Publifarum n° 40 - Publifarum

La description lexicale du français en Vallée d’Aoste: le cas des statalismes valdôtains

Kamilla Kurbanova-Ilyutko



Abstract

Francese  | Inglese 

L’article caractérise des traits lexicaux spécifiques, désignant des réalités des domaines politique, administratif et socioéconomique de la Vallée d’Aoste. Les statalismes valdôtains étant le centre de notre recherche, nous avons entrepris l’échantillonnage du corpus de textes juridiques, publiés en Vallée d’Aoste en 2022 et 2023 (1er et 2e trimestres uniquement). L’analyse formelle et sémantique des lexèmes et expressions repérés nous a permis de distinguer deux groupes principaux de statalismes, tels que les néologismes de forme et de sens, ces derniers étant plus répandus. Les définitions proposées pour chaque unité lexicale valdôtaine décrite ainsi que les conclusions sur les correspondances des statalismes italien-français / français-italien pourront servir pour de futures recherches.


La Vallée d’Aoste, l’une des régions autonomes d’Italie, est généralement représentée comme une région bilingue, voire plurilingue du point de vue linguistique ainsi que sociolinguistique. Majoritairement italophone de nos jours, la Vallée d’Aoste reste tout de même un îlot francophone en Europe Occidentale et avant tout en Italie, ayant établi l’italien et le français comme les deux langues officielles de la région.

La situation sociolinguistique valdôtaine étant bien compliquée et multidimensionnelle, il est important de rappeler les résultats du Sondage linguistique de 20011, organisé par la Fondation Émile Chanoux. Cette étude a mis en lumière la hiérarchie des langues parlées en Vallée d’Aoste, notamment de l’italien, du français et du francoprovençal, ce dernier jouant un rôle important dans la communication de la vie de tous les jours, pourtant dépossédé de tout statut officiel dans le pays.

La co-officialité de la langue italienne et française est définie légalement dans l’Article 38 du Statut spécial pour la Vallée d’Aoste (Loi constitutionnelle n° 4 du 26 février 1948) : 

En Vallée d'Aoste la langue française et la langue italienne sont sur un plan d'égalité.
Les actes publics peuvent être rédigés dans l'une ou dans l'autre langue, à l'exception des actes de l'autorité judiciaire, qui sont établis en italien.
En Vallée d'Aoste les administrations de l'État recrutent, autant que possible, des fonctionnaires originaires de la région ou connaissant le français.

En relisant l’article mentionné ci-dessus, il est important de noter que les dispositions linguistiques du Statut spécial pour la Vallée d’Aoste sont fondamentales, mais portent en même temps des éléments leur attribuant un caractère facultatif, comme par exemple « peuvent être rédigés », « à l’exception des », « autant que possible », etc.

La question qui se pose toujours est celle de la fonctionnalité du français, de son emploi réel dans différents domaines, tels que l’éducation, les médias, l’affichage, etc. Quel est le décalage entre son statut officiel et les fonctions qu’il remplit dans la région ? Dans quelle mesure la parité entre le français et l’italien est assurée aujourd’hui ?

1. Bref aperçu des recherches sur le français en Vallée d’Aoste

Pendant ces dernières décennies la Vallée d’Aoste a attiré l’attention de nombreux linguistes et surtout de sociolinguistes, s’intéressant à la situation linguistique particulière dans la région. Le sujet central de ces recherches est le bilinguisme et / ou le plurilinguisme des valdôtains, le développement des aspects théoriques et pratiques du bilinguisme en général ainsi que du bilinguisme valdôtain en particulier. Parmi les travaux de ce premier champ, il est important de noter celui de M. Cavalli, D. Coletta, L. Gajo, M. Matthey, C. Serra « Langues, bilinguisme et représentations sociales au Val d’Aoste », publié à Aoste en 2003. L’ouvrage décrit les représentations sociales des principales langues du Val d’Aoste, entre autres, la place du français dans ce contexte plurilingue. Un autre travail incontournable, dont l’auteur analyse l’évolution de la situation linguistique en Vallée d’Aoste à travers les siècles, s’intitule «Sprachsoziologische Studien zu Geschichte und Gegenwart der Mehrsprachigkeit im Aostatal», publié par R. Bauer à Salsburg en 1997. Dans l’étude de ce dernier, à part l’analyse globale de la répartition des langues, on apprend l’histoire et le rôle du français dans la société valdôtaine en rétrospective aussi bien qu’en perspective. L’ouvrage de D. Puolato « Francese-italiano, italiano-«patois » : il bilinguismo in Valle d’Aosta fra realtà e ideologia», paru à Bern en 2006, s’appuyant sur des enquêtes auprès de jeunes habitants d’Aoste, établit les fonctions de l’italien, du français et du ‘patois’ (employé souvent par les patoisants en tant que linguonyme, l’équivalent du francoprovençal) essentiellement du point de vue identitaire et ethnoculturel.

Le deuxième champ de recherches est consacré à l’aménagement linguistique de la région, à l’enseignement / apprentissage des langues officielles, notamment à l’école. M. Cavalli dans son livre « Éducation bilingue et plurilinguisme. Le cas du Val d’Aoste », publié à Paris en 2005, propose une analyse profonde des politiques linguistiques et celle du Val d’Aoste, présente les différents modèles d’éducation bi / plurilingue pour caractériser ensuite le modèle valdôtain introduit. Le français en tant que tel n’apparaît que comme objectif de la didactique bilingue en question. L’ouvrage évoque les problématiques du bilinguisme du cadre théorique et pédagogique, soulevant la question de la formation des enseignants et leurs compétences pour l’école bi / plurilingue.

Dans le Profil de la politique linguistique éducative, Vallée d’Aoste, Rapport régional, publié par l’Assessorat à l’Éducation et à la Culture de la Région Autonome Vallée d’Aoste en 2007 à Aoste ainsi que dans le Profil régional de la politique linguistique éducative – Région Autonome Vallée d’Aoste, Italie2, publié par le Conseil de l’Europe et la Région Autonome Vallée d’Aoste en 2008 à Strasbourg, il s’agit des résultats du système éducatif régional non seulement au niveau de l’enseignement scolaire, mais aussi supérieur et extrascolaire. Comme il a déjà été mentionné auparavant, les deux premiers champs d’études ne concernent pas directement le français en Vallée d’Aoste, tout en le décrivant dans le contexte plurilingue.

Dans le cadre du troisième champ de recherches, il est question des travaux étudiant les spécificités du français valdôtain. L’ouvrage de référence dans ce domaine est « Description lexicale du français parlé en Vallée d’Aoste », écrit par J.-P. Martin, paru à Aoste en 1984. Fondé sur le travail d’enquête, le volume présente tout un éventail de mots et d’expressions employés dans le langage courant des interviewés dans les années 1970-1980 et ensuite analysés et répertoriés selon le critère principalement étymologique. Le même genre de travail est repris par J.-M. Kasbarian dans les années quatre-vingt-dix, enrichi de données statistiques et sociolinguistiques (KASBARIAN 1993).

En outre, les résultats de l’analyse phonétique et phonologique du français valdôtain sont présentés dans le mémoire de T. Hauff « Le français régional de la Vallée d’Aoste. Aspects sociolinguistiques et phonologiques », soutenu auprès de l’Université d’Oslo en 2016. Par ailleurs, le cas des voyelles nasales est examiné dans l’article de K. Kurbanova-Ilyutko (KURBANOVA-ILYUTKO 2020).

Afin d’assurer la continuité des travaux sur les particularités lexicales du français en Vallée d’Aoste, K. Kurbanova a effectué des enquêtes linguistiques sur le terrain (2015-2016) et a proposé une typologie des valdôtainismes caractérisés non seulement selon leur étymologie, mais aussi selon leur vitalité et le taux d’emploi chez telle ou telle tranche d’âge (KURBANOVA 2017).

Dans ce paragraphe introductif nous avons éclairci les principaux domaines qui retracent l’histoire, la situation actuelle ainsi que les particularités du français en Vallée d’Aoste. L’étude du contexte sociolinguistique, y compris la place du français dans ce contexte plurilingue, étant le sujet de prédilection de ces dernières décennies, la description linguistique du français en Vallée d’Aoste nécessite encore beaucoup de recherches et d’analyses. 

2. La notion de ‘statalisme’

Après avoir dressé l’état des lieux des recherches sur le français en Vallée d’Aoste, nous devons définir le principal centre d’intérêt de cet article qui vise à étudier un aspect lexical du français valdôtain, plus précisément l’emploi des termes spécifiques valdôtains dans le domaine de l’administration au sens large du terme. Le statut de région autonome, une entité administrative particulière en Italie, prévoit toutes sortes de dénominations régionales qui ne correspondent pas à celles des autres pays / régions francophones.

Par conséquent, nous nous pencherons sur les traits lexicaux valdôtains qui pourraient être définis comme statalismes. Le terme ‘statalisme’, proposé par Jacques Pohl en 1984 (POHL 1984), a connu un élargissement de sens et a été employé par certains linguistes en tant que « trait lexical désignant des réalités des domaines politique, administratif, socioéconomique et culturel qui sont propres à une communauté linguistique et politique donnée »3.

Dans le cadre de notre recherche, nous allons employer les termes ‘statalisme’ / ‘statalisme valdôtain’ uniquement par rapport au lexique des domaines administratif, politique, voire socioéconomique, sans aborder pour l’instant toute la couche du lexique désignant des réalités locales traditionnelles afin de restreindre notre centre de recherche.

L’idée de répertorier ce champ lexical dans le cadre de l’étude de telle ou telle variété régionale du français n’est pas neuve. Par exemple, le Dictionnaire suisse romand conçu et rédigé par A. Thibault sous la direction de P. Knecht comporte le champ conceptuel « Administration, état, politique » à part (Dictionnaire suisse romand 2012, p. 842-843), totalisant une centaine de mots et expressions qui révèlent les particularités de l’organisation administrative suisse.

Il est également à noter que les statalismes suisses (romandismes institutionnels) ont fait l’objet d’une étude spécifique, notamment dans la traduction / version spécialisée français-portugais (CHANUT 2013). 

3. Les statalismes valdôtains : constitution du corpus

À notre connaissance, la liste de statalismes valdôtains n’existe pas encore, c’est-à-dire que les valdôtainismes de ce genre ne sont ni répertoriés ni analysés, à quelques exceptions près, que nous allons mentionner en particulier. Précisons toutefois que dans le cadre de cette expérimentation linguistique nous n’avons pas pour objectif de dresser la liste exhaustive des statalismes valdôtains, mais de présenter et d’analyser un répertoire des statalismes locaux les plus fréquents. Autrement dit, nous visons à constituer un éventail de lexèmes, de nominations régionales employées en français à l’écrit et à cette fin, nous nous penchons sur les textes juridiques qui sont rédigés et/ou traduits en deux langues officielles de la région selon le Statut spécial pour la Vallée d’Aoste. 

Pour ce faire, nous prenons les textes des actes publics, publiés au Bulletin officiel de la Région autonome Vallée d’Aoste en 2022 ainsi qu’en 2023 (1er et 2e trimestres uniquement), ce qui constitue un corpus relativement large de textes, c’est-à-dire 5713 et 3063 pages en format numérique, soit 8776 pages au total (2 millions de mots environ). En nous appuyant sur cette gamme de textes de types différents (actes, délibérations, lois, règlements, avis, suppléments, etc.), nous décelons des traits lexicaux qui ne sont pas propres au français standard ou français dit «de référence» (MORIN 2000). Par conséquent, nous répertorions des nominations valdôtaines particulières qui nécessitent des éclaircissements pour être comprises par les représentants des autres zones francophones.

Par la suite, la première démarche de notre expérimentation consiste à repérer ces lexèmes valdôtains, la deuxième est de les définir en recourant parfois aux textes parallèles en italien, étant donné que le Bulletin officiel est publié en deux langues. La troisième tâche est d’ordre étymologique puisqu’on explique la formation de tel ou tel terme néologique et on le compare aux termes sémantiquement proches du français de référence (dans les cas où ils existent en français).

Au fur et à mesure, nous consultons des ouvrages et des dictionnaires de référence différents, ce qui sera mentionné à part dans chaque description du mot / expression. Parmi les ressources incontournables, citons le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), le Dictionnaire des francophones (DDF), la Base de données lexicographiques panfrancophone (BDLP)4.

4. Analyse formelle et sémantique des statalismes valdôtains

À propos de la formation des statalismes valdôtains, il nous semble important de souligner qu’il s’agit de nouvelles unités lexicales, caractéristiques pour la variété régionale du français en Vallée d’Aoste. Ces nouvelles unités lexicales peuvent être également appelées des néologismes valdôtains ou statalismes valdôtains, si l’on précise le champ lexical restreint.

D’après leur forme, notre étude englobe des statalismes valdôtains de différents types : non seulement de nouveaux mots créés en français valdôtain, mais aussi de nouvelles unités de signification (nouvelles combinaisons ou expressions).

Comme on distingue traditionnellement néologie de forme et néologie de sens, dans le cadre de cet article les statalismes valdôtains sont répartis en deux groupes principaux : des statalismes de forme et de sens. Dans les deux cas, les unités dénotent une réalité nouvelle valdôtaine. Afin de mieux les définir, prenons l’explication du Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage (DUBOIS ET AL., 2012, p. 322): 


La néologie de forme consiste à fabriquer pour ce faire de nouvelles unités ; la néologie de sens consiste à employer un signifiant existant déjà dans la langue considérée en lui conférant un contenu qu’il n’avait pas jusqu’alors – que ce contenu soit conceptuellement nouveau ou qu’il ait été jusque-là exprimé par un autre signifiant.

Par la suite, en précisant la nature de tel ou tel forme néologique, nous distinguons des statalismes de forme, exprimant une réalité valdôtaine à l’aide d’une nouvelle unité lexicale (principalement formée selon les modèles productifs du français), ainsi que des statalismes de sens, c’est-à-dire des unités lexicales déjà existantes en français de référence, mais qui ont reçu une nouvelle signification dans la réalité valdôtaine, donc un nouveau contenu sémantique. Passons maintenant à l’analyse des unités en question.

L’échantillonnage du corpus décrit ci-dessus nous a permis de repérer 12 valdôtainismes, régulièrement employés dans les textes des actes publics.

4.1 Commune, communal

Le statalisme le plus fréquemment employé dans le corpus est le substantif commune.s (plus de 5300 entrées en 2022 ; plus de 2500 entrées en 2023). Le lexème existant en français de référence, outre sa signification initiale ‘circonscription administrative’, a été enrichi d’un nouveau sens valdôtain qui est décrit en détail par la Loi régionale n° 54 du 7 décembre 1998, portant système des autonomies en Vallée d'Aoste. Selon l’Article 2 (Principe d'autonomie) de ce document :


4. La commune est la collectivité locale qui représente la communauté, veille à ses intérêts et en favorise le développement.
6. Les communes et Unités des Communes valdôtaines visées à l'art. 8 de la LR n° 6/2014 disposent de l'autonomie statutaire, normative, organisationnelle et administrative.

Autrement dit, en français valdôtain le substantif commune, signifiant ‘circonscription/entité administrative’, a également calqué l’une des significations de son équivalent italien comune qui est ‘municipalité’. Étant donné que le mot existait déjà en français, ce transfert de sens a créé un néologisme de sens : fr. vda commune ‘municipalité’, ce dernier étant défini dans son premier sens par le TLFi comme « ensemble des élus et des fonctionnaires qui administrent une commune; p. méton., commune en tant que personne morale »5.

Le corpus nous présente encore quelques valdôtainismes institutionnels comportant l’adjectif communal en tant que dérivé de fr.vda commune dans le sens décrit ci-dessus. Par exemple, maison communale en français valdôtain signifie ‘mairie / siège de l’administration communale’. Ainsi les mairies valdôtaines portent l’inscription « Maison communale » qu’on peut considérer comme un statalisme de sens à part entière. Dans le corpus on trouve 19 entrées de maison.s communale.s en 2022 et seulement une entrée en 2023. Ajoutons également que dans les textes des actes publics du corpus les équivalents italiens de maison communale sont bien variés selon les contextes : sede comunale, civico palazzo, palazzo civico, municipio.

Un autre statalisme de sens, lié à l’administration communale, secrétaire.s communal.e.s / secrétaires communaux, figure sur le corpus 88 fois en 2022 et 11 fois en 2023. Le secrétaire communal est ‘le chef du personnel de la commune’ dont les fonctions sont décrites dans les statuts des communes ou des Unités des Communes valdôtaines.

4.2 Assesseur, assessorat

Contrairement aux exemples des statalismes précédents qui, à notre connaissance, n’ont pas été repérés ni définis dans les travaux sur le français en Vallée d’Aoste, les lexèmes assesseur et assessorat ont déjà attiré l’attention des linguistes et lexicographes. Après commune et ses dérivés, assesseur.s et assessorat.s occupent la deuxième place pour la fréquence de leur emploi dans le corpus : assesseur.s a été utilisé plus de 250 fois en 2022 et plus de 50 en 2023, tandis que son dérivé assessorat.s a connu un plus grand « succès » ayant plus de 420 entrées en 2022 et plus de 130 en 2023.

Si l’on consulte le Dictionnaire des francophones, on y trouve la définition d’assesseur qui ne correspond pas tout à fait à la réalité institutionnelle de la région : « En Vallée d'Aoste, désigne les membres du Conseil de la Vallée (conseil régional), ainsi que des Conseils communaux »6, parce que les assesseurs et le président sont membres du Gouvernement régional, c’est-à-dire, l’organe exécutif de la Région, tandis que le Conseil régional représente le pouvoir législatif de la Région. En d’autres termes, l’assesseur signifie ‘membre du Gouvernement régional’ ou ‘ministre régional’ en français valdôtain.

Il en va de même que la définition d’assessorat du DDF nécessite une explication supplémentaire : « Office d’assesseur »7. Étant une subdivision du pouvoir exécutif, l’assessorat pourrait être défini comme ‘ministère régional’, ce qui est plus révélateur dans les contextes : Assessorat de la santé, du bien-être et des politiques sociales, Assessorat de l’éducation, de l’université, des politiques de la jeunesse, des affaires européennes et des sociétés à participation régionale, etc.

Quant à la formation des deux lexèmes, l’assesseur ainsi que l’assessorat sont fixés dans les dictionnaires du français de référence avec d’autres significations, notamment dans le TLFi le premier sens de l’assesseur8 est « Personne qui siège à côté d'une autre personne pour l'assister dans ses fonctions et au besoin la suppléer », l’assessorat9 est défini comme « Fonction d'assesseur ». Dans les deux cas, il s’agit ainsi de néologismes valdôtains de sens, créés sous l’influence des termes italiens correspondants assessore et assessorato à l’issue du calque sémantique (MARTIN 1984, p. 111).

4.3 Consorterie

Le substantif consorterie pourrait servir d’un bon exemple du néologisme valdôtain de forme. Malgré son « apparence » bien française, ce mot n’est pas attesté dans les dictionnaires du français, étant donc une création valdôtaine. Le lexème consorterie.s a été rencontré 324 fois dans le corpus de 2022 et 20 fois dans celui de 2023, autrement dit, c’est un terme valdôtain assez répandu qui nécessite une définition.

En relisant les textes parallèles des actes publics en italien et en français, il devient évident que fr.vda consorterie est un emprunt assimilé de l’italien consorteria, désignant ‘une forme de propriété collective / coopérative’. La nature juridique et les caractéristiques des consorteries valdôtaines sont définies par l’Article 2 de la Loi régionale n° 19 du 1er août 2022, portant dispositions en matière de consorteries et d’autres formes de propriété collective.

4.4 Junte

En français de référence le substantif junte possède deux significations principales, fixées dans le TLFi : a. admin., vx.  Assemblée, conseil administratif en Espagne ou au Portugal ; b. pol. Gouvernement issu d'un coup d'état militaire, notamment en Espagne et en Amérique latine. Dans le contexte valdôtain le mot Junte, qui s’écrit régulièrement avec une majuscule, a tout à fait un autre sens, étant un des statalismes valdôtains les plus connus.

D’après J.-P. Martin, « ce mot issu de la terminologie officielle italienne a été introduit <…> après l’installation du gouvernement autonome. La Junte qui est en quelque sorte un Conseil de Ministres au niveau régional se compose d’un président et de sept assesseurs. » (MARTIN 1984, p. 131). 

Afin de commenter la définition de Junte proposée ci-dessus, nous devons tout d’abord confirmer l’origine de ce néologisme de sens qui a été calqué sur son terme correspondant italien Giunta

Le terme institutionnel fr. vda Junte ne s’emploie plus dans le sens de ‘organe exécutif de la Région’ (aucune entrée dans le corpus dans ce sens-là), étant remplacé aujourd’hui par le terme Gouvernement régional.

En revanche, fr. vda Junte est toujours utilisé dans l’expression Junte communale ou Junte tout court pour désigner ‘organe exécutif de la Commune’. Par exemple, dans la citation suivante, tirée des Actes émanant des autres administrations, Commune de Gaby, Statuts communaux, parus au Bulletin Officiel de la Région autonome Vallée d’Aoste n° 1 du 4 janvier 2022, le substantif fr. vda Junte correspond à son équivalent italien dans le sens, mentionné ci-dessus : 


Art. 8 Junte communale 
1. La Junte est l’organe de gouvernement de la Commune et exerce les compétences que la loi et les présents statuts ne réservent ni au Conseil ni au syndic.
Art. 8 Giunta Comunale
1. La Giunta Comunale è l'organo di governo generale ed esercita le competenze non riservate dalla legge e dal presente Statuto al Consiglio Comunale o al Sindaco.

Dans notre corpus on trouve 245 entrées de Junte (communale) en 2022 et 16 entrées en 2023.

4.5 Syndic, vice-syndic

L’histoire ainsi que l’emploi du mot syndic et de ses dérivés syndique, vice-syndic, vice-syndique sont d’un grand intérêt, surtout parce que les points de vue là-dessus ne sont pas unanimes. En français valdôtain on emploie syndic pour parler de ‘maire’. Selon l’Article 18 de la Loi régionale n° 54 du 7 décembre 1998 :


Les organes de la commune sont les suivants :

a) Conseil communal ;

b) Junte communale ;

c) Syndic et, dans les communes de plus de 1 000 habitants, vice-syndic.

Dans le cadre de notre corpus nous avons noté un emploi assez élevé de syndic.s (plus de 210 en 2022 et plus de 50 en 2023), de syndique.s (plus de 20 en 2022 et 9 en 2023), de vice-syndic.s (plus de 70 en 2022 et plus de 10 en 2023), aucune entrée de vice-syndique.

Il est intéressant que syndic (et ses dérivés) ne soit pas un statalisme uniquement valdôtain, étant aussi attesté de nos jours en Suisse Romande en tant que ‘premier magistrat d’une commune, maire’ (DSR 2012, p. 709). D’après le Dictionnaire Suisse Romand, syndic est un archaïsme du français central d’Ancien Régime ; selon eFEW, la fonction et le nom de syndic ont été abolis en France en 1789, mais le nom a survécu jusqu’à 1860 en Savoie10. Strictement parlant, le substantif syndic11 ne peut pas être considéré comme néologisme en français valdôtain, mais plutôt comme statalisme d’origine archaïque.

Toutefois, il nous semble important de souligner que l’emploi du statalisme syndic et ses dérivés en Vallée d’Aoste est également lié au fait qu’en italien les termes correspondants sindaco / vice sindaco sont formellement similaires, ce qui doit être aussi pris en considération.

4.6 Avocature

Étant donné que le substantif avocature n’existe pas en français de référence, cela doit être mentionné en tant que statalisme valdôtain. On trouve ce lexème dans les contextes suivants : Institution de l’Avocature de l’Administration régionale, Avocature régionale, L’Avocature de la Région autonome Vallée d’Aoste, etc. Il nous semble évident que le nom de cette structure administrative provient de son correspondant italien avvocatura12, signifiant ‘corps des avocat’. On distingue l’Avocature de l’État ‘corps des avocats d’État’ et l’Avocature de l’Administration régionale ‘corps des avocats de la Région’, « chargée, à titre général, de représenter et de défendre l’Administration régionale devant les juridictions ordinaire, administrative et comptable » selon l’Article 1 de la Loi régionale n° 6 du 15 mars 2011, portant institution de l’Avocature de l’Administration régionale.

Dans notre corpus le lexème avocature a été employé 2 fois en 2022 et 23 fois en 2023. Au sujet de son origine, il s’agit d’un néologisme de forme, créé à l’issue de l’emprunt à l’italien avvocatura, assimilé conséquemment en français valdôtain.

4.7 Questure, questeur, vice-questeur

A propos de Questure, il faudrait tout de suite préciser que c’est un statalisme valdôtain qui s’est avéré être plutôt rare dans le corpus : 2 occurrences en 2022 et 5 occurrences en 2023. Malgré sa fréquence limitée, il nous semble important de décrire ce terme administratif, parce qu’il dénote une structure nommée autrement en français de référence.

Du point de vue de sa forme, le substantif questure n’est pas une nouvelle unité lexicale, possédant des significations suivantes selon le Dictionnaire de français de Larousse.fr : 1. Charge de questeur ; 2. Ensemble des services dirigés par les questeurs d’une assemblée ; bureau des questeurs13. Cependant, en Vallée d’Aoste Questure, s’écrivant toujours avec une majuscule, est la dénomination de la ‘préfecture de police’. Ainsi, nous pouvons conclure que le sens du terme correspondant italien Questura a été calqué par le lexème Questure déjà existant en français de référence, créant par la suite un néologisme de sens en français valdôtain. Dans le corpus on trouve soit des emplois de Questure d’Aoste, soit Questure tout court, dont les équivalents italiens sont Questura di Aosta ou Questura.

Par ailleurs, les dérivés de fr.vda Questure, notamment questeur, vice-questeur, doivent être également considérés comme néologismes de sens, dans la mesure où les mêmes signifiants français s’emploient avec d’autres signifiés en français de référence. En d’autres termes, si en français standard questeur, excepté sa signification historique, veut dire « Membre élu du bureau d’une assemblée parlementaire, chargé de la gestion financière et de l’administration intérieure. (Il y a 3 questeurs à l’Assemblée nationale et au Sénat en France.)14 », en français valdôtain questeur est le ‘préfet de police / chef de la Questure’.

Pourtant, notre corpus ne présente aucune occurrence de questeur.s et seulement 3 occurrences de vice-questeur.s en 2023. Nonobstant la fréquence minime des lexèmes décrits ci-dessus, il nous a semblé logique de les traiter ensemble avec Questure, étant donné leur origine similaire. À notre avis, il est fort probable qu’on puisse trouver plus d’occurrences de ces termes administratifs valdôtains dans un corpus de textes plus ample et/ou plus spécialisé.

5. Conclusions

Après avoir terminé la description des statalismes valdôtains repérés lors de notre analyse du corpus, revenons à l’idée de départ de notre recherche.

Suite au bref aperçu des travaux linguistiques, sociolinguistiques, didactiques, lexicographiques, etc. sur le français en Vallée d’Aoste, nous avons découvert la nécessité de décrire le français tel qu’il existe en Vallée d’Aoste aujourd’hui. À cette occasion, nous nous sommes intéressés à sa forme actuelle écrite afin de déceler des traits lexicaux réguliers, justifiant la particularité lexicale de cette variété régionale du français.

En laissant de côté l’étude du français valdôtain parlé, nous avons pris la décision d’étudier les textes juridiques, soigneusement rédigés et / ou traduits en français en Vallée d’Aoste. Ce domaine de recherche nous semblant peu prometteur au début, à cause du caractère précis, fort épuré des productions écrites en question, nous nous sommes fixés pour objectif de déceler des traits lexicaux provenant uniquement du champ conceptuel de l’administration, servant à dénoter des réalités administratives valdôtaines. 

L’analyse du corpus préalablement choisi nous a permis de dresser une liste de valdôtainismes institutionnels (douze unités lexicales) qui pourra être utile pour les études linguistiques futures dans et en dehors de la région. 

L’étude formelle et sémantique des statalismes repérés a révélé leur origine : pour la plupart, il s’agit de néologismes de sens, la même forme lexicale avec une autre signification existant déjà en français de référence ou dans une autre variété de français. Dans le cadre de cette recherche nous avons veillé à donner la définition pour chaque lexème décelé, en nous appuyant sur un large éventail de ressources lexicographiques ainsi que législatives. Ce travail fait, nous avons établi des correspondances italien-français / français-italien, employées dans les textes des actes publics du corpus.

Pour conclure, les résultats de notre analyse du corpus nous permettent d’affirmer que nonobstant l’influence croissante de l’italien sur les autres langues de la Vallée, y compris le français, la variété valdôtaine du français, maîtrisée comme langue seconde par la majorité de la population, garde quand même ses particularités régionales jusqu’à présent.

Notes

L’auteur de l’article tient à exprimer ses remerciements pour le soutien dans la réalisation de cette recherche, au Comité des Traditions Valdôtaines, à la Fondation Émile Chanoux, à l’Office de langue française de la Vallée d’Aoste ; pour les relectures soigneuses à l’ATER à L’Université Paris-Est Créteil G. Inizan ; ainsi qu’à tous ceux qui ont prêté attention à ce travail.


Bibliographie

BAUER R., Sprachsoziologische Studien zu Geschichte und Gegenwart der Mehrsprachigkeit im Aostatal, Salsburg, Univ. Diss., 1997.

CAVALLI M., Éducation bilingue et plurilinguisme. Le cas du Val d’Aoste, Paris, Didier - LAL, 2005.

CAVALLI M., COLETTA D., GAJO L., MATTHEY M., SERRA C., Langues, bilinguisme et représentations sociales au Val d’Aoste, Aoste, IRRE-VDA, 2003.

CHANUT M., « Les statalismes – particularismes lexicaux du français de la Suisse dans la traduction assermentée », Synergies Brésil, №11, 2013, P. 91-104.

CONSEIL DE L’EUROPE et RÉGION AUTONOME VALLÉE D’AOSTE, Profil régional de la politique linguistique éducative – Région Autonome Vallée d’Aoste, Italie, Strasbourg, Division des Politiques linguistiques, Aoste, Assessorat de l’Éducation et de la Culture, 2008.

DUBOIS J., GIACOMO M., GUESPIN L., MARCELLESI C., MARCELLESI J.-B., MÉVEL J.-P. (eds), Le dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse, 2012.

HAUFF T., Le français régional de la Vallée d’Aoste. Aspects sociolinguistiques et phonologiques, Univ. d’Oslo, mémoire, 2016.

KASBARIAN J.-M., « Le français au Val d’Aoste », Le français dans l’espace francophone, Paris, H. Champion, 1993. T. 1. P. 337-351.

KURBANOVA K., « Particularités lexicales du français en Vallée d’Aoste », Éducation et sociétés plurilingues, № 42, 2017, P. 49-60.

KURBANOVA-ILYUTKO K., « Description phonétique du français parlé en Vallée d’Aoste : le cas des voyelles nasales », Le Flambeau. Revue du Comité des Traditions Valdôtaines, № 249, 2020, P. 19-32.

MARTIN J.-P., Description lexicale du français parlé en Vallée d’Aoste, Aoste, Musumeci, 1984.

MORIN Y., « Le français de référence et les normes de prononciation », Cahiers de l’Institut de Linguistique de Louvain, №26 (1), 2000, P. 91-135. 

POHL J., « Le statalisme », Travaux de linguistique et de littérature, 1984, T. XXII, №1, P. 251-264.

PUOLATO D., Francese-italiano, italiano-«patois»: il bilinguismo in Valle d’Aosta fra realtà e ideologia, Bern, Peter Lang, 2006.

RÉGION AUTONOME VALLÉE D’AOSTE, Profil de la politique linguistique éducative, Vallée d’Aoste, Rapport régional, Aoste, Assessorat à l’Éducation et à la Culture, 2007.

THIBAULT A., KNECHT P. (eds.), Dictionnaire suisse romand. Particularités lexicales du français contemporain, Genève : Zoé, 2012.

Sources électroniques

BASE DE DONNÉES LEXICOGRAPHIQUES PANFRANCOPHONE, [En ligne], URL: https://www.bdlp.org

DICTIONNAIRE DES FRANCOPHONES, [En ligne], URL : https://www.dictionnairedesfrancophones.org 

FRANZÖSISCHES ETYMOLOGISCHES WÖRTERBUCH. EINE DARSTELLUNG DES GALLOROMANISCHEN SPRACHSCHATZES, [En ligne], URL : http://stella.atilf.fr/scripts/mep.exe?CRITERE=eFEW;OUVRIR_MENU=eFEW;s=s0c5127d0;ISIS=mep_few.txt;s=s0c5127d0;;ISIS=mep_few.txt 

LAROUSSE, [En ligne], URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ 

TRÉSOR DE LA LANGUE FRANÇAISE INFORMATISÉ, [En ligne], URL : http://www.atilf.fr/tlfi  


Note

↑ 1 Sondage linguistique de la Fondation Émile Chanoux, URL: https://www.fondchanoux.org/sondage-linguistique/ (consulté le 14.07.2023).

↑ 2 Conseil de l’Europe et Région Autonome Vallée d’Aoste, Profil régional de la politique linguistique éducative – Région Autonome Vallée d’Aoste, Italie Strasbourg, Division des Politiques linguistiques, Aoste, Assessorat de l’Éducation et de la Culture, 2008, URL: https://rm.coe.int/profil-regional-de-la-politique-linguistique-educative-region-autonome/16807b3c2b (consulté le 19.02.2024).

↑ 3 Grand dictionnaire terminologique, la définition de ‘statalisme’, URL: https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/8359112/statalisme (consulté le 20.07.2023).

↑ 4 Base de données lexicographiques panfrancophone, URL: https://www.bdlp.org (consulté le 20.07.2023).

↑ 5 TLFi, URL : http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=1972013430; (consulté le 21.07.2023).

↑ 6 DDF, URL : https://www.dictionnairedesfrancophones.org/form/assesseur/sense/wkt%3Asense%2Fdae786b782f0a6e0d17742c9d5f0ab8 (consulté le 21.07.2023).

↑ 7 DDF, URL : https://www.dictionnairedesfrancophones.org/form/assessorat (consulté le 21.07.2023).

↑ 8 TLFi, URL : http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2874443130; (consulté le 22.07.2023).

↑ 9 TLFi, URL : http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?33;s=2874443130; (consulté le 22.07.2023).

↑ 10 eFEW, Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine darstellung des galloromanischen sprachschatzes, URL : https://lecteur-few.atilf.fr/index.php/page/lire/e/244062 (consulté le 22.07.2023).

↑ 11 En outre, on trouve d’autres significations de syndic en français de référence d’aujourd’hui. Pour plus d’informations : TLFi, URL : http://stella.atilf.fr/Dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=2740747395; (consulté le 24.07.2023).

↑ 12 Larousse.fr, Dictionnaire bilingue italien-français, URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/italien-francais/avvocatura/7285 (consulté le 23.07.2023).

↑ 13 Larousse.fr, Dictionnaire de français, URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/questure/65658 (consulté le 23.07.2023).

↑ 14 Larousse.fr, Dictionnaire de français, URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/questeur/65652 (consulté le 23.07.2023).


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482