Publifarum n° 38 - La représentation de la ville dans la bande dessinée

Marches, marcheurs et marcheuses dans la bande dessinée contemporaine française

Henri Garric



Abstract

Francese  | Inglese 

À partir de la description rhétorique proposée par Michel de Certeau de la « marche », l’article caractérise le « vécu urbain » dans trois bandes dessinées françaises contemporaines, en articulation avec les effets spectaculaires de représentation de la ville. Les Petits riens, de Lewis Trondheim, Belleville Story, de Vincent Perriot, et Les Équinoxes, de Cyril Pedrosa, présentent un panorama varié allant du carnet de dessins à la bande dessinée d’aventure, ou à la bande dessinée polyphonique du vécu quotidien. Chacune propose une solution différente, laissant apparaître le vécu urbain dans une mise en scène autobiographique, dans ses marges visuelles, ou dans un dispositif très conscient de flâneur urbain.


Quand on évoque les représentations de la ville dans le domaine de la bande dessinée, ce sont des images grandioses qui viennent à l’esprit : de pleines pages présentant une vue cavalière, des cases horizontales proposant un panorama, voire des perspectives suivant la longueur d’une avenue – je pense par exemple aux vues de villes dans les albums de Peeters et Schuiten, Les Murailles de Samaris ou La Fièvre d’Urbicande (PEETERS et SCHUITEN, 1983 et 1985). La ville nous parvient d’abord par l’intermédiaire d’un modèle spectaculaire dominant. Il y a là l’héritage d’une longue histoire de la représentation urbaine. On a longtemps pensé, suite à un article célèbre de Roger Caillois, qu’un « mythe de la ville » se mettait en place au XIXe siècle, caractérisé par une situation où le sujet domine la ville depuis un point de vue élevé et en rend compte de façon totalisante (CAILLOIS 1938). Les travaux de Louis Marin dans Utopiques : jeux d’espace (MARIN 1973), puis de Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien (CERTEAU 1990), ont montré que cette domination du modèle spectaculaire date au moins de la Renaissance. La vue perspective et le projet urbain transforment le fait urbain en concept de ville en suivant trois opérations précises : 1) la production d’un espace propre qui exclut de l’espace urbain tout ce qui doit lui être étranger ; 2) la création d’un espace intemporel, excluant les temporalités individuelles ; 3) l’isolement d’un sujet universel, « la ville », auquel va être attribué un nom propre (Paris, Genova, New York, Dijon, Madrid, etc.). Cette analyse du concept de ville montre systématiquement comment ce qu’on appelle « la ville » s’invente en excluant le vécu urbain. Pour autant, ce vécu urbain ne cesse de faire retour dans les représentations concrètes que produisent la peinture, la littérature et même les sciences humaines. Comme je l’ai montré dans mon livre sur la représentation urbaine, Portraits de villes (GARRIC 2007), depuis le Moyen Âge, la représentation urbaine a toujours associé, de façon contradictoire, la représentation dominante, spectaculaire, de la ville, celle qu’on peut résumer par le paradigme de la carte, et une représentation plus modeste, celle qu’on peut résumer par le paradigme de la marche. Dans la logique de son étude sur « l’invention du quotidien », qui propose contre les sociologies holistiques, notamment celle de Bourdieu, de mettre en lumière les tactiques quotidiennes qui échappent aux stratégies totalisatrices, Michel de Certeau caractérise de façon très précise ce qui se passe dans la marche. La marche est d’abord décrite comme résistance ordinaire à la domination du concept urbain. Cette idée de résistance ordinaire est fondamentale : il ne s’agit pas de mettre en avant une figure exceptionnelle de marcheur urbain, comme peut l’être la figure littéraire du flâneur. Ce qui intéresse Michel de Certeau, c’est la liberté qui se joue dans l’action mineure de n’importe quel piéton. Il y a un optimisme fondamental dans la philosophie de De Certeau, pour qui n’importe quel marcheur lutte à sa manière contre la domination urbanistique, par son vécu urbain quotidien. Bien entendu, il n’est pas naïf et rappelle régulièrement comment l’urbanisme organise l’espace et, en conséquence, comment il tend à aliéner l’habitant des villes. Pourtant, à aucun moment il n’établit une hiérarchie entre d’une part un sujet autonome et capable de faire de la marche un événement libre (comme le serait par exemple le flâneur) et d’autre part un sujet aliéné qui serait totalement soumis à la domination urbanistique.

Ainsi, la marche du piéton qui se rend à son travail, des parents qui accompagnent leurs enfants à l’école, mais aussi de façon plus resserrée, les quelques pas que l’automobiliste déroule du parking où il a laissé sa voiture jusqu’à chez lui, l’itinéraire du travailleur qui sort de son bus et marche jusqu’à la porte de son bureau, la courte marche qu’il fait pour aller chercher un sandwich ; tous ces pas perdus doivent être sauvés pour eux-mêmes si l’on veut conserver un témoignage du vécu urbain ordinaire. Sur ce point, la position de Michel de Certeau est utile, parce qu’elle s’appuie sur un modèle linguistique : elle considère la marche comme une énonciation. Elle se tourne donc vers l’appropriation individuelle – comme la parole s’approprie de façon individuelle le langage – mais elle donne des pistes d’analyse qui se situent dans le langage. Ces pistes permettent ainsi de traquer, au sein des représentations dominantes, cartographiques, de la ville, comment font retour les représentations mineures, dominées.

Alors que la carte propose une représentation objective, « distante » de la ville, la marche suppose une représentation subjective. Alors que la carte propose une représentation intemporelle, figée une fois pour toutes dans le temps, la marche l’investit de temporalités, de projets et d’une mémoire personnelle. Enfin, contre la totalisation qu’effectue la cartographie urbaine, la marche disperse la ville en fragments. Elle suit pour ce faire deux procédés rhétoriques, la synecdoque et l’asyndète : 


La synecdoque consiste à « employer le mot dans un sens qui est une partie d’un autre sens d’un même mot. » Essentiellement, elle nomme une partie au lieu du tout qui l’intègre. Ainsi « tête » est pris pour « homme » dans l’expression « j’ignore le destin d’une tête si chère » ; de la même façon, la hutte en maçonnerie ou la butte de terre est prise pour le parc dans le narré d’une trajectoire. L’asyndète est suppression de mots de liaison, conjonctions et adverbes, dans une phrase ou entre des phrases. De même, dans la marche, elle sélectionne et fragmente l’espace parcouru ; elle en saute les liaisons et des parts entières qu’elle omet. De ce point de vue, toute marche continue à sauter, ou à sautiller, comme l’enfant, « à cloche-pied ». Elle pratique l’ellipse de lieux conjonctifs. (DE CERTEAU 1990 : 153)

Cette description du perçu urbain à partir des figures rhétoriques est particulièrement utile à une étude de la marche dans un corpus artistique. Elle fournit en effet une modélisation et une traduction de la marche. On peut supposer que la marche se manifestera sous cette forme, dans l’association de la synecdoque et de l’asyndète. Cela ne signifie pas qu’elle se manifestera uniquement sous cette forme. Le sujet qui marche a aussi une conscience cartographique de la ville : il utilise des plans papiers, des cartes intégrées dans le mobilier urbain (dans le métro, sur les arrêts de bus), il utilise Google Maps, mais aussi les panneaux qui sont à sa disposition et qui projettent sur le sol de la ville des indications spatiales cartographiques. En d’autres termes, il associe ce qu’on a appelé une « carte mentale », dans la lignée des travaux de Kevin Lynch sur l’image de la ville (LYNCH 1960), et un vécu urbain.

En résumé, il s’agira de repérer dans les bandes dessinées étudiées : une appropriation subjective de la ville, une mise en mouvement, une perception fragmentée, la présence persistante d’éléments spectaculaires empruntés à la carte. Cette enquête supposerait de dérouler un vaste corpus pour dresser un état des lieux de la marche dans les représentations contemporaines. Pour cet article, je me devais nécessairement de définir un corpus plus restreint. J’ai essayé de choisir des exemples couvrant une partie de la création contemporaine. Je commencerai par Les Petits riens de Lewis Trondheim (TRONDHEIM 2011). Il s’agit d’une série (huit tomes ont été publiés) de nature autobiographique et qui présente une suite de notations, à chaque fois sous la forme d’une planche. Cet exemple présente l’avantage de se rapprocher d’une expérience quotidienne, qu’on peut penser peu élaborée, même si le vécu passe par une configuration artistique. Je présenterai ensuite Belleville story de Vincent Perriot et Arnaud Malherbe (PERRIOT et MALHERBE, 2010-2011). Cet album présente le pôle opposé à ceux de Trondheim : il s’agit d’un long récit de fiction, mené par une tension narrative forte et qui emprunte aux codes du roman noir. Pour finir, je présenterai Les Équinoxes de Cyril Pedrosa, album ambitieux de plus de 300 pages, qui mêle bande dessinée et texte écrit et peut être considéré par certains aspects comme une approche expérimentale (PEDROSA, 2015).

1.  Banalité autobiographique du vécu urbain

Les Petits riens de Lewis Trondheim propose une série d’anecdotes, racontées à chaque fois en une planche. De ce point de vue, l’asyndète est le mode même de la construction des albums – à de très rares exceptions, il n’y a pas de continuité narrative entre les épisodes. Chaque anecdote isole un court moment vécu, raconté en un mini-récit. Ainsi, une planche située à New York raconte comment Trondheim hésite à ramasser des cure-dents sur le sol.


Figure 1: Cinq cure-dents emballés

La situation initiale est la conscience d’un malaise physique (« J’ai un truc qui me gêne entre les dents depuis ce midi » TRONDHEIM 2011) ; l’élément déclencheur la découverte de cure-dents emballés sur le sol ; la péripétie principale se trouve dans l’hésitation de Lewis Trondheim ; le dénouement dans le renoncement à ramasser un cure-dent. Dans ce vécu urbain, se trouvent par ailleurs isolés des éléments visuels aperçus par le personnage-narrateur. Au sens strict du terme, le lecteur ne voit pas ce que voit le personnage, puisque les quatre cases correspondent à une ocularisation externe (LAVANCY, 2007). On pourrait parler dans la deuxième case de « vision avec », puisque le personnage est vu de dos et qu’on voit ce qu’il voit, c’est-à-dire les cure-dents. On comprend bien cependant ce que cette ocularisation externe implique : le lecteur aperçoit des éléments que le personnage ne voit pas au moment où il est représenté. En particulier, la première case propose une vision spectaculaire d’une rue new-yorkaise, présentant les gratte-ciels jusqu’à leurs sommets et laissant apparaître l’échappée perspective de la rue. Les horizontales tracées par les immeubles, les rebords des trottoirs, les voitures, dessinent des lignes de fuite vers un point de fuite dans l’axe de la rue. À cet effet de perspective s’ajoute une légère plongée qui permet de ne pas écraser la vue et qui accentue la dimension spectaculaire. On peut ainsi considérer que le début du récit associe une perception spectaculaire globale et une expression subjective, portée par le récitatif (« J’ai un truc qui me gêne entre les dents depuis ce midi »). La deuxième case opère un resserrement sur la perception subjective, marqué par la plongée qui permet une vision avec et par la limitation du champ au seul environnement immédiat – le bord du trottoir et les cure-dents. L’apparition des cure-dents correspond ainsi doublement à l’analyse de Michel de Certeau : il y a asyndète (rien ne prépare la surprise, marquée par l’exclamation : « oh ! ») et surtout synecdoque (la rue se réduit à un bout de trottoir et à des cure-dents).

Cette logique de l’anecdote et ce balancement qui associe spectaculaire et subjectif se retrouvent régulièrement dans LesPetits riens. On pourrait en faire un principe structurel récurrent, la planche passant d’une vue spectaculaire à une concentration subjective, présentant le personnage sur un fond de couleur et sur le blanc de la page, pour revenir finalement à quelque chose de plus global. Ce mouvement est tout à fait congruent avec la dimension autobiographique des Petits riens, et d’une bonne partie des bandes dessinées de Lewis Trondheim. Il conduit souvent au déploiement de l’imagination du narrateur. Ainsi, interprétant le geste incongru d’un passant qui le salue, Trondheim en vient à imaginer qu’il est l’auteur d’un meurtre ; de même, croisant un sapin jeté dès le 23 décembre, il émet l’hypothèse d’un divorce voire de la mort de l’enfant. À chaque fois, Lewis Trondheim isole un détail urbain et ouvre en son cœur un récit possible, par dérive imaginaire.

Cependant, la forme la plus courante de la subjectivation ne passe pas par une narration imaginaire, mais simplement par une figuration de la psychè, sous la forme d’une concentration où le fond coloré porte l’autoréflexion. Le procédé, très courant, consiste à isoler le personnage-narrateur du décor. Ainsi, dans une planche où Lewis Trondheim traverse hors des clous et conclut : « J’aime bien traverser inopinément devant les auto-écoles », la dernière case le représente les yeux fermés, en plan rapproché poitrine. Le fond est une sorte de tache d’aquarelle où se fondent diverses couleurs ; cette tache semble traduire l’intériorité du personnage, comme dans un test de Rorschach ou comme les phosphènes qu’on perçoit une fois les yeux fermés. Le sujet s’extirpe ainsi du milieu urbain pour ne laisser voir qu’un état de conscience. On est conduit au bout de la logique de subjectivation.

Cependant, il faut reconnaître que dans la tension entre vue spectaculaire et resserrement subjectif, le spectaculaire l’emporte à plusieurs reprises. Il s’agit des planches où Trondheim laisse la parole au croquis dessiné. 


Figure 2 : Vue perspective d’une rue

Il rend alors le lieu purement perçu, sans intervention du personnage ni mise en scène de sa perception. Le dessin devient précis, pleinement figuratif et non expressif, et construit parfois même des perspectives spectaculaires incluant des monuments importants. La seule marque de subjectivité apparaît dans les récitatifs, comme celui qui explique les conditions dans lesquelles se fait le dessin : « Aujourd’hui l’évacuation d’une grosse clim se met en marche au niveau de ma tête seulement 10 minutes après que j’ai commencé à dessiner. Trop tard pour s’enfuir. » (TRONDHEIM 2011) Ce commentaire est ici particulièrement significatif – comme si le dessinateur était happé par la vue et qu’une fois le dessin commencé il était pris par une forme d’ascèse où sa subjectivité était mise entre parenthèses.

En résumé, chez Trondheim, la traduction du vécu urbain passe par une forte tension entre vue spectaculaire et resserrement subjectif ; ce resserrement correspond bien à la forme indiquée par Michel de Certeau, articulant asyndète et synecdoque ; l’accumulation des expériences construit le vécu, autobiographique et urbain, sous une forme discontinue et fragmentaire.

Cependant, cette accumulation correspond à une très forte exposition de la subjectivité. Elle suppose une mise en scène ironique de soi permanente : Lewis Trondheim joue avec son ethos, longuement construit dans ses œuvres autobiographiques, qui le présente comme un hypocondriaque égocentré. Ainsi, en passant sur le bord d’une rivière, il sauve un oiseau qui est en train de se noyer. Quelque temps après, il se souvient de l’anecdote : « Au fait… j’ai mis la main dans cette eau dégue… sans réfléchir… Quel héros ! » (TRONDHEIM 2011). Ce processus constant de mise en scène de soi et d’ironie oblige à se poser la question de la spontanéité du vécu. L’ocularisation externe, qui suppose une figuration du vécu, correspond à un regard permanent porté sur soi-même et éveille un soupçon de rapport artificiel au vécu, d’inauthenticité.

2.  La ville comme décor spectaculaire

Le deuxième exemple que je souhaite présenter est tiré d’une fiction qui devrait entraîner une réflexivité moins constante, puisque les personnages sont pris dans une histoire. Belleville story déroule une intrigue policière simple : un petit truand de Belleville, Freddy, va aider un homme venu directement de Chine à libérer une jeune Chinoise emprisonnée par la mafia chinoise de Belleville. L’intrigue suppose des déplacements constants dans l’espace urbain, notamment des marches dans les rues, mais pas seulement. On retrouve ainsi le balancement entre des moments spectaculaires et des resserrements subjectifs. Ce balancement s’enrichit plus encore que chez Trondheim des possibilités qu’offre le multicadre : les cases horizontales permettent d’associer des vues serrées sur le personnage qui ne laissent apercevoir que quelques éléments urbains (au début de l’album, on aperçoit des policiers qui contrôlent des passants, puis un magasin de maroquinerie et des passants, enfin un bus) et des vues perspectives ouvrant vers le fond de la rue. Cependant, le multicadre offre surtout la possibilité de basculer dans des grandes cases, voire des cases en pleine page qui ouvrent vers des vues plus spectaculaires comme, toujours au début de l’album, une vue en plongée, avec un effet de perspective cavalière, d’une place complète avec toute sa vie populaire grouillante.


Figure 3 : Une place en vue cavalière

Le dessin de Perriot, toujours à la limite de la déformation expressionniste, permet de basculer, pour les moments d’actions violents généralement, ou les scène d’amour, vers un resserrement sur les personnages où le décor disparaît presque complètement et se réduit à un objet, pas forcément toujours identifiable. La plongée dans l’intrigue permet ainsi d’apercevoir, parfois presque comme sous la forme d’un lapsus, le vécu quotidien d’un milieu interlope et d’un quartier parisien populaire. Pour autant, la volonté de dramatisation tend inversement à mettre en avant la dimension spectaculaire. On trouve notamment à plusieurs reprises des monuments importants du quartier, comme si le dessinateur voulait situer son action dans un décor réel en se détachant un moment de l’intrigue, des personnages et de leurs subjectivités. La technique est assez similaire à celle que nous venons de voir : la plongée crée un effet de perspective cavalière. Elle permet de présenter des moments d’arrêt purement visuels qui préparent le passage à l’action ; soit dans une case isolée qui montre un haut lieu bellevillois, La Vielleuse, soit dans une pleine page, qui montre un restaurant chinois connu.

Ainsi, même si le récit porte de nombreux moments de vécus urbains, il tend à privilégier les mises en scène spectaculaires. On peut en voir un exemple dans plusieurs images où le jeu des regards est ostensiblement affiché et devient le sujet auto-réfléchi du dessin. Dans une scène très importante pour l’intrigue, où Freddy demande à la femme qu’il aime de quitter son souteneur pour aller se réfugier chez un ami, parce qu’il la sait menacée, Perriot change pour chaque image le cadre, l’angle de vue et le cadrage. Après deux cases carrées, cadrées à niveau, une case horizontale ouvre la perspective de la rue ; puis une contre-plongée fait apparaître une femme qui espionnait le couple à la fenêtre (d’abord en plan large puis en plan rapproché) ; enfin, on passe à une plongée qui fait apparaître en « vision avec » la rue vue depuis la fenêtre.


Figure 4 : Le spectacle de la rue

La rue apparaît ainsi comme un lieu spectaculaire, enjeu d’échanges de regards multipliés. On retrouve le même effet dans une scène de filature : les personnages sont d’abord aperçus de face par un plan à niveau ; puis les mêmes personnages sont vus de dos, en plongée, apparemment depuis une fenêtre, à travers un coffrage ; enfin, la dernière case les présente toujours de dos, mais dans un plan à niveau. Ce jeu de variation nourrit d’autant plus le spectaculaire pour lui-même que personne ne regarde la scène : contrairement à ce que pourrait laisser penser la case à travers le coffrage d’une fenêtre, il ne s’agit pas d’une ocularisation interne sur un personnage. Personne n’interviendra, personne n’est représenté à la fenêtre. On pourrait presque considérer qu’il y a là une gratuité baroque qui joue sur les possibilités de l’image pour elles-mêmes. Il faut cependant garder en tête que ces jeux de cadrage et de points de vue sont liés à des moments de haute intensité dramatique : quand l’intrigue apporte douleur et mort, la ville se fait spectacle pour l’accueillir. 

On comprend ainsi que le récit, plongé dans la vie obscure du quartier populaire de Belleville et dans les démêlés de la pègre, finisse par un parcours en voiture dans les rues de Paris. Ce parcours muet, très dramatisé, puisqu’un des personnages est en train de mourir en silence dans la voiture, donne lieu à une série de vues en ocularisation interne, présentant successivement les quais de Seine, une péniche, une façade d’immeuble, une place majestueuse, et enfin la Tour Eiffel, légèrement décadrée pour correspondre exactement à une ocularisation interne, comme si triomphait au bout du compte une image éternelle de Paris. 

Ainsi, la place de la ville dans une intrigue qui ne la convoque que comme décor permet certes une intégration spontanée des fragments de l’expérience urbaine, mais elle tend à privilégier la logique du décor, justement, c’est-à-dire une présence spectaculaire de la ville, qui rompt avec la première logique d’une présentation au plus proche de la vie quotidienne d’un quartier populaire.

3.  Conscience intime et vécu urbain

Le dernier exemple que je voudrais présenter rompt radicalement avec cette dramatisation, même s’il reste dans le champ de la fiction. La volonté affichée de l’album de Cyril Pedrosa, Les Équinoxes, est de plonger dans la conscience de personnages, pris dans leur vécu le plus ordinaire – en partie en imitation de Virginia Woolf, d’ailleurs citée par les personnages (PEDROSA 2015 : 302). Pour ce faire, l’album suit le destin de plusieurs personnages qui se croisent parfois, sans construire de trajet narratif déterminé. De ce point de vue, il s’oppose radicalement à l’intrigue minutieusement agencée de Belleville story. Je ne m’intéresserai ici qu’à un aspect très réduit de l’album, en me concentrant sur une photographe qui déambule librement dans l’espace urbain et prend des clichés de la vie ordinaire. On pourrait rattacher ce personnage à la figure du flâneur, qui transforme la ville en espace d’exploration et de recherche de l’insolite (NUVOLATI 2009) et en conséquence il faut bien avoir conscience que là encore il ne s’agit pas vraiment d’une marcheuse « ordinaire », puisque la photographe est liée au vécu urbain par une conscience artistique qui la détache de la marche quotidienne et inconsciente. Pour autant, ses déplacements donnent lieu à des interactions qui sont proche d’une telle quotidienneté. Je prendrai l’exemple d’une courte scène qui se produit au cours d’un trajet en bus. La scène commence par une case plutôt spectaculaire qui situe l’histoire dans le milieu urbain. La représentation de la rue présente de nombreux points communs avec les cases d’entrée en matière analysées chez Trondheim : la perspective est construite sur l’axe de la rue, avec un cadrage en légère plongée ; le sujet de la narration (le bus) se trouve au centre de l’image. Cependant, à l’intérieur de ce cadre, le récit réduit au minimum les éléments narratifs. Il se concentre sur une simple interaction entre deux personnages, la photographe, vue de dos et identifiable de par une veste à capuche rose et de par son appareil photo porté en bandoulière, et une vieille femme. Deux cases les présentent au milieu de la foule des passagers du bus. Puis trois cases présentent le seul visage de la vieille femme. 


Figure 5 : Une rencontre urbaine

La séquentialité permet une décomposition serrée de son expression : le visage est d’abord saisi en « regard caméra », comme si la photographe la regardait et qu’on l’apercevait en ocularisation interne ; elle retourne son visage de l’autre côté, vers la vitre du bus ; enfin, elle tourne à nouveau son visage en regard caméra, mais son expression est légèrement changée, avec le front plissé et les sourcils froncés. Dans la case suivante, qui occupe toute la largeur de la planche, le point de vue a changé : on voit la photographe de dos s’avancer vers la porte de sortie ; la vieille femme est de dos elle aussi, au premier plan, comme si on suivait son regard vers la photographe, en vision avec. Ici l’événement de la rencontre passe par une ocularisation interne : on voit ce que voit la photographe ; on ne sait pas comment elle regarde, mais ce regard modifie légèrement le visage de la vieille femme (on apprendra ensuite de la vieille femme : « Elle n’avait pas aimé le regard de cette jeune femme », PEDROSA 2015 : 75). Il n’y a rien de plus dans le récit que cette interaction – qui donnera lieu dans les pages suivantes à un monologue interne de la vieille femme détaillant ses impressions. L’événement vécu ici isolé est un simple regard. Il se détache de la continuité urbaine (on retrouve ainsi la logique de l’asyndète qui ouvre sur une intériorité en rupture complète avec la vie représentée) ; il isole un visage (on retrouve la logique de synecdoque) ; enfin, il correspond à une subjectivation marquée par le procédé d’ocularisation interne. La suite des scènes impliquant la photographe crée ainsi une série discontinue spatialement : on voit successivement l’intérieur du musée d’Orsay, l’intérieur d’une rame de métro, la scène du bus, un parking de supermarché, une zone d’habitations collectives, une plage en milieu urbain, une rue de nuit, à nouveau le parking de supermarché, une place de marché, et enfin l’appartement de la photographe. Cette discontinuité est la conséquence du jeu des asyndètes et synecdoque, mais elle est encore appuyée par les choix esthétiques de Pedrosa qui, d’une partie à l’autre de l’album, change ses techniques de dessin et de couleurs. Ainsi les deux scènes sur le parking du supermarché sont extrêmement dissemblables : la première est tracée à la plume et coloriée au crayon sec, dans des coloris gris ; la seconde est tracée au crayon et coloriée au pastel, dans des couleurs très vives et avec un effet de transparence qui rend les corps évanescents.

On comprend bien à partir de ces éléments que le rapport au vécu urbain est paradoxal : en dépouillant au maximum le récit des éléments anecdotiques et en se concentrant sur de micro-événements insignifiants, Pedrosa se place au plus près d’une expérience quotidienne, mais il ne peut trouver cette place qu’en construisant un dispositif esthétique d’une grande sophistication, qui s’appuie sur un personnage d’artiste-photographe, flâneuse hyper-consciente de sa marche urbaine. 

4.  Conclusion

On mesure ainsi toute la difficulté de notre enquête : il est en partie vain de vouloir retrouver la marche urbaine comme un lapsus au milieu des représentations conscientes de la ville. On pourrait presque considérer qu’on se trouve pris entre deux impasses contradictoires. D’un côté, quand les dessinateurs cherchent à témoigner de l’expérience quotidienne de la ville, ils peuvent certes en donner une figuration mais c’est en abandonnant toute forme de naturel : s’ils racontent leur propre vécu, la question se pose en permanence de l’authenticité d’un vécu toujours tendu vers sa narration (Lewis Trondheim) ; s’ils inventent un vécu, ils doivent le mettre en scène dans un dispositif extrêmement pensé et construit (Cyril Pedrosa). De l’autre, quand les dessinateurs ne font pas de la marche leur sujet explicite mais se contentent de placer une action « en ville », la marche apparaît sans doute plus spontanément dans les transitions narratives, mais la représentation reste plus tendue vers le spectaculaire (Perriot). Il faut certes se garder de généraliser les trois exemples ici présentés : il n’est pas impossible, notamment, que des « narrations naïves » donnent une place moins importante aux grandes représentations spectaculaires de la ville que celles que nous avons rencontrées ici. Pourtant, il faut bien reconnaître que la marche reste un élément relativement insaisissable. Le corpus exploré permet tout de même de relever quelques traits communs. La perception individuelle d’une ville pratiquée, marchée, passe bien par une appropriation subjective, par un jeu d’isolement des éléments urbains par l’asyndète et par la synecdoque. Ce jeu d’isolement peut donner lieu à de vraies discontinuités, que ce soit par la fragmentation du carnet ou par des efforts explicites de ruptures esthétiques ; il peut être intégré dans une continuité narrative, mais dans les deux cas, il n’en reste pas moins que la marche se traduit par une sorte d’éparpillement d’un espace urbain discontinu. Cette perception individuelle est toujours associée à une représentation spectaculaire. On a là non seulement une reprise de l’articulation entre carte et marche dans le vécu urbain, mais sans doute aussi le résultat de la dimension visuelle de la bande dessinée. Il est difficile de proposer une ocularisation interne stricte dans la bande dessinée – d’ailleurs même dans une ocularisation interne stricte, on peut voir apparaître des vues spectaculaires : après tout, un personnage qui contemple les rues de Gênes depuis le belvédère du château d’Albertis contemple un panorama urbain depuis son point de vue subjectif ! L’appropriation individuelle de l’espace n’est donc jamais limitée à de « petits riens » et l’image de bande dessinée traduit parfaitement cette ouverture constante sur une image de la ville.


Bibliographie

Corpus

A. MALHERBE, V. PERRIOT, Belleville story, Paris, Dargaud, 2010-2011.

C. PEDROSA, Les Équinoxes, Marcinelle, Dupuis, collection « Aire Libre », 2015. 

B. PEETERS et F. SCHUITTEN, Les Murailles de Samaris, Bruxelles, Casterman, collection « À Suivre », 1983.

B. PEETERS et F. SCHUITTEN, La Fièvre d’Urbicande, Bruxelles, Casterman, collection « À Suivre », 1985.

L. TRONDHEIM, Les Petits riens. 5. Le Robinet musical, Paris, Delcourt, collection « Shampooing », 2011. 

 

Monographies

R. CAILLOIS, Le Mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1938.

M. DE CERTEAU, L’Invention du quotidien [1980], Paris, Gallimard, collection « Folio-essais », 1990.

H. GARRIC, Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation urbaine dans les discours contemporains, Paris, Honoré Champion, collection « Bibliothèque comparatiste », 2007.

É. LAVANCHY, Étude du Cahier bleu d’André Juillard. Une approche narratologique de la bande dessinée, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2007.

K. LYNCH, The Image of the City, Cambridge, Massachussets Institute of Technology Press, 1960.

L. MARIN, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Minuit, 1973. 

G. NUVOLATI, « Le flâneur dans l’espace urbain », Géographie et cultures [Online], 70 | 2009, En ligne depuis le 25 avril 2013, consulté le 29 décembre 2022. URL: http://journals.openedition.org/gc/2167



 

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Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482