Publifarum n° 38 - La représentation de la ville dans la bande dessinée

La bande dessinée pour raconter les espaces québécois

Michel Hellman



Ma bande dessinée Mile End (Éditions Pow Pow 2011) propose un portrait du quartier du même nom à Montréal, vu à travers les yeux de mon « avatar » : un personnage avec une sorte de tête d’ours et un corps humain. Avec son caractère sauvage et casanier l’ours était un animal qui s’accordait bien avec ma personnalité, ou du moins l’image de ma personnalité que je voulais projeter aux lecteurs. L’idée de se représenter en BD sous une forme zoomorphe est souvent utilisée dans la bande dessinée autobiographique, elle permet à l’auteur de prendre un certain recul par rapport à son récit, ce qui est le bienvenu lorsqu’on décide de se mettre soi-même en scène. Dans son ouvrage Understanding Comics, Scott McCloud ( ) parle du « masquage » comme un style visuel qui consiste à utiliser des traits simples pour représenter les protagonistes.  Selon McCloud, le lecteur peut plus facilement s’identifier à un personnage épuré, stylisé, plutôt qu’un autre ayant des traits complexes (pensons au visage de Tintin, par exemple, comparé à celui du Capitaine Haddock), surtout lorsque ces personnages sont juxtaposés avec des arrières plans détaillés (comme une ville…). Mon « ours » avec son visage circulaire orné de deux petites oreilles et avec deux points pour les yeux correspond bien à cette description. Du point de vue purement pratique, c’est aussi largement plus facile à dessiner comme ça.

Dans les premières pages du récit, ce personnage ours découvre donc une annonce pour un appartement pas cher à louer. On comprend bien vite qu’il est étudiant, doit remettre un mémoire et va devoir passer une grande partie de son temps dans son nouveau chez lui. Peu à peu, son regard qui était tourné sur lui-même va se fixer de plus en plus vers l’extérieur, son appartement d’abord, avec ses colocs, puis son quartier et sa faune colorée dont l’évolution va finir par refléter les changements de sa propre vie, passant d’un étudiant au début du récit à un père de famille à la fin. Dans son texte L’homme à tête d’ours, ou comment devenir conteur 1, Éric Bouchard écrit : « En fait ce quartier coloré et chargé d’histoires semble posséder une présence irrésistible : les événements qui y surviennent revêtent à chaque fois un charme si particulier que ce charme finit par opérer sur le personnage-narrateur et faire progressivement prendre au récit qu’il en fait une dérive vers un univers fantastique. En d’autres mots, il saura avantageusement tirer partie de ces distractions, qui le feront peu à peu basculer du statut d’étudiant procrastinateur vers celui de conteur enthousiaste. » (Bouchard 2014 : 195) Dans ce compte rendu Bouchard souligne donc joliment comment le « Mile End » lui-même devient peu à peu le personnage central de la bande dessinée. Lorsque j’ai emménagé, c’était un quartier dans lequel je me suis senti tout de suite chez moi et dont j’ai tenté de saisir le caractère et l’effervescence.

La genèse de Mile End est liée au phénomène des Blogs BD. La plupart des planches qui constituent l’ouvrage ont été publiées d’abord sur mon blog, puis redessinées et organisées sous le thème des saisons. C’est Luc Bossé, éditeur de la maison d’édition Pow Pow, qui m’a proposé de réunir ces différentes bandes dessinées en album. Le Mile End est un genre de Brooklyn montréalais, un quartier populaire multiethnique qui a attiré un grand nombre d’artistes à partir des années 80 avant de subir le phénomène de « gentrification » des années 2000. Lorsque j’ai emménagé ce n’était pas encore la destination bobo que ç’est aujourd’hui. Il y avait encore de grands appartements abordables (peuplé d’étudiants mais aussi d’une scène alternative musicale, essentiellement anglophone et branchée). On ne parlait pas vraiment du nom « Mile End » même si cette appellation existait bel et bien depuis longtemps (c’était plutôt connu comme étant le nord du Plateau, autre quartier emblématique montréalais), mais on sentait qu’il se passait quelque chose dans ce petit quadrilatère délimité par la rue Mont Royal au Sud, le boulevard St-Laurent à l’Est, la rue Parc à L’Ouest et le viaduc Rosemont au Nord. Je fais écho à cette métamorphose dès la séquence introductive : un portrait en quelques cases de la transformation du quartier du début de l’industrialisation en passant par les vagues successives d’immigrations jusqu’à sa forme actuelle. 

Je suis né à Montréal d’une mère française et d’un père américain. Ils se sont installés dans un quartier majoritairement anglophone dans les années 60, une période de tensions liées aux attentats et revendications du FLQ. J’ai grandi dans ce quartier mais je suis allé dans un lycée français « de France », membre du réseau des établissements d’enseignements français à l’étranger, avant de poursuivre mes études dans une université anglophone. La question linguistique à toujours joué un rôle important dans mon sentiment d’identité. Malgré ma sympathie pour la cause nationaliste, je me sens plus « Montréalais » que « Québécois », tout en affirmant fièrement être « Québécois » plutôt que « Canadien ». 

Pour la bande dessinée, je me suis instinctivement tourné vers le français comme langue d’écriture (probablement car mes plus grandes influences ont toujours été la BD franco-belge) mais en gardant la liberté dans Mile End - et encouragé par Luc Bossé- de représenter fidèlement la réalité montréalaise en allant d’une langue à l’autre selon les personnages, et cela sans utiliser de traductions. J’ai également choisi de représenter le « québécois » parlé, notamment lorsque je mets en scène ma conjointe « Pure Laine », en opposition à un français « de France » utilisé pour la narration.

Les planches ont été réalisée dans le désordre, en utilisant des techniques différentes (crayons, encre de chine, lavis) en consacrant une certaine attention aux détails lorsqu’il était question de représenter des lieux spécifiques ou des décors. Je voulais qu’on puisse reconnaitre le caractère « montréalais » dans les arrières plans même stylisés, en mettant en avant des détails spécifiques à la ville, comme les escaliers ou les balcons typiques mais aussi les endroits emblématiques du quartier (le restaurant Wilensky, l’église St.Michael’s, le café Olimpico…) pour lesquels je me suis basé parfois sur des photos, parfois en allant faire des croquis sur place dans un carnet. Le carnet occupe d’ailleurs une place importante dans mon travail, et a permis, selon moi, une certaine évolution de mon style : lorsque je me suis consacré de manière plus approfondie au dessin d’observation dans ma vie quotidienne, j’ai remarqué plus de souplesse dans mon trait, essentiellement en ce qui a trait à la représentation des décors : moins statiques et plus vivants. Il est plus aisé de capter l’essence d’un lieu lorsqu’on y est en personne que de tenter de le faire à distance, avec le recul d’une photographie. Même si le dessin de croquis sur place sera fait avec une certaine urgence, qu’il aura des imperfections, il aura plus de vie, d’authenticité qu’un dessin plus « réaliste » qui aura été réalisé en atelier, et qui serait basé exclusivement sur des références. De nombreux dessins qui apparaissent dans ma bande dessinée Nunavik, qui se voulait en quelque sorte une suite de Mile End, ont d’ailleurs été réalisés « sur place », dans mes carnets de croquis apportés avec moi de mon voyage dans le Nord, et intégrés directement dans les cases de la bande dessinées. 

Nunavik raconte encore mon histoire, ou du moins celle du personnage à tête d’ours. Le style cette fois-ci est celle de la BD-reportage et se passe dans la région du Nunavik située dans l’extrême-Nord québécois. Je suis fasciné par le Grand Nord depuis longtemps, ma première bande dessinée auto-éditée intitulée ᐱᖃᓗᔭᖅ (Iceberg) racontait l’histoire d’une catastrophe nucléaire survenue dans les années 60 dans l’Océan Arctique. Un événement qui s’est réellement produit mais qui a été passé sous silence. L’originalité de cette BD tenait dans sa technique, l’utilisation du papier découpé collé sur fond noir pour évoquer à la fois les scènes du Grand Nord et faire référence à la gravure Inuite, une forme d’art unique en son genre qui me plait beaucoup. Alors que ᐱᖃᓗᔭᖅ (Iceberg) peut être considéré comme une BD expérimentale, j’ai préféré utiliser dans Nunavik la même approche graphique que celle utilisée dans Mile End, (qui pourrait être qualifié comme étant de la BD plus « traditionnelle ») pour parler de la réalité de cette région éloignée, difficile d’accès. Comme Mile End donc, j’ai choisi de représenter le protagoniste avec les traits simples et les décors plus détaillés.

L’idée était de mettre en opposition le Mile End chic et branché au Nunavik méconnu, isolé et aux prises avec de nombreux défis sociaux. Le lien qui existe entre les deux ouvrages se voit dans la composition de la page couverture. Dans les deux cas il s’agit d’une vue plongeante sur une rue bordée de poteaux électriques en bois (l’inspiration de la première étant les tableaux du peintre John Caruthers Little connu comme étant un « chroniqueur du patrimoine urbain de sa ville natale de Montréal »2). Dans Nunavik, le personnage qui est censé faire la suite de sa bande dessinée, un Mile End 2 qui a été promis à son éditeur part plutôt pour un voyage dans l’arctique, rêvant d’exotisme et d’aventure, mais se retrouve confronté à ses propres préjugés et idées reçues. Ici le voyage vers « l’autre » se retourne et devient un voyage intérieur, mais le ton léger (en surface) demeure le même. Nunavik oscille entre anecdotes humoristiques, travail documentaire et journal de voyage. Je voulais offrir un portrait réaliste de ce Nord qui me fascine tant, en évitant de véhiculer les clichés habituels et aborder ce sujet, particulièrement sensible au Canada qu’est la relation avec les premières nations. Avec son côté ludique et accessible, la bande dessinée me paraissait le véhicule idéal pour attirer l’attention sur ces enjeux. Le fait que je puisse passer d’un registre à l’autre de manière si libre témoigne en tout cas du pouvoir de ce médium. 


Note

↑ 1 Publié dans le recueil Trip n.8 (2014) et en anglais dans BDQ; Essays and Interviews on Quebec Comics (Conundrum Press).

↑ 2 Alan Klinkhoff, John Little: City Life From 1951 (Alan Klinkhoff Gallery: Toronto, 2017). Source citée dans la page Wikipedia de l’artiste (en anglais)


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482