinéma. De l’écriture au montage : les techniques du langage filmé, Paris, Armand Collin, coll. « Focus cinéma », 2016.
VILLENEUVE A., Une longue canicule, Montréal, Mécanique général, 2017.
Note
↑ 1 Dans son article « Portes, balcons, escaliers, couloirs, murs et fenêtres… Les objets architecturaux du passage dans la bande dessinée franco-belge : des opérateurs narratifs graphiques. », Pascal Robert analyse un corpus de bandes dessinées franco-belges où certains éléments architecturaux comme le balcon sont les vecteurs d’un détournement de l’intrigue et participent activement à la construction du gag. S’il est vrai que, comme le note Robert en conclusion de son étude, « les objets architecturaux […] ne sont pas que des objets neutres en quelque sorte, [et qu’]ils sont dotés de propriétés spatiales et sociales », l’analyse du corpus spécifiquement étudié ici montrera que c’est moins pour l’élaboration d’un gag ou pour l’élément de surprise que les balcons sont représentés. Dans les bandes dessinées qui m’occupent, les mises en scène du balcon soulèvent plutôt des questions de sociabilités, d’intimité et de relations de pouvoirs.
ROBERT, Pascal. « Portes, balcons, escaliers, couloirs, murs et fenêtres… Les objets architecturaux du passage dans la bande dessinée franco-belge : des opérateurs narratifs graphiques. », MEI - Médiation et information, no 46, 2019, p. 234.
↑ 2 Ce corpus s’est construit à partir de certaines contraintes : il ne contient que des œuvres publiées depuis 2000, ces dernières étant produites par des artistes d’âge et de style différents. Le choix du corpus s’est également opéré dans une volonté de représenter le plus possible la diversité éditoriale de la bande dessinée au Québec; ainsi, nous retrouvons des œuvres publiés chez Pow Pow, Bayard Canada et Mécanique générale.
↑ 3 Notons tout de même que, parfois, les cases ne sont pas clairement définies par un trait, mais implicites. Voir par exemple l’épisode « Absentes » des pages 298 et 299.
↑ 4 L’on peut penser notamment aux développements de Michel de Certeau sur le sentiment de puissance expérimenté depuis le haut du Wolrd Trade Center ou aux réflexions de Michel Foucault sur la question de l’espace disciplinaire et du contrôle en ce qui concerne les miradors dans les milieux carcéraux.
↑ 5 Ce choix de cadrage est notamment utilisé à la page 24, au moment où Marie découvre l’immeuble où elle habitera pour la première fois. La contre-plongée sur le bloc-appartements grandit l’édifice et lui donne un aspect inquiétant. Ce choix de perspective souligne de plus le fait que la protagoniste est déstabilisée par la nouveauté de la ville et que chaque élément urbain lui paraît plus grand que nature. On peut noter que dans cette image inaugurale du lieu d’habitation du personnage principal, Marguerite se trouve déjà sur son balcon, malgré la tempête de neige qui sévit.
↑ 6 Cette planche semble ainsi construite à partir d’effets de rimes. À l’instar des cases 2 et 5 qui présentent des contre-plongées sur les deux protagonistes féminines, les cases 4 et 7 mettent en scène les mêmes émotions (silence et embarras) tout en occupant la même position centrale dans leur bande respective.
↑ 7 Cette présence constante du voisin, impliqué dans les histoires de ses voisines sans réellement en avoir envie, fait office de gag récurrent dans l’économie de la bande dessinée.
↑ 8 La bande dessinée raconte également l’utilisation des balcons dans le quartier Outremont lors de la fête du Souccot, fête où la communauté juive célèbre l’exode vers Israël. Les Juifs construisent, pour l’occasion, des soukka, des huttes bâties à même leurs balcons où ils mangent et, pour certains, dorment pendant une semaine. Loin de tomber dans une célébration d’un multiculturalisme triomphant, la rencontre n’est pas dépeinte dans l’euphorie, mais bien dans l’acceptation de l’altérité et l’ouverture à ce qui est exogène.