Présentation du numéro
Le caractère international de ce numéro de Publif@rum souligne bien l'intérêt que la BD soulève dans et pour plusieurs pays et continents (Europe, Amérique, Afrique, Asie) et qui ne fera, nous en sommes certains, que continuer à s’élargir en termes aussi bien de chercheur.e.s que de production. La nature bilingue du numéro pourra également faciliter sa lecture au-delà de la frontière de la langue.
À l'origine de cette publication se trouve le colloque international Par-delà les frontières, organisé par le Festival BD de Montréal (FBDM) en partenariat avec le Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises (CRIEM) de l’Université McGill et qui s’est tenu à Montréal du 19 au 21 octobre 2023.
Suite à ces échanges sur la question des différentes facettes de la frontière comme sujet thématique et formel de la bande dessinée, le FBDM a décidé de nous confier la responsabilité scientifique de ce recueil d’articles qui en explore plusieurs incarnations.
Cette frontière évoque à la fois le contact et la fermeture. La frontière est ce qui se trouve entre deux réalités différentes, donc à la fois le point de tangence et le lieu où l’on éprouve la difficulté du dépassement.
Cette frontière peut être envisagée à partir de nombreuses perspectives. On peut imaginer les territoires traditionnels de la bande dessinée comme une frontière au-delà de laquelle le médium est en train de se projeter depuis quelques années déjà: nouveaux genres, nouvelles thématiques, nouvelles stratégies, nouveaux supports, nouveaux matériaux. Il s’agit donc de frontières concertant à la fois le contenu des albums et l’aspect plus formel.
D’ailleurs, la bande dessinée est structurée autour d’une frontière: l’espace intericonique ou gouttière. Elle est donc un médium qui, par définition, va au-delà des frontières. On peut le voir comme un espace interstitiel, entre-deux, où tout est possible, même ce qui n’est pas, même l’absence. Un espace où les minorités peuvent trouver un espace de vie et d’expression, où la censure a moins de prise, où la mémoire peut être reconstruite ou évoquée. Un espace qui favorise la lecture lente et la reconfiguration du temps.
La bande dessinée et le réel
Dans un monde où les frontières se ferment de plus en plus souvent, il s’agira tout d’abord, mais pas seulement, de frontières géopolitiques. Ce thème va constituer le sujet du premier volet, “Traverser (?) les frontières”, qui soulève la possibilité ou l’impossibilité même du voyage, difficile, voire impossible, pour les migrants, possible, voire souhaité, pour les personnages féminins des années 1960 et pour les albums philippins.
La deuxième partie du recueil se focalise sur des questions qui relèvent davantage de l’aspect formel: l’expérimentation de la BD dans les années Soixante-dix, la traversée de la frontière entre littérature, peinture et BD, la représentation en bande dessinée de maladies qui estompent les frontières de l’individu.
« Traverser (?) les frontières »: Migration, voyage, exportation
Dans la première section, le point d’interrogation marque la différence entre les espaces libres, ouverts, et les espaces contraints. Si aujourd’hui la question du rapport de la bande dessinée à la société et au réel est de plus en plus explorée (voir, entre autres, Vandermeulen 2017 et l’appel de la revue Mots pour un numéro en préparation pour 2026), il est aussi évident que la bande dessinée possède une palette d’outils pour aborder des sujets graves, sérieux et sensibles.
Dounia Mimouni-Meslem (“La migration légale et illégale dans la bande dessinée francophone : le cas de Comment réussir sa migration clandestine de S. Zerrouki et L’arabe du futur. Tome 1 de R. Sattouf”) analyse deux albums qui racontent la migration avec un humour, par moments très noir chez Zerrouki, faussement naïf et cinglant chez Sattouf. Au contraire des récits qui mettent en exergue les conditions inhumaines de l’expérience migratoire (par exemple, l’excellent Bessora, Barroux, Alpha, Abidjan-Gare du Nord), ce qui ressort ici est surtout l’absurdité des lois et des règlements qui divisent l’humanité en deux: ceux qui peuvent se déplacer librement et ceux qui ne le peuvent pas.
De son côté, Philippe Rioux (« L’évasion entre parenthèses : l’imaginaire du voyage dans la série Jani de Nicole Lapointe et Mariette Thibault ») présente une série québécoise des années Soixante, dont la protagoniste est une jeune fille qui va devenir hôtesse de l’air et prendre son envol au sens propre. Est-ce vraiment une émancipation? La réponse est plutôt nuancée et nous apprend beaucoup sur la société québécoise de l’époque.
La culture traditionnelle des Philippines imprègne la série Trese dont nous parle Ryan Clement dans “The Supernatural Thrilla from Manila: How Budjette Tan and Kajo Baldisimo's Trese Took Filipino Komiks, Comic Arts, and Culture Global”. Il s’agit d’un exemple d’exportation globale d’un comic qui a ouvert les frontières à la bande dessinée philippine, tout en conservant un fort ancrage culturel local. Un bon exemple de glocal.
Frontières formelles, identité et adaptation
La section “Frontières formelles, identité et adaptation” se tourne davantage vers l’intérieur des œuvres et vers leurs aspects formels. Comment représenter en BD la perte de l’identité et la déstructuration du soi que produit la maladie d’Alzheimer? Comment la BD peut-elle favoriser la traversée de la frontière entre deux ou plusieurs médias? Comment peut-elle explorer de nouvelles frontières formelles? C’est ce que s’attachent à faire les trois articles de cette section.
Alexander Jacobi analyse un album de Sarah Leavitt (“Cut My Life Into Pieces: Alzheimer’s, Identity, and the Closure of Selfhood in Sarah Leavitt’s Tangles: A Story of Alzheimer's, My Mother, And Me”) dans lequel l’autrice raconte la maladie de sa propre mère et interroge “l’intersection entre intellect, corps, environnement et identité par le biais du roman graphique”, en utilisant les ressources du médium afin de rendre sensible pour le lecteur ou la lectrice son expérience et celle de la personne affectée par la maladie.
Dans le deuxième article (“Adaptation de Nymphéas noirs de Michel Bussi en bande dessinée : entre fidélité et création”), Nachwa Rached analyse un cas d’étude très intéressant: l’adaptation en bande dessinée du roman de Bussi, dont le thème central est la peinture impressionniste. Comment ce roman, considéré comme inadaptable par l’auteur lui-même, peut-il être transposé en bande dessinée et quelles sont les ressources du médium qui sont employées à cette fin? C’est la question à laquelle Rached s’attache à répondre.
La dernière contribution, de Jean-Charles Andrieu de Lévis (“La mise en page aux frontières du lisible en France dans les années 70), aborde une phase bouillonnante de la bande dessinée en France, celle des années Soixante-dix, dont il analyse l’aspect formel et surtout une sorte de “tournant graphique” qui est au centre d’une expérimentation très libre.
Conclusion
Nous espérons apporter avec ce numéro encore une pierre à l’édifice des études scientifiques sur la BD comme un médium d’autant plus légitime qu’il est un “langage mondial”, ainsi que l’a dit Benoît Peeters dans une de ses conférences, permettant d’explorer “de nouveaux territoires” et de traverser de nombreuses frontières.
Et nous espérons aussi que ce recueil pourra montrer, une fois de plus et au fil des articles, que la bande dessinée possède des outils sémiotiques qui lui sont propres et qu’elle seule peut utiliser.
Pour reprendre encore une fois les propos de Benoît Peeters dans une conférence sur le roman graphique de 2018 : « C’est cette liberté, bien plus que le style, bien plus que le noir et blanc, bien plus que le format, qui fait à mes yeux que la vraie définition du roman en bande dessinée c’est cette liberté de raconter, […] c’est cela qui fait de la bande dessinée un médium véritablement surprenant ».
Remerciements
Nous remercions le FBDM qui nous a fait confiance pour le suivi scientifique du numéro, en la personne de sa directrice, Mélanie La Roche.
Bibliographie
BESSORA (auteur), BARROUX (illustrateur), 2014, Alpha, Abidjan-Gare du Nord, Paris, Gallimard.
PEETERS, Benoît, 2018, “Le triomphe du roman graphique, de Will Eisner à Marjane Satrapi”, cycle de conférences au Collège de France “Pour une histoire de la bande dessinée”, 8 février 2018; Pour une histoire de la bande dessinée | musée des Arts et Métiers.
PEETERS, Benoît, 2018, “Un langage mondial: les nouveaux territoires de la bande dessinée”, cycle de conférences au Collège de France “Pour une histoire de la bande dessinée”, 3 mai 2018; Pour une histoire de la bande dessinée | musée des Arts et Métiers.
VANDERMEULEN, David, 2017, « La BD et la transmission du savoir », Le Débat, n. 195, p. 199-208.