Publifarum n° 39 - Publifarum

Introduction : langues secondes, migration et pandémie

ACHARD-BAYLE Guy, FRAGONARA Aurora, LI Junkai, ABID Sarah, ABOHALTAM Ahmmad, BILHAJ Hussein, EL KATTHABI Sakina, KACED Omar, SEIFELNASER Tarek



Ce numéro de Publifarum recueille une série d’articles et par là un panorama de réflexions, d’expériences et de pratiques qui portent sur les dispositifs de formation en langue seconde pour migrants tels qu’ils ont été mis en place, ou revus de modèles précédents, dans le contexte de la pandémie qui a surgi en 2020. Il s’est avéré que cette crise sanitaire a multiplié les fragilités et les vulnérabilités qui s’étaient déjà accrues, au tournant des XXème et XXIème siècles, avec la globalisation et le flux des migrations ; les recherches avaient pointé alors combien était engagée la responsabilité des sociétés d’accueil (GARDOU 2006 ; 2012).

Quant aux nouvelles fragilités et vulnérabilités apparues en contexte pandémique, elles ont touché et touchent toujours, entre autres, la liberté des mobilités, l’accès aux cours en ligne, les impacts de la distanciation sociale. C’est pourquoi il nous est apparu intéressant voire important de lancer un appel à contributions, dans ce contexte de pandémie prolongée, dont nous résumerons la problématique par ces deux principales questions : comment ledit contexte a-t-il changé les principes et les dispositifs de formation en langue seconde destinés aux migrants ? En quoi la crise sanitaire a-t-elle représenté et représente-t-elle toujours pour ces derniers une menace pour l’intégration dans la société d’accueil ?

Pour donner une orientation aux contributions, nous nous sommes fondés sur l’hypothèse suivant laquelle « la langue est la source principale de la connaissance de l’autre » (suivant la charte européenne du plurilinguisme), hypothèse qui anime encore aujourd’hui la réflexion linguistique et didactique. De la sorte, les sciences du langage ont un rôle particulier à jouer parmi les disciplines des sciences humaines et sociales, pour se pencher et agir sur les manières et les moyens de mener à bien sinon une politique, du moins des dispositifs d’enseignement/apprentissage des langues qui, dans cette actualité particulière, garantissent le lien social et favorisent l’accueil des migrants, jeunes ou adultes, nouvellement arrivés ; et c’est ainsi qu’à la suite de la pandémie persistante, a émergé récemment une « linguistique d’urgence » (Emergency Linguistics) qui cherche à tirer parti des acquis des sciences du langage pour décrire et améliorer les conditions de communication dans des situations de crise, publique ou personnelle, afin notamment d’assurer l’accès aux informations « vitales ». du point de vue de l’intégration des migrants allophones, il s’est agi alors et il s’agit encore de repenser ou de réviser les formations en langues secondes en situations de crise en termes de « services langagiers d’urgence » (YAO 2022).

Les deux articles d’ouverture du présent numéro sont les versions révisées des deux conférences invitées qui inauguraient le colloque que nous avions organisé à Metz en septembre 2022 sur le thème des L2 en contexte pandémique, appel que nous avons repris, et élargi notamment au contexte post-pandémique, avant de le proposer, dans sa nouvelle forme, pour appel à contribution et constitution du présent sommaire.


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La contribution de Fernanda Minuz et Lorenzo Rocca initie la discussion à l’aide d’une présentation du projet LASLLIAM du Conseil d’Europe (2022) : Guide de référence sur l’alphabétisation et l’apprentissage d’une seconde langue pour l’intégration linguistique des migrants adultes. Lorsqu’il s’agit de cours de langues ou de connaissance de la société, les besoins des migrants non ou faiblement alphabétisés sont rarement pris en considération, et ils ne se voient que rarement proposer un nombre suffisant d’heures d’enseignement pour atteindre le niveau de langue requis. Ainsi, LASLLIAM a été conçu en vue de soutenir les éducateurs en langues, les concepteurs de programmes et les responsables des politiques linguistiques dans leurs efforts pour concevoir, mettre en œuvre, évaluer et améliorer des programmes adaptés aux besoins spécifiques de ce public. Les auteurs sont convaincus que LASLLIAM favorisera l’intégration des migrants non ou faiblement alphabétisés dans les sociétés européennes et qu’il contribuera à leur développement et à leur épanouissement personnels.

Si les migrants adultes font l’objet de la préoccupations majeures pour les sociétés d’accueil, les enfants de migrants méritent une attention d’autant plus particulière qu’ils se trouvent dans les contextes pédagogiques différente par rapport à leur environnement d’origine. La première contribution prenant en compte ce public est celle de Gérard Vigner : elle se trouve à la fois en surplomb des problématiques soulevées par ce numéro et parfois distinct des publics, terrains et expériences traités par ailleurs dans le sommaire. Elle comprend deux grands volets : elle interroge d’abord les scénographies de la classe (de langue), qui repose sur des observations de terrains divers à travers le monde, puis l’appropriation de l’espace de la classe à la française par les élèves intégrant une UPE2A (Unités pédagogiques pour élèves allophones nouvellement arrivés). L’auteur souligne que l’établissement d’accueil, dans son organisation même, sa logique et ses pratiques des apprentissages, peut constituer une source d’embarras, généralement peu considérée.


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La réflexion autour des publics migrants mineurs est également au cœur des contributions de Sakina El Khattabi, Julie Prévost et Élodie Graveleau qui se penchent   sur différents contextes d’apprentissage. L’article de Sakina El Khattabi présente une expérience didactique du FLE réalisée en 2021 dans une classe de mineurs non accompagnés (MNA), expérience menée dans le cadre d’une association d’appui : France Terre d’Asile. L’auteure atteste que l’autonomie joue un rôle crucial dans l’apprentissage du français et la réussite scolaire. Un programme de sept modules recourant aux ressources du web a été mis en place pour valoriser l’autonomie de ces apprenants, tout en tenant compte de leur forte hétérogénéité et de leurs besoins particuliers.

Julie Prévost se penche sur les unités pédagogiques pour élèves allophones nouvellement arrivés (UPE2A) : ces dispositifs consacrés aux jeunes migrants accueillis dans les établissements secondaires en France montrent les efforts qui sont faits pour assurer une scolarisation inclusive de ces jeunes élèves. Cependant, ces dispositifs rencontrent des problèmes institutionnels. Il apparaît nécessaire à l’auteure, qui se focalise surtout sur la situation des collèges, de repenser l’allophonie pour modifier le regard des enseignants sur ce public spécifique et hétérogène, et renouveler leurs pratiques afin d’inclure les élèves allophones de manière encore plus efficiente.

La contribution d’Élodie Graveleau concerne toujours les UPE2A, mais se place au niveau des lycées. L’auteure souligne les contraintes et les tensions observées chez les lycéens allophones confrontés à l’urgence de valider leur diplôme en deux ou trois années d’études. Un inventaire de compétences a été élaboré pour accélérer leur réussite scolaire. Cet outil permet de prendre en compte la progression, le curriculum et les référentiels pour l’UPE2A.


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L’apprentissage des langues étrangères a aussi été impacté par la crise sanitaire, même si l’expérience que les apprenants en ont fait, ainsi que les résultats qu’ils ont obtenus diffèrent du vécu et des ressentis des apprenants migrants d’une langue seconde. À ce sujet, Radosław Kucharczyk et Marta Wojakowska explorent les changements qui ont intéressé la didactique des langues étrangères en Pologne à l’époque de la pandémie de Covid-19. Une enquête a été menée auprès des lycéens polonophones ayant une expérience de 12 mois d’apprentissage à distance. Les résultats montrent que le confinement pourrait s’avérer avantageux pour les apprenants en langues qui – a priori – devraient être préparés au travail en autonomie, malgré les opinions négatives sur l’enseignement/apprentissage en ligne véhiculées surtout par les médias. Les auteurs précisent qu’il est indispensable d’en tirer des leçons pour l’avenir afin de pouvoir réagir de manière plus réfléchie et efficace face à une situation de crise. Les conclusions auxquelles les auteurs parviennent dans cette contribution peuvent donc intéresser non seulement le public concerné mais aussi tout autre type d’ apprenant confronté à des situations de crise et d’apprentissage à distance.

Enfin, Guy Achard-Bayle, Tarek Seifelnaser, Sarah Abid et Aurora Fragonara closent la discussion à travers les témoignages des recherches et des pratiques réalisées par le groupe de recherches GRD_FILS (Groupe de recherches doctorales sur le français et l’italien langues secondes). Les principes théoriques tels que l’altérité (selon Jullien), la reconnaissance (selon Honneth, Ricœur) et les stéréotypes (selon Kleiber, Larsson, Varela et al.) alimentent cette contribution dont l’orientation épistémologique porte particulièrement sur la formation linguistique et interculturelle des migrants. Cette réflexion a ainsi conduit les auteurs à repenser la question de la vulnérabilité (suivant Gardou, Macé) dans la pratique des actions en classe de langues. Ils concluent que l’enjeu didactique de cette formation du public migrant est de dépasser le simple apprentissage de la langue du pays d’accueil, si l’on considère en particulier la situation politique, sociale, économique et langagière de ces apprenants, dont les fragilités ont été exacerbées par la pandémie.


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L'introduction a été rédigée par les trois éditeurs scientifiques de ce numéro: Guy ACHARD-BAYLE (CREM, Université de Lorraine),  Aurora FRAGONARA (FoReLLIS, Université de Poitiers), Junkai LI (Faculté des Langues Étrangères, Tianjin University) en collaboration avec les membres du GRD_FILS (Groupe de Recherches Doctorales sur le Français et l'Italien Langues Secondes) : Sarah ABID (CREM, Université de Lorraine), Ahmmad ABOHALTAM (CREM, Université de Lorraine), Hussein BILHAJ (CREM, Université de Lorraine), Sakina EL KATTHABI (CREM, Université de Lorraine), Omar KACED (CASNAV-CAREP, Académie Metz-Nancy), Tarek SEIFELNASER (CREM, Université de Lorraine).


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Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482