Reconnaissance, Énaction, Stéréotypes, Altérité : Principes pour la formation linguistique et interculturelle des migrants
Table
Stéréotypes, prototypes et représentations mentales
L’altérité et les ressources culturelles
La démarche interculturelle en classe de FLE/FLI : de l’interaction à la découverte de l’autre
Abstract
Francese | IngleseLe but de cet article est celui de réfléchir à la place des concepts de reconnaissance, énaction, altérité et stéréotype dans l’enseignement/apprentissage des langues secondes aux publics migrants.
La réflexion vise à montrer l’importance de ces concepts pour la didactique des langues, tout en gardant un ancrage philosophique et linguistique. À ces fins, la section 1 est consacrée à la définition du concept de vulnérabilité, qui caractérise les publics migrants, à partir des travaux de P. Ricoeur sur la prise de conscience réflexive de « soi-même comme un autre ». Cette assise en philosophie du langage réclame le traitement d’autres concepts qui sont développés dans la deuxième et la troisième partie, consacrées respectivement au rapport entre les stéréotypes et l’altérité (section 2), à la réversibilité de la condition de vulnérabilité et à l’importance du care (section 3). La section 4 met en évidence l’intérêt du cadre théorique présenté lors de l’adoption d’une démarche interculturelle en classe de FLI pour des publics migrants.
Introduction
Dans le cadre de séminaires doctoraux de linguistique et didactique des langues, nous avons constitué, il y a bientôt cinq ans, un groupe de recherches qui se consacre aux problématiques posées par l’enseignement-apprentissage des langues secondes (désormais L2). Comme il réunit des doctorant(e)s et jeunes docteur(e)s enseignant aussi bien le français que l’italien, nous l’avons baptisé « GRD_FILS », pour « Groupe de Recherches Doctorales sur le Français et l’Italien Langues Secondes ».
Les doctorant(e)s et jeunes docteur(e)s réunis dans ce séminaire, ainsi que son directeur, sont membres du CREM UR3476, Centre de Recherche sur les Médiations, laboratoire de l’université de Lorraine spécialisé dans diverses disciplines des SHS, dont la linguistique et la didactique des langues ; les chercheurs de cette spécialité sont regroupés au sein de l’équipe Praxitexte du CREM. Cette équipe, issue de diverses unités de recherche créées – ou reconfigurées – à partir des années 70, a pour identité première, et toujours actuelle, la sémantique référentielle et la linguistique textuelle (d’où le nom de l’équipe) ; plus récemment, elle s’est orientée vers la sociolinguistique, où s’inscrivent de nombreux travaux de doctorant(e)s en didactique des langues.
Mais c’est dès le départ, soit au mitan des années 70, à l’occasion notamment de la création de la revue Pratiques, dont on fêtera bientôt le cinquantenaire1, que l’articulation entre linguistique et didactique s’est révélée être un point fort – et alors parfaitement original – de ces équipes successives et de leurs recherches et publications.
Pour revenir au GRD_FILS et à ses membres, ceux-ci se sont appliqués à diffuser leurs recherches et faire part de leurs pratiques (ou recherches-actions) lors de deux colloques « Jeunes Chercheurs » organisés à Metz en 2017 et 20182. C’est en fait à l’occasion de la table-ronde finale du premier de ces colloques que les jeunes chercheurs et leur directeur ont décidé de se pencher plus spécialement sur la question de l’enseignement-apprentissage des L2 destinées à des publics migrants et d’organiser un colloque franco-italien propre à cette problématique en 20183.
L’article qui suit, rédigé à « huit mains », entend témoigner de ces recherches et recherches-actions4. Mais comme les publics que nous avons pu rencontrer sont divers, nous adoptons la dénomination de « publics migrants » au pluriel : de fait, la diversité caractérise non seulement les publics auxquels nous pouvons être confrontés lorsque nous rassemblons nos expériences, mais aussi le public propre à l’un ou l’autre d’entre nous ; la dernière partie de cette contribution illustrera ainsi cette diversité propre aux classes de migrants, considéré dans son contexte particulier, le nord-est de la Lorraine.
Notre contribution, disions-nous, entend témoigner de nos recherches et de nos pratiques. Cela explique la démarche que nous suivrons dans cette contribution, qui ira, en quatre étapes, de l’exposé des principes théoriques qui alimentent nos séminaires, à celui de pratiques auxquelles nos expériences, guidées ou enrichies par de tels principes, ont pu nous conduire.
La première partie est consacrée à diverses notions de philosophie traitées sous un angle linguistique, dans la mesure notamment où celles-ci sont empruntées à un auteur, Paul Ricœur, qui a toujours eu le souci de les traiter lui-même en philosophe du langage5. On part en outre du principe méthodologique que la prise en compte des travaux des philosophes du langage donne à la didactique des langues une assise certaine, parmi d’autres cadrages des SHS6. Les trois parties qui suivront en témoignent. Pour la présente, la notion philosophique d’arrière-plan traitée en priorité est la vulnérabilité, qui nous semble caractériser nos publics. Mais ce qui nous intéressera aussi dans le traitement de cette notion, c’est la manière dont Ricœur la met en parallèle, mais non en opposition, et en relation avec le juste : de la sorte, la vulnérabilité est, dans nos contextes, une étape nécessaire à la prise de conscience réflexive de soi comme un autre (Ricœur 1990) ; mais aussi une étape vers l’émancipation, autrement dit une revendication du juste, qui comme telle passe par une série d’actes de parole, donc autant d’apprentissages linguistiques, écrits et oraux, en groupe, autrement dit dialogaux, dialogiques. Cette prise de conscience, cette revendication réclament l’éclairage d’autres notions, les catégorisations et leurs représentations stéréotypiques, l’altérité, la diversité et le face-à-face (inter-) culturels, qui seront présentées et analysées par la suite.
Dans la deuxième partie, qui se veut aussi une partie de cadrage théorique, nous aborderons le concept de stéréotype sous un angle sémantique. Le but est d’étudier les différentes théorisations des représentations mentales. Cette étude permettra de montrer qu’un même concept, c’est-à-dire la représentation mentale que les êtres humains se font d’une réalité donnée, est nommé différemment selon les auteurs et leurs travaux : nous avons ainsi identifié les termes de « stéréotypes » (Putnam, 1975), de « prototype » (Kleiber, 1990) et la désignation plus générique de « représentation mentale » en sémantique cognitive (Rosch et Varela, 1991). Nous interrogerons aussi le rapport que l’image mentale entretient avec le réel afin de montrer que ces théorisations parviennent à faire coexister la synthèse mentale propre à la représentation (qui fonctionne comme un modèle de conceptualisation de la réalité) et l’ouverture sur l’altérité, en admettant des écarts par rapport à la modélisation. Ces théorisations des stéréotypes fournissent des bases pour une nouvelle interprétation des représentations mentales que nous nous forgeons de l’Autre, ainsi que des relations humaines qui en découlent.
Dans la troisième partie, qui nous permettra d’aborder le champ des pratiques, nous interrogerons les notions d’identité et d’altérité en ce qu’elles éclairent la vulnérabilité des apprenants et peuvent apporter des réponses pour la didactique du français langue étrangère face aux publics migrants. L’étymologie du terme « vulnérable » s’appuie d’emblée sur une métaphore du corps et de la médecine (vulnerabilis : qui peut être exposé aux blessures). La vulnérabilité apparaît en effet comme une forme de fragilité qui peut se « guérir » et qui est « par nature réversible » (Thomas, 2008). Nous nous appuierons également sur l’article d’Hélène Houdayer (2022) et son concept d’empowerment qui désigne la « capabilité » des individus « d’envisager leurs vulnérabilités comme réversibles ». Cette définition rejoint par ailleurs la conception humaniste de Noam Chomsky (2010). La personne « vulnérable » a en effet cette double particularité d’avoir besoin d’être soutenue (par le care) et d’être acteur de sa vie sociale, économique et citoyenne (par le développement de son pouvoir d’agir). Or si le contexte migratoire est particulièrement un « contexte de désorientation du sens » (pour reprendre maintenant David Le Breton, 2002), le « pouvoir d’agir » est également soumis à l’apprentissage des codes d’une vie sociale, économique, citoyenne, culturelle autre. Ce qui nous conduit à la dernière partie de notre contribution.
Dans la quatrième et dernière partie, qui se partagera également entre réflexion théorique et exposé de pratiques de terrain, nous évoquerons la question de la place et de la fonction de l’interculturel dans l’enseignement-apprentissage du français pour et par des migrants adultes. Pour ce faire nous commencerons par distinguer deux concepts apparentés et souvent utilisés dans ce domaine à savoir le FLE et le FLI (parfois FL2i pour « français langue d’insertion et/ou d’intégration »), mais qui ne reflètent pas une même réalité sur le terrain. Le nôtre concerne le FLI langue d’intégration — sachant que l’on pourrait par ailleurs s’interroger sur le sens du « i » : insertion et/ou intégration ? En écho à l’orientation donnée à notre réflexion en première partie, sur la prise de conscience de l’identité propre et paradoxale de soi-même comme un autre, nous essaierons de définir l’approche interculturelle telle qu’on peut l’adopter pour notre public. Nous essaierons aussi, en nous rapprochant des pratiques, de répondre à la question : quelle place réserver, quelle fonction donner à l’altérité en classe de FLS/FLI ? Pour finir nous donnerons un exemple concret de pratiques que nous avons testées en classe de FLS/FLI.
Reconnaissance
Les œuvres de Ricœur sur l’identité, le temps, le récit, la mémoire et la reconnaissance, qui s’étalent sur une vingtaine d’années, alimentent nos séminaires depuis que nous nous intéressons aux langues secondes (désormais L2) et aux publics migrants, mais c’est surtout aux Parcours de la reconnaissance (2004) que nous avons puisé pour mettre notamment cet ouvrage en relation avec ceux de Honneth sur le même sujet (voir Honneth 2000 et 2020). Plus récemment nous avons pu nous inspirer d’un chapitre du Juste qui est un recueil en deux volumes d’articles ou de textes de conférence de Ricœur, paru de manière posthume en 20227. Ayant déjà publié sur les ouvrages de Ricœur et Honneth (op. cit.), nous nous attacherons davantage ici à son dernier opus.
Le chapitre du Juste en question est intitulé « Autonomie et vulnérabilité » : ce sont des thèmes de réflexion centraux dans nos recherches. Pour ce qui est de l’autonomie, on ne peut pas dire que la notion, et sa pratique en didactique des langues-cultures étrangères, donc d’une L2, soient propres à nos publics d’apprenants migrants (le pluriel de « publics » a été justifié dans l’introduction). Néanmoins, comme on le verra par la suite, notamment dans les deux dernières parties de cette contribution (conformément au plan annoncé dans l’introduction), elle est à la fois un effet, et inversement une condition, disons, inévitables, d’une approche d’enseignement-apprentissage propre à nos publics.
Pour ce qui est de la vulnérabilité, elle est, inversement, centrale dans nos réflexions. Si l’on considère en effet que la notion de vulnérabilité est ou plus modestement peut être une des caractéristiques de nos publics, nous y reviendrons, alors elle entre également en scène pour définir au moins l’un des traits qui définissent et distinguent ce que l’on considère comme L2 par rapport à ce qui est plus généralement dénommé LE.
Cela dit, dans le chapitre cité, Ricœur (2022) lui préfère le mot ou la notion de fragilité, qu’il met donc en parallèle avec celle d’autonomie, mais en fait comme son contrepoint ou son contraire. Pour autant la démarche de Ricœur, morale, sociale, politique et donc juridique (d’où le titre du recueil), consiste à passer de l’une à l’autre, d’aller de l’une à l’autre. Il y a donc, et les mots reviennent à plusieurs reprises dans le chapitre c’est à noter, une ambition « pédagogique », « éducative », dans cette démarche.
Cela nous concerne ainsi de près, d’autant qu’il ne fait par ailleurs aucun doute que l’autonomie et son versant, adverse, la fragilité, dépendent pour beaucoup, comme le souligne Ricœur, qui une fois de plus fait œuvre de philosophe du langage8, de la maîtrise de la langue ; notamment sous diverses formes d’actes tels que : (s’)identifier, (se) (re)connaître, (se) défendre, répondre (aux divers sens du terme, notamment répondre de : on retrouve là la question de la reconnaissance liée à la responsabilité), expliquer, argumenter, et, pour finir, mais ce n’est pas le moindre, débattre.
Pour revenir à la vulnérabilité, et à la fragilité, si Ricœur préfère la seconde notion, c’est qu’il y voit, grâce au cheminement indiqué, de la fragilité à l’autonomie, une « condition de possibilité », une « sortie de l’état de soumission » qui affecte une « minorité » (op. cit. 2022 : 122). Cet idéal d’émancipation, qui est aussi on l’a dit un parcours d’éducation, incluant un processus d’acculturation, est inspiré de l’Esprit des Lumières de Kant, que ce dernier définit ainsi :
« Les “Lumières” se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable (...) Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières. » (Kant, Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? in Berlinische Monatsschrift, déc. 1784)
Ricœur, après Kant, s’intéresse donc à la personne « capable » (voir aussi infra, partie 3), c’est-à-dire la personne qui est responsable, au sens même de capable de répondre : cette capacité ou compétence consiste d’un côté en « pouvoir de dire », et ce pouvoir se décline ou dédouble en « pouvoir d’agir sur le cours des choses et pouvoir d’influencer les autres protagonistes de l’action » ; mais la personne doit acquérir d’un autre côté le « pouvoir de rassembler sa propre vie dans un récit intelligible et acceptable » (op. cit. 2022 : 125).
On voit tout ce qui dans cette philosophie « des Lumières » s’accorde à nos publics fragiles, vulnérables : l’intégration est garantie ou n’est garantie que par la connaissance et son corollaire ou sa conséquence la reconnaissance ; une approche critique9 qui va de soi aux autres, visera une réflexion sur l’identité et l’altérité des deux parties : cela inclut la prise en compte des stéréotypes propres à ces deux parties, et leurs projections sur l’autre partie10 ; nous le verrons dans les trois parties suivantes de cette contribution, qui porteront successivement sur les représentations mentales, la question de l’altérité et l’enseignement interculturel.
Stéréotypes, prototypes et représentations mentales
Dans cette partie, nous nous intéressons au concept de stéréotype. Il mérite d’être creusé pour plusieurs raisons. (I) Les représentations stéréotypiques jouent un rôle dans les processus de définition de l’identité et de l’altérité. (II) À cause de cela, elles sont considérées comme l’un des obstacles principaux à surmonter lors de la mise en place de dynamiques interculturelles.
Le concept de stéréotype est récurrent en sciences humaines et sociales. Il est convoqué en sociologie et en anthropologie afin d’expliquer différentes actions, réactions et tendances des groupes humains, telles que, pour ce qui nous concerne plus particulièrement, l’exclusion, la peur, le rapport à la tradition et aux « racines ».
En linguistique, le concept est présent en sémantique, mais il est abordé de manière plus neutre et, suivant les courants, plus mentaliste11. Les acceptions et les contextes plutôt négatifs dans lesquels le concept de stéréotype est souvent convoqué en sciences sociales diffèrent ainsi des conceptualisations que nous pouvons retrouver chez les sémanticiens, surtout ceux qui s’inspirent des sciences cognitives.
Comparé à l’emploi courant de « stéréotype », en linguistique nous retrouvons plusieurs différences au niveau du type d’observables désignés (non restreint aux faits sociaux) et des dénominations employées. Cette diversité se reflète également dans le traitement de l’altérité et donc des écarts par rapport à la norme.
Les observables qui sont communément appelés « stéréotypes » dans le langage courant, regroupent un nombre de phénomènes plus important en linguistique, comme ils intéressent potentiellement tout type de référent. De plus, pour définir des rapports entre un référent et son signifié, les travaux en sémantique parlent de stéréotype, de prototype ou de représentation mentale. Cette dernière définition, qui est la plus générique et la plus neutre, peut englober d’un point de vue logique les prototypes et les stéréotypes proprement dits.
En outre, différentes approches mettent l’accent sur la non-rigidité des catégorisations stéréotypiques ou prototypiques, ouvrant ainsi sur la possibilité (et donc sur la validité ontologique) de l’altérité, sans laquelle les opérations de reconnaissance ne peuvent pas se réaliser. Nous allons donc nous focaliser sur les conceptualisations principales qui montrent cette prise en compte de la diversité.
À ces fins, nous avons retenu trois définitions qui mettent l’accent sur la question de l’écart par rapport à la représentation standard sur des bases réalistes et/ou expérientielles : celle d’Hilary Putnam (1975) pour les stéréotypes, celle de Georges Kleiber (1990) pour les prototypes et celle de Rosch et Varela (1991) sur les processus cognitifs qui régissent la formation de nos représentations mentales.
Ces travaux s’accordent sur un point : les stéréotypes et les prototypes sont des représentations mentales qui servent aux êtres humains pour s’orienter dans la réalité. Ils définissent des horizons d’attente qui permettent la sélection et l’organisation de l’expérience nécessaires à la compréhension de la réalité, à l’action et à l’interaction sociale, y compris les processus de reconnaissance. Ils préfigurent ce que Ruth Amossy appelle la « lecture programmée du réel ou du texte » (1991 : 22).
Il convient par ailleurs de préciser que la conceptualisation du stéréotype de Putnam ne relève pas d’une conception péjorative du terme. Putnam précise en effet que la connotation négative, si présente, est attribuable aux intentions communicatives et aux attitudes des locuteurs, et non pas aux représentations.
À partir de cette considération, il reste à voir comment sont abordés et traités les écarts par rapport à cette représentation mentale dominante.
D’après Putnam, le stéréotype est l’ensemble des attributs jugés suffisants dans une société donnée pour que l’on puisse affirmer qu’un locuteur lambda conceptualise le sens d’un mot d’une manière à permettre la communication et la compréhension entre individus. Le stéréotype socialement partagé ne correspond pas forcément à la réalité, dans le sens qu’un certain degré de non-correspondance, par rapport aux paramètres du stéréotype ne porte pas préjudice à l’inclusion d’un objet dans la catégorie référentielle. Par ailleurs, il existe, d’après Putnam, une « division du travail linguistique » qui est le reflet des différentes compétences acquises en termes de reconnaissance des objets. Les attributs du stéréotype sont suffisants à la circulation du concept lors des échanges communicatifs, alors que les locuteurs experts sur un sujet possèdent un répertoire plus vaste. Putnam cite l’exemple d’une communauté de locuteurs où l’or revêt une certaine importance : il est considéré comme un métal précieux et présente une portée symbolique dans certains contextes (par ex. les alliances de mariage). À l’intérieur de ces communautés, il est important que tous les locuteurs s’approprient le mot « or » et qu’ils connaissent au moins certaines caractéristiques superficielles (il s’agit d’un métal, pour la plupart du temps jaune). Ce genre de connaissances (on pourrait dire ici le stéréotype de l’objet « or ») est donc jugée suffisante à l’intercompréhension du mot, à la création du lien social et la réalisation d’un certain nombre d’actions (par ex. le mariage). Cependant, afin que cette le mot puisse dénoter la bonne référence (le métal qui est actuellement de l’or et pas un autre métal de couleur jaune, du faux-or), il est nécessaire qu’un sous-ensemble des locuteurs connaisse, et soit capable d’identifier un nombre majeur de caractéristiques propre à ce métal. Le travail linguistique pour le mot « or » est ainsi partagé entre locuteurs experts et moins experts.
La sémantique du prototype de Kleiber est également ancrée dans le réel, le point de départ étant l’observation de ce que les locuteurs disent et conçoivent. Le prototype est la représentation qui se trouve au centre d’une catégorie, réunissant un ensemble de traits jugés pertinents, mais pas forcément nécessaires. Les faits que ces traits ne soient pas conçus comme nécessaires permet de traiter les écarts par rapport au prototype comme étant non-hiérarchisés, mais plutôt conçus en termes de proximité ou de distance du centre de la catégorie. En ce sens, le moineau serait plus prototypique, et donc plus proche du centre, que l’autruche quand on se réfère à l’idée qu’on a de la catégorie « oiseau ». Tout exemplaire appartient donc à une catégorie en vertu d’» un air de famille », d’un principe de gradation.
En sémantique cognitive, Rosch et Varela parviennent à une conclusion similaire : les représentations mentales sont des synthèses à posteriori qui jaillissent de la rencontre entre la réalité et la configuration psycho-physiologique de l’être humain (Varela et Rosch, 1991 : 196-197), suivant un processus énactif. Elles s’imposent par la suite grâce à l’itération, c’est-à-dire la répétition, qui confirme la viabilité de la représentation. Il n’existe pas de nécessité intrinsèque de la représentation, dans le sens que d’autres relations énactives (et donc d’autres représentations) pourraient se produire.
Ces stéréotypes sont plus complexes dans une situation comme celle de la classe de langue, où sont réunis des locuteurs aux origines différentes dont les niveaux de maîtrise de langue peuvent également varier. C’est dans ce genre de contexte que la présence des stéréotypes et le rapport à l’altérité s’inscrivent dans des questions sociétales, par exemple le « vivre ensemble » et le recours aux approches interculturelles dans la création du lien social.
L’altérité et les ressources culturelles
En effet, si nous considérons que le stéréotype/prototype est une représentation mentale partagée par un groupe qui donne « des grilles de lecture » (Castellotti, Moore, 2002) pour que les individus s’orientent dans le réel et s’organisent dans leur environnement, nous pouvons nous demander comment faire lorsqu’il n’est pas possible de s’exprimer et de se faire comprendre, en particulier dans cette situation de la classe de langue.
Dans le contexte auquel nous sommes confrontés, nous avons vu se creuser les fragilités des membres de la société qui se trouvaient déjà en situation d’insécurité culturelle et linguistique. Notre groupe de recherche s’est interrogé sur la politique éducative mais surtout sur les modèles pédagogiques ; la question qui nous préoccupait était la suivante : comment réduire cet écart entre l’école et les publics considérés comme vulnérables ?
Nous nous sommes inspirés de l’ouvrage d’Olivier Meunier (2014 : 9), pour qui : « L’identité est basée sur le sens, qui assure le sentiment de continuité, les valeurs qui fondent l’estime de soi, et l’adaptation à l’environnement qui permet de trouver sa place dans la société. » Pour « trouver sa place », il s’agit de trouver « du sens » dans son identité et de remettre de l’ordre dans ce désordre culturel apparent. Éloigné de ses repères, l’individu en situation migratoire peut se trouver fragilisé. La notion de « culture cible » en didactique du français langue étrangère semble bien éloignée de ce tout complexe qui se transforme. Réfléchir aux pratiques pédagogiques et à ses enjeux dans le contexte de l’accueil et la formation plurilingue et interculturelle des migrants nous paraissait contribuer à ce questionnement sur l’identité des apprenants migrants. L’expression « ressources culturelles » de François Jullien constituerait notre point d’ancrage pour désigner la culture de chaque individu, composée de plusieurs cultures en perpétuelle mutation. Pour considérer les relations entre individus dans leur complexité, et en particulier dans des situations pluriculturelles, il s’agit de ne pas décrire les acteurs sociaux en fonction de leur culture pour ne pas « les enfermer dans une réalité pré-fabriquée qui pourrait ne pas correspondre à leurs choix » (Meunier, 2014 : 8).
Dans le cadre précis que nous considérons, nous pouvons parler d’» enseignement d’urgence », qui vise finalement à faciliter la communication. En effet, dans la citation précédente, « l’estime de soi et l’adaptation à l’environnement » sont essentiels pour pouvoir s’affirmer et pour dialoguer avec d’autres cultures. Les nouveaux enjeux liés aux flux migratoires ont amené à de nouvelles réflexions de la part du politique pour la cohabitation culturelle. Dans l’ouvrage Cultures, éducation, identité, Olivier Meunier évoque cette cohabitation en France comme étant envisagée par le prisme de l’idéal républicain français, qui repose sur « le principe d’adhésion volontaire aux valeurs de la citoyenneté républicaine » (2014 : 8). Cependant, il défend l’idée de Camilleri (1997 : 86) selon laquelle l’identité relève d’une « dynamique d’aménagement permanent des différences ». Le terme utilisé est « aménagement » et non « principe d’adhésion volontaire » puisque l’identité demeurerait tant que « le sujet parvient à donner à l’altération le sens de la continuité » (Camilleri, ibid.).
Les conséquences de cet « enseignement d’urgence » résideraient dans ces choix politiques mais viendraient aussi des domaines social, économique et linguistique de ces apprenants, à lier également au contexte de post pandémie mondiale. Ils sont confrontés à une culture, et s’opère ainsi ce que nomme Olivier Meunier « une dialectique interculturelle qui permet de passer d’un niveau à l’autre tout en les confrontant ».
«Les outils symboliques de la culture organisent les rapports du sujet au monde en termes de significations et de communication qui sont interdépendants. Le rapport à l’autre est intersubjectif tout comme les processus de création, de transformation et de réinterprétation des significations qui se constituent lors des échanges personnels (avec d’autres sujets) ou médiatisés (comme la littérature). » (Meunier, 2014 : 10)
Le projet éducatif interculturel auquel nous réfléchissons au sein de ce groupe de recherche interroge les « rapports du sujet au monde » en termes de reconnaissance, de représentations et de stéréotypes. Aussi la réflexion menée par François Jullien dans son ouvrage Il n’y a pas d’identité culturelle, interrogeant les concepts mobilisés dans le débat en Europe sur les cultures, nous permet-elle d’appuyer notre questionnement. Si la langue est le moyen de rencontrer autrui mais que nous ne parlons qu’un seul idiome, ou que nous n’avons qu’un seul imaginaire formaté, les langues « ne pourront plus se réfléchir entre elles : elles ne laisseront plus percevoir respectivement leurs ressources. » Le risque de cette pensée qui nie l’entre et l’écart réside dans la confusion entre l’universel et ces « stéréotypes de la pensée ». Les cultures sont en regard, elles mutent et se transforment. La classe de langue est un microcosme dans lequel se joue cette rencontre entre cultures et subcultures. Olivier Meunier décrit ce processus avec les termes de « création, de transformation et de réinterprétation des significations » quand François Jullien les nomme « fécondités », ou plutôt « ressources culturelles ».
Selon ce philosophe, il devient important de défendre ces ressources en les activant, sans quoi le commun culturel en France sera entièrement brisé. Il rejette ainsi les termes de « différences » et d’» identité » car ils isolent et figent les cultures. « Une identité se définit, des ressources s’inventorient. Elles s’explorent et s’exploitent » : c’est ce que signifie activer pour lui.
La diversité des ressources apparaît comme une richesse et non pas une perte de « l’identité UNE » d’un pays. Cependant, elles ne peuvent subsister et se développer que dans un monde qui prône la liberté, dans lequel nous considérons des « sujets » et non pas des « individus », repliés sur leur « moi ». Il s’agit de considérer l’autre comme « un sujet d’initiative et de liberté ». Le projet éducatif interculturel que nous envisageons vise la prise de conscience de ces stéréotypes et de ces obstacles à la reconnaissance (Honneth, 200, 2020 et Ricoeur, 2004), afin de mettre en avant la (re-) découverte de l’autre et l’unicité de chaque sujet. Dans le temps de la classe s’opère une véritable négociation des identités pour redéfinir ses frontières : entre ouverture à la différence et fermeture pour préserver ses particularismes :
« Ce que l’homme ne choisit pas lui-même, ce en quoi il est gêné ou vers quoi il est mené, ne s’identifie jamais avec son être et lui reste toujours étranger. Pour l’accomplir, il emploie, non ses forces d’homme, mais une adresse de mécanique. » (Wilhelm von Humboldt, Essai sur les limites de l’action de l’État, 1867)
« S’identifier avec son être » est une exhortation à la liberté pour affirmer ses « forces » intérieures, son identité. Humboldt y développe une conception humaniste, que Noam Chomsky reprendra plus tard dans son ouvrage Pour une pédagogie humaniste (2010). Dans un dialogue entre cultures, la reconnaissance des identités par l’alter serait le seul moyen de s’épanouir dans la diversité culturelle. Dans la situation de la classe interculturelle, cet alter constitue une ouverture et permettrait l’émergence d’un « commun » des cultures, et non pas d’un « semblable » (Jullien, 2016). Ce semblable est l’un des obstacles que peuvent rencontrer les publics les plus fragiles, sans être capable de s’identifier, au sens étymologique du terme, puisqu’ils utilisent « une adresse de mécanique ».
Cette insécurité-là est celle d’une individualité que l’on formate, qui est déformée par cette « machine à emboutir », si l’on reprend la métaphore d’Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des hommes. Chaque individu est un tas de glaise, avec une texture malléable, comme notre identité. Les dérives résideraient non seulement dans ce formatage imposé par une société régie par la dynamique de la mondialisation (Jullien, 2016), mais aussi dans ce passage d’une matière à façonner à une matière figée, qui ne peut plus vivre l’expérience de l’altérité.
Ce « figement » n’est pas sans rappeler l’étymologie du terme « stéréotype » formé de deux étymons grecs : stereos qui signifie « ferme, solide », et de tupos, « empreinte, marque ». Son emploi nous vient du milieu de l’impression qui, par glissement métaphorique, caractérise certaines « actions répétées mécaniquement », à la manière d’une imprimerie, ou certains « comportements spontanés quotidiens » (Grandière et Molin, 2004 : 9), désignés ainsi par leur aspect machinal et irréfléchi. D’ailleurs, dans la discipline linguistique, la définition du stéréotype repose toujours sur un modèle, qui marquerait ainsi les mentalités, comme une « empreinte figée » dans les esprits, autrement dit une représentation fermée et isolée. Dans le cadre de nos réflexions, notre volonté n’est pas, sous prétexte d’interculturel, d’analyser les « cultures » mais plutôt d’adopter une perspective humaniste (Chomsky, 2010) facilitant l’appréhension de la diversité de l’humain et le processus de reconnaissance, ce qui permet de nous rapprocher des définitions de stéréotype et de prototype, présentées au préalable.
La démarche interculturelle en classe de FLE/FLI : de l’interaction à la découverte de l’autre
Tout d’abord nous voudrions préciser quelle différence nous faisons entre le français langue étrangère (FLE) et le français langue d’intégration (FLI) : le français langue étrangère, abrégé en FLE, est la langue française lorsqu’elle est enseignée à des apprenants non francophones en France ou à l’étranger. C’est une discipline pour laquelle il existe des méthodes spécifiques.
Quant au concept de français langue d’intégration FLI, le Référentiel FLI/Français Langue d’Intégration de l’ATILF stipule :
« À l’inverse de FLE ce concept n’est pas la langue des étudiants ; il n’est pas non plus la langue de ceux qui souhaitent posséder le français comme une langue seconde ou troisième. Il s’adresse à un public spécifique pour lequel les dispositifs existants peuvent s’avérer mal adaptés. Il peut, par contre, s’articuler avec un enseignement linguistique à visée professionnelle, en milieu de travail par exemple. »
Ainsi, dans ce référentiel initié par la DGLFLF (Délégation Générale à la Langue française et aux Langues de France) et par la DAIC (Direction de l’Accueil, de l’Intégration et de la Citoyenneté), le FLI est défini comme un processus évolutif d’appropriation du français : il se situe dans la continuité du Contrat d’Accueil et d’Intégration (CAI), actuellement Contrat d’Intégration Républicaine (CIR).
Passons maintenant à la question de l’interculturel en classe de FLE/FLI, en relation avec ce qui nous avons pu dire précédemment, notamment dans nos deux premières parties du point de vue de la philosophie du langage, sur la question de l’altérité. En didactique des langues et des cultures étrangères (dite autrement : DLCE), l’apprentissage d’une culture étrangère est compris comme un processus de reconstruction permanente des représentations de l’apprenant vis-à-vis de cette culture, dans la mesure où ledit processus s’inscrit dans une prise de conscience des représentations de l’apprenant et dans une découverte de ses propres spécificités culturelles au contact et par le contact d’une autre langue. En effet, la finalité de ce processus réflexif est de rendre possible un autre processus, celui qui permet de dynamiser la culture première.
Ainsi Philippe Blanchet (2004 : 6) nous explique que « l’approche interculturelle se réalise à la fois par l’adoption d’une posture intellectuelle (une certaine façon de voir les choses) et par la mise en œuvre de principes méthodologiques dans l’intervention didactique et pédagogique (une certaine façon de vivre les choses). » Il ajoute que « la notion d’interculturalité renvoie davantage, pour [lui], à une méthodologie, à des principes d’action, qu’à une théorie abstraite, c’est la raison pour laquelle je lui préfère approche interculturelle ». Il s’agit d’une approche pédagogique qui vise à développer la compétence interculturelle des apprenants de français langue étrangère, c’est-à-dire leur capacité à communiquer et à interagir avec des personnes de cultures différentes. L’interculturel en classe de FLE permet de mieux comprendre la diversité linguistique et culturelle dans le monde, d’éveiller aux langues, de dépasser les préjugés et les stéréotypes, et de favoriser le dialogue et le respect entre les cultures.
Pour appliquer l’interculturel en classe de FLE/FLI, il faut d’abord avoir une bonne connaissance des concepts théoriques de l’approche interculturelle, comme la compétence interculturelle, la communication interculturelle, l’éducation à l’altérité12. Ensuite, il faut choisir des activités et des supports adaptés aux objectifs et au public visé, en favorisant les interactions, les échanges, les comparaisons, les réflexions et les productions des apprenants sur les aspects culturels du pays d’accueil et de leurs propres pays. Il existe plusieurs types d’activités interculturelles possibles, comme des jeux de rôles, des débats, des enquêtes, des simulations, des projets, entre autres13.
Partant de l’interculturel pour la découverte de l’autre et la redécouverte de soi-même, nous allons essayer d’expliquer le rôle de l’altérité en classe de FLE/FLI. Du latin alterĭtas, le terme alter concerne « l’autre » du point de vue du « moi ». Le concept de l’altérité est utilisé au sens philosophique pour désigner la découverte de la conception du monde et des intérêts d’un « autre ». Cette idée d’altérité est donc associée à une volonté de comprendre l’autre, qui encourage le dialogue et favorise les relations pacifiques. L’altérité évoque un regard entre « soi » et « l’autre » ou entre « nous » et « eux ». L’» autre » a des coutumes, des traditions et des représentations différentes des nôtres : raison pour laquelle il fait partie d’ « eux » et non pas de « nous ». L’altérité implique de se mettre à la place de « l’autre », en alternance avec son propre point de vue.
L’altérité au sens plus large du terme consiste en la rencontre entre deux individus culturellement différents, c’est-à-dire à placer les différents styles de vie face à face. S’il y a une volonté de découverte de l’autre, l’intégration peut être harmonieuse dans la mesure où chacun respecte les croyances de l’un et de l’autre. Le dialogue, par ailleurs, sera enrichissant pour les deux parties. Toutefois, si l’altérité est absente, le peuple le plus fort domine l’autre et impose ses croyances.
Le concept d’altérité touche aussi le domaine de la didactique des langues-cultures. Dans le Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde, Jean-Pierre Cuq (2003 : 17) indique que « tout sujet suppose une intersubjectivité et, en même temps, éprouve toujours la tentation de réduire l’autre à un objet, grand danger contre lequel il faut sans cesse lutter en soi-même, pour les relations humaines ».
L’altérité qui intéresse également les didacticiens est à rapprocher du « savoir aborder, traiter l’autre, le différent, le nouveau » (CECR 2001). L’altérité est ainsi définie par Coste et Cavalli (2015 : 19) comme « une construction psychologique qui survient lorsqu’une différence de quelque sorte est perçue et rendue saillante par la situation et/ou par les processus psychologiques de l’individu ». De plus, l’autre (perçu comme nouveau, différent) ne peut se restreindre à un autrui humain. Selon les mêmes auteurs, il « peut être un individu, un groupe, une culture, mais aussi une connaissance à acquérir, une œuvre à découvrir ».
Toujours dans le domaine de la didactique, l’altérité est plutôt rapprochée du « savoir-vivre ensemble ». Selon Beacco (2018), l’altérité ne peut pas être considérée selon l’apprentissage mais plutôt selon un savoir-faire ou un savoir-être. L’altérité en classe de FLE est donc le fait de reconnaître et de respecter la différence de l’autre, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une culture. L’altérité est un concept clé de l’approche interculturelle, qui vise à développer la compétence interculturelle des apprenants, c’est-à-dire leur capacité à communiquer et à interagir avec des personnes de cultures différentes. Il est question de manières d’agir ou de comportements commandés par les valeurs que chacun s’est appropriées. L’adhésion à des valeurs dépend de la conscience de soi et du monde. Comme le précise Beacco (2018 : 100) : « Une éducation à l’altérité réduite à faire acquérir des comportements “corrects” au regard de standards définissant le “bon citoyen” ou la personne “ouverte à l’altérité” risque d’être superficielle, si l’on n’a pas, en même temps, suscité une adhésion véritable aux valeurs qui en sont le fondement. »
Pour inclure cette démarche interculturelle dans nos classes de FLE/FLI, des activités ont été testées auprès d’un public adulte de migrants : le fait de parler des traditions et coutumes en France (fêtes, gastronomie etc.), à titre d’exemple : pendant la période des fêtes de fin d’année, après avoir dispensé un cours sur Noël et le nouvel an, les apprenants étaient invités à les comparer avec leurs grandes fêtes d’origines diverses et de raconter ce qui se passent en détail, ce qui leur a permis de s’exprimer, découvrir et comprendre les culturèmes de la langue cible tout dans un cadre du respect et de l’empathie mutuels.
Un culturème est un élément dont la signification est spécifique à une culture. Le concept de culturème est utilisé en linguistique, en sociologie et en traductologie pour analyser les différences culturelles entre les langues et les sociétés. La signification du mot en didactique des langues-cultures : Luc Collès (2007 : 64-65) explique que « l’élaboration de la compétence culturelle implique que l’on donne aux apprenants les moyens d’accéder en profondeur à la culture comportementale partagée par les francophones, laquelle régit la plupart de leurs attitudes, coutumes et représentations.» Il fait ainsi référence aux études de Robert Galisson sur les « mots à charge culturelle partagée », et baptise ces derniers « culturèmes ».
Conclusion
Pour conclure, nous voudrions faire un constat important qui est né sur nos terrains de recherche et résulte de nos actions en classe : les enjeux didactiques de la formation linguistique du public migrant dépassent le simple apprentissage de la langue du pays d’accueil, en particulier si nous considérons la situation politique, sociale, économique et linguistique de ces apprenants, dont les fragilités ont été exacerbées par la pandémie.
Les sujets baignent dans un milieu interculturel et sont confrontés à des codes culturels et à une langue qu’ils ne connaissent pas. Ils doivent créer du sens parmi ces symboles inconnus. Ricoeur voyait dans le parcours de la reconnaissance le passage de l’homme faillible au soi capable de reconnaissance. L’identité est au cœur de cette dialectique des cultures. La recherche de reconnaissance semble ainsi légitime, et même essentielle, en ce qu’elle permet « d’éviter les violences symboliques » (Meunier, 2014 : 9).
Bibliographie
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Sites pédagogiques
https://www.francepodcasts.com/2018/10/13/lapproche-culturelle-et-interculturelle/
https://didac-ressources.eu/wp-content/uploads/2017/09/pdf_Blanchet_inter.pdf
Note
↑ 1 Présentation de la revue : https://journals.openedition.org/pratiques/96. Le n° 1 est accessible en ligne : https://www.persee.fr/issue/prati_0338-2389_1974_num_1_1. Pratiques a publié plusieurs numéros relatifs à son histoire et à son ou ses orientations, particulièrement en 2016 : https://journals.openedition.org/pratiques/2925, et en 2020 : https://journals.openedition.org/pratiques/845.
↑ 2 Cf. Abid (2018), Achard-Bayle et al. (2018)
↑ 3 Cf. Achard-Bayle et al. (2019).
↑ 4 Cf. Abid et al. (2022).
↑ 5 Même si ce n’est qu’en partie. Mais si l’on prend par exemple l’ouvrage de Ricœur sur la Reconnaissance (2004), on constate que sa très longue introduction donc l’approche de la notion, et son ample prospection, sont lexicales et lexicographiques ; Ricœur y distingue ainsi jusqu’à vingt-cinq définitions de la notion, sous ses formes nominale et verbale.
↑ 6 Sans parler évidemment de travaux de didactique des langues qui ne s’appuient pas sur de tels arrière-plans : voir infra note Errore. Il segnalibro non è definito..
↑ 7 Notre chapitre se trouve dans le volume 2, pages 121-149.
↑ 8 Voir également : « le juste est d’abord objet de désir, de manque, de souhait. Il s’énonce dans un optatif avant de s’énoncer dans un impératif. » (Le Juste 1, Avant-propos : 30).
↑ 9 Voir également, dans Parcours de la reconnaissance (Ricœur, 2004 : 306), « la capacité d’éveiller par la critique chaque acteur d’un monde aux valeurs d’un autre monde, quitte à changer de monde. Une nouvelle dimension de la personne est alors révélée, celle de comprendre un autre monde que le sien, capacité que l’on peut comparer à apprendre une langue étrangère au point d’apercevoir sa propre langue comme autre parmi les autres. »
↑ 10 La démarche réflexive est par ailleurs soumise à la condition que nous allions « à l’encontre de discours devenus d’une banalité décourageante en faveur de l’altérité. L’altérité fait précisément problème dans la mesure où elle fait fracture dans une relation de soi à soi-même qui a sa légitimité non seulement morale, mais psychologique au plan de l’instauration et de la structuration personnelle. » (Ricœur, 2022 : 134).
↑ 11 Par « mentaliste » nous entendons ici tout type d’approche qui ne prend pas – ou très peu – en compte l’apport et l’interaction avec la réalité objective et externe au sujet. Ce genre d’approche considère que la plupart des opérations de construction du sens relèvent de l’activité mentale (par exemple application des schèmes de raisonnement) de l’être humain.
↑ 12 https://www.francepodcasts.com/2018/10/13/lapproche-culturelle-et-interculturelle/
↑ 13 https://didac-ressources.eu/wp-content/uploads/2017/09/pdf_Blanchet_inter.pdf