Publifarum n° 43 - Directrices de conscience, théologiennes et prédicatrices au XVIIe siècle dans le monde francophone

La Mère Marie Marguerite Balland (1612-1707), fondatrice du monastère de la Visitation de Modène (1669) et directrice de conscience de Maria Beatrice d’Este, reine d'Angleterre

Chiara Rolla



Abstract

Francese  | Inglese 

La Mère Marie Marguerite Balland (1612-1707), fondatrice du monastère de la Visitation de Modène (1669) et directrice de conscience de Maria Beatrice d’Este, reine d'Angleterre, est une figure de proue dans le panorama féminin de l’époque de la Contre-Réforme. L’article reconstruit l’envergure de cette moniale ainsi que ses rapports avec la maison d’Este à travers des écrits qui la concernent (quelques pages tirées des Années Saintes, quelques lettres et surtout les deux biographies qui lui sont consacrées – l’une en français et l’autre en italien). Ces ouvrages biographiques sont fondés sur « le di lei memorie manoscritte », des textes fort probablement cachés à l’intérieur des archives du monastère visitandin de Modène, un riche et vaste réservoir de documents encore largement à explorer.


Entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIIe siècle1, dans l'aire francophone comprenant le royaume de France, la « dorsale catholique2 » et la Nouvelle-France, un grand nombre de religieuses et/ou de femmes dévotes se sont mises à écrire, sur l'ordre de leurs directeurs de conscience ou de leurs supérieurs. Ces autrices contribuèrent largement au climat de renouveau et de renaissance religieuse et spirituelle qui marqua l'époque de la Contre-Réforme à travers une variété d'écrits. Parmi ceux-ci, les récits (auto)biographiques – les Vies – occupent une place de choix. Ces textes nous sont parvenus sous forme manuscrite ou imprimée, généralement après avoir été incorporés et remaniés dans une œuvre qu'un ecclésiastique publiait sous son propre nom. En effet, cette activité d’écriture avait un dénominateur commun : elle devait être autorisée par le directeur de conscience, qui en évaluait l’orthodoxie et la conformité morale. Le plus souvent, ces textes n’étaient pas destinés à la publication, mais ils étaient fréquemment inclus dans des œuvres hagiographiques signées par des clercs. Ils ont donc permis à la parole féminine de devenir publique, mais au prix d’être encadrée dans un texte masculin3.

Force est de constater que par leur richesse et leur portée, ces témoignages deviennent des documents d'une valeur inestimable pour reconstituer une partie de l'histoire moderne, pour rééquilibrer les apports masculins et féminins dans le développement et l'évolution de la civilisation et de la pensée modernes, en restituant ainsi l'importance due à la contribution des femmes. Une meilleure compréhension du rôle décisif joué par ces figures féminines ainsi que la valorisation de leur production écrite constituent une étape fondamentale dans le processus de mise en lumière du rôle féminin pour le développement de la civilisation occidentale moderne.

La femme n’a jamais existé, ou plutôt elle n’a existé qu’à travers les images fausses, déformées, idéalisées, que les hommes ont bien voulu nous donner d’elle. À défaut de l’appréhender en elle-même, il a été plus facile de la rendre invisible, de gommer son histoire et même d’effacer toute marque de son individualité. (TAMAS 2024 : 12-13)

Nous empruntons les mots que Jennifer Tamas utilise pour parler des « héroïnes de la littérature classique » car nous croyons que beaucoup des moniales et des femmes dévotes qui font l’objet de notre recherche4 fort probablement et à la fin de notre parcours nous révèleront qu’elles appartiennent à cette armée de femmes condamnées au silence, à la réserve et à l’oubli par le regard, la plume et la perspective masculins. Et pourtant ce sont des femmes qui, malgré la retraite et le voile de la clôture, ont marqué l’histoire et qui probablement, libres du regard masculin – ce male gaze dont la cinéaste britannique Laura Mulvey parlait déjà en 19755 – auraient pu avoir un impact encore plus grand sur l’Histoire. La tâche est donc importante : il nous faut interroger avec rigueur et acuité les textes pour retracer l’histoire du chemin d’invisibilisation de ces autrices afin d’offrir à la communauté des lectrices et des lecteurs contemporains les lignes historiques, neuves, d’un « matrimoine », à savoir d’un héritage culturel des femmes restauré. Notre premier objectif consistera à exhumer de l’oubli un certain nombre de figures féminines touchées par ce processus d’invisibilisation. Il s’agit d’un véritable effort de « résurrection » de textes ignorés et souvent méconnus mais qui, pourtant, existent et rééclairent avec force la place des moniales dans l’histoire culturelle, littéraire et sociale du Grand Siècle.

L’essai de Tamas s’apparente à un geste contestataire exactement comme le nôtre : d’une part, nous devons interroger la façon dont ces femmes sont présentées via l’histoire de l’Église et de la Contre-Réforme. D’autre part, nous devons chercher à prioriser leur agentivité, à mettre en discussion le canon et, en analysant les textes avec un prisme féminin, parvenir à séparer et faire émerger des trames biographiques la part et l’apport autobiographiques. Bref, faire sortir nos moniales de l’ombre permettra de repenser le Grand Siècle, leur place et le rôle qu’elles ont joué. Force est de constater qu’un regard féminin pourrait aider à renverser le système de lecture à l’œuvre encore aujourd’hui dans les manuels d’histoire de la culture et dans les anthologies littéraires et à mettre en lumière des liens fondés sur la « sororité » (cf. DELAUME 2021, MIELUSEL 2023), sur la collaboration et le support réciproque entre femmes dans le cadre de la création de communautés dont le pouvoir d’action et d’agentivité est très fort et capable d'influencer l'histoire des coutumes.

La Mère Balland, Laura Martinozzi et sa fille Maria Beatrice d’Este font à notre avis partie de ces femmes à qui on doit redonner leur pleine subjectivité pour faire d’elles des sujets à part entière. Leurs figures nécessitent donc d’être redécouvertes et étudiées pour mettre en valeur l’importance qu’elles ont eue dans l’histoire de la Visitation, du duché de Modène et, par le biais de leur amitié, peut-être aussi du royaume d’Angleterre. Alors même qu’elles vivent dans un contexte patriarcal où la domination masculine est évidente, par leurs actions et par leur impact sur le cours de l’histoire elles ont affirmé leur subjectivité toute féminine dans un monde dominé par les pères, les frères, les prêtres, voire la volonté du pape.

Dans le cadre de nos recherches centrées sur l’ordre de la Visitation et sur l’étude de l’écriture littéraire de ces moniales, nous proposons, à travers cette étude, de redécouvrir, repenser et relire une femme – la Mère Marie Marguerite Balland - son agentivité, sa force d’action et son empreinte sur l’histoire de la Visitation et, dans une perspective plus large, de l’Église catholique. Après avoir positionné sa figure dans l’histoire de la fondation du monastère de Modène, nous proposerons des pistes de recherche qui, via le questionnement et l’analyse de quelques documents qui la concernent – quelques pages tirées des Années Saintes, quelques lettres de Maria Beatrice d’Este adressées à la Supérieure de Modène et les deux biographies qui lui sont consacrées6 – chercheront à « exhumer », à faire ressurgir sa plume, sa force d’action et ses « vertus héroïques ».

1. La fondation du monastère visitandin de Modène : une histoire toute au féminin

L’histoire de la fondation du monastère de Modène est une affaire entièrement féminine. Les trois protagonistes s’appellent : Laura Martinozzi, Maria Beatrice d’Este et Marie Marguerite Balland.

La fondation a eu lieu en 1669 sous l’impulsion de Laura Martinozzi. Née en 1639, Laura était la fille du comte Girolamo Martinozzi de Fano et de Margherita Mazzarino, sœur du célèbre cardinal. Après avoir passé son enfance à Rome, en 1653, elle s'installe avec sa mère à Paris à l'invitation de son oncle. Au cours du voyage qui devait la conduire dans la capitale française, elle s'arrêta pendant six mois à Aix-en-Provence où elle obtint du pape, par l'intercession de son oncle, la permission d'entrer au monastère de la Visitation de cette ville. Sa rencontre avec l'esprit salésien et surtout son amitié avec la supérieure de l'époque, la Mère Marie-Françoise de Monceau7, lui font concevoir le rêve, qui se réalisera bien plus tard, de fonder un monastère du même ordre dans la ville de Modène. En 1655, elle épouse le prince Alphonse, fils de François Ier d'Este et de Marie Farnèse, héritier du duché de Modène et Reggio, qu'il gouverne, sous le nom d'Alphonse IV, à partir de 1658. Sa fille aînée, Maria Beatrice (future épouse de Jacques II d'Angleterre) naît en 1658 ; en 1660 voit le jour François, futur duc de Modène et de Reggio. Veuve en 1662, elle assume la régence au nom de son fils, qui n'a alors que deux ans. Le jugement sur son œuvre est très controversé, mais un volume publié en 1981 par une visitandine restée anonyme8 et consacré à l'histoire du monastère modénais offre le portrait suivant :

Fu donna forte e pur sensibile, di assoluta rettitudine morale e di fede a tutta prova. La storia dice che il suo governo [...] permise il risanamento delle finanze del Ducato, il ritorno alla tranquillità [...] nella vita interna dello Stato, la continuazione delle opere più grandiose di Francesco I, cioè i due palazzi ducali e altre costruzioni notevoli. (LEONELLI 1981 : 34-35)

L'autrice anonyme dit avoir puisé pour ses recherches dans le « Livre du couvent9 », un document qui conserve et transmet le rapport qui existait entre la duchesse Laura et la Visitation et qui témoigne de l'influence humaine bénéfique et équilibrante que les visitandines et surtout la Mère Marie Marguerite Balland ont exercée sur Laura Martinozzi. La duchesse mourut en 1687 et selon son souhait précis, elle fut revêtue de l'habit des Visitandines et enterrée à l'intérieur du monastère, à l'endroit qu'elle avait choisi, à savoir sous la grille du chœur, là où précisément les moniales reçoivent l'Eucharistie.

L’influence de l’esprit visitandin fut particulièrement important dans l’éducation de la princesse Maria Beatrice10, qui n'avait que onze ans lorsque les religieuses arrivèrent à Modène. Elle s'attacha tendrement aux visitandines, en particulier à la Mère Balland, en qui elle eut toujours une confiance totale, s'adressant à elle comme à une directrice de conscience et entretenant avec elle une correspondance11 qui continua même lorsqu'elle monta sur le trône d'Angleterre. Jeune adolescente, Maria Beatrice commença à fréquenter assidûment le monastère de la Visitation, notamment parce que sa mère lui avait confié l'enseignement de l'italien aux moniales. Elle assistait aux offices et se joignait aux novices dans les exercices du noviciat, à tel point qu'elle commença à mûrir en elle le désir d'entrer dans l'ordre de la Visitation en tant que religieuse. La demande en mariage qu'elle reçut du duc d'York fut un coup terrible pour la princesse, âgée d'à peine 15 ans, qui refusa d'abord résolument, n'exprimant qu'ensuite à sa mère sa décision d'entrer en religion. Mais toute sa résistance devait s'effondrer devant le souhait du pape qu'elle accepte la demande en mariage pour la gloire et le bien de l'Église et dans l’espoir d’un retour du royaume d’Angleterre au sein du catholicisme.

Pour fonder le monastère, la duchesse Laura Martinozzi avait obtenu du pape Clément IX les Brefs nécessaires pour la nouvelle fondation. Elle écrivit ensuite à l'archevêque d'Aix pour qu'il lui accorde quelques moniales du monastère de cette ville. L'archevêque désigna comme supérieure la Mère Marie Marguerite Balland, alors supérieure du monastère d'Aix-en-Provence. Le voyage par terre et par mer commença le 16 mars 1669 et dura 40 jours. Les neuf moniales arrivèrent à Modène le 23 avril. L’auteur anonyme du volume consacré au monastère de Modène – qui affirme avoir tiré toutes les informations dans « le antiche memorie » (LEONELLI 1981 : 39) – décrit l’arrivée et l’entrée triomphales des visitandines et l’accueil chaleureux que les modénais leur réservèrent :

L'ingresso in Modena fu addirittura un trionfo. Avanzando le carrozze della Serenissima, del suo seguito e delle religiose, la nobiltà in alta tenuta venne ad incontrarle ad un miglio dalla città. Alle porte di questa comparve, alla testa delle truppe, sul suo cavallo riccamente bardato, il piccolo principe, il duca Francesco di allora nove anni circa, il quale mosse incontro alle viaggiatrici e, sceso da cavallo, porse gentilmente le sue felicitazioni alla Serenissima madre, quindi, rimontato a cavallo, raggiunse di nuovo le truppe per trovarsi alle porte della città al momento dell'ingresso delle religiose, che venivano salutate con lo sparo dei cannoni e le scariche dei moschetti, mentre il popolo si riversava per le vie con indicibile entusiasmo e le campane suonavano a distesa. Sulla porta della cattedrale le attendeva ancora il principe Cardinale Rinaldo d'Este col vescovo di Modena. (LEONELLI 1981 : 39) 

La duchesse avait préparé un premier logement provisoire pour les visitandines dans la Via San Giovanni del Cantone. Elle fréquentait assidûment le monastère, entrant dans la clôture avec la petite princesse Maria Beatrice, mais elle souhaitait construire pour les moniales une maison permanente qui serait le plus près possible d'elle. Elle décida donc d’édifier un nouveau bâtiment dans le jardin ducal : le premier monastère12 de Modène se trouvait en fait derrière le palais ducal, près de Corso Vittorio et Corso Cavour. Le 16 mai 1670, la première pierre de la nouvelle église fut posée et les travaux avancèrent si rapidement que le 29 septembre 1672, la communauté, qui comptait alors vingt moniales, put s'installer dans le nouveau monastère.

Au cœur de leur capitale, relié au Palais Ducal par un pont aérien voulu par la duchesse Laura pour pouvoir y accéder directement depuis ses appartements, le monastère a vécu avec la Maison d'Este tous les événements de ce petit duché et souvent aussi les événements plus strictement familiaux. Les archives du monastère gardent des documents permettant de découvrir l’histoire politique et privée du duché d'Este et la vie économique et sociale de Modène à cette époque13.

Après avoir mis en évidence le rôle joué par Laura Martinozzi et sa fille Maria Beatrice d’Este, par le biais des documents dont nous disposons on mettra en relief les valeurs et l’envergure de la troisième protagoniste de cette fondation visitandine : la Mère Marie Marguerite Balland.

2. La Mère Marie Marguerite Balland : sources anciennes et modernes

Les sources modernes offrant aux chercheurs des informations sur la première Mère Supérieure du monastère de Modène sont vraiment très peu nombreuses. Tout d’abord on doit citer le volume déjà évoqué publié en 198114 ; ensuite un article de Gianna Dotti Messori qui l’évoque très rapidement (DOTTI MESSORI 2007 : 99) ; d’autres textes critiques consacrés à d’autres monastères visitandins ne donnent que quelques brèves informations sur elle (cf. ROSA 1999 et SORA 2014-2015).

Les sources primaires restent donc les plus anciennes et sont encore inexplorées : il s’agit de deux volumes des Années Saintes15 ; des deux biographies ; et finalement des documents conservés dans les archives du monastère modénais qui, selon Dotti Messori, sont d’une incroyable richesse (DOTTI MESSORI 2007 : 105). Ces archives conservent aussi les lettres que Maria Beatrice d’Este a envoyées à la Mère Balland, des documents fondamentaux pour comprendre le lien et le rapport entre ces deux femmes. Notre réflexion se limitera donc pour l’instant aux Années Saintes, qui sont toutes en ligne et en libre accès, à quelques lettres de Maria Beatrice à la Mère Balland que nous avons pu consulter et transcrire16, mais elle se fondera surtout sur les deux biographies dont on prévoit la publication de l’édition critique parmi les produits finals du projet PRIN.

2.1 Les Années Saintes

Comme pour toutes les moniales objets d’une biographie spécifique, les notices sur la Mère Balland contenues dans les Années Saintes sont plutôt succinctes. Ce recueil des vies des visitandines en douze volumes publiés anonymement au XIXe siècle est en effet une source d'information inégalable sur les figures mineures de l'Ordre.

Le nom de la Mère Balland est cité dans le premier tome de l’Année Sainte, à l’intérieur de la notice sur la Mère Marie-Séraphique de Gaillard. Cette moniale, décédée à Aix en 1682 à l’âge de 61 ans, avait succédé à la Mère Balland dans la direction du monastère provençal au moment de son départ pour Modène. La notice contient un témoignage direct de la Mère Balland sur la Mère de Gaillard que l’auteur insère entre guillemets. Parmi les qualités que Balland avait apprécié chez sa consœur figurent « des talents, des vertus et une capacité extraordinaires pour la conduite, tant spirituelle que temporelle17 » ; des mots qui témoignent donc de l’importance que la fondatrice de Modène accordait à la direction spirituelle des âmes. On retrouve son nom dans le tome IV, évoqué pour avoir envoyé à la Mère Marie-Dorothée Deriard, décédée dans le monastère du Val d’Aoste en 1696, une image reproduisant une statue de la Vierge18.

2.2 Les lettres de Maria Beatrice d’Este à la Mère Balland

Nous tenons d’abord à préciser que la transcription et la publication de la correspondance entre Maria Beatrice d’Este et la Mère Balland figure parmi les produits finals du projet PRIN. Cela comportera un travail sur les manuscrits conservés à Modène que nous avons consultés au cours de notre séjour modénais pendant l’été 2024 ; mais nous envisageons aussi une exploration des archives anglaises pour retrouver une trace éventuelle d’une correspondance suivie avec les Visitandines. Notre travail est donc en cours et se limitera pour l’instant aux lettres conservées dans les archives visitandines modénaises dont nous avons pu décrypter la graphie. Le dossier contient quarante-huit manuscrits pour trente-huit lettres qui couvrent la période 1673-1707. Pour notre propos on s’arrêtera en particulier sur trois missives qui datent respectivement du 6 janvier 1674, du 12 avril 1674 et du 23 février 1687. Elles sont toutes les trois envoyées de Londres où Maria Beatrice vivait après son mariage en 1673 avec James Stuart, frère du roi Charles II.

Dans la première lettre, Maria Beatrice, qui à l’époque n’a que 16 ans, avoue à la Mère Balland éprouver une grande nostalgie pour sa « mama », Laura Martinozzi, mais aussi pour les sœurs de la Visitation, notamment pour la Mère Supérieure dont les lettres « mi sono di grandissima consolazione e di conforto19 ». Comme à une confidente ou à un confesseur, elle déclare aussi qu'elle souffre beaucoup de sa condition de jeune mariée, à laquelle elle a du mal à se résigner :

Non mi posso ancora accomodare a questo stato, stato al quale come lei sa sono stata contraria ; però molte notti piango e m’affliggo non potendomi liberare questa malinconia ma, questa è la mia croce20.

La deuxième lettre offre un portrait plus précis de la Mère Balland, à qui la duchesse de York s’adresse comme à une amie mais aussi comme à une directrice de conscience. En fait, d’un côté elle répète l’importance que les missives provenant de la Visitation de Modène ont pour elle : « La prego di continuare così perché mi è di gran consolazione21 » ; mais les mots de Maria Beatrice semblent aussi répondre et correspondre à des indications de direction de conscience fort probablement présentes dans les lettres provenant de Modène et qui pourraient se trouver dans les archives anglaises. Il s’agit d’abord de conseils concernant la prière quotidienne :

Mia cara Madre, Io mi assicuro di fare la mia orazione ogni giorno […] ; faccio quello che posso, se non posso fare mezz’ora faccio un quarto d’ora22.

Mais la lettre semble répondre aussi à des mots d’encouragement et de soutien pour cette jeune fille qui, à l’âge de 16 ans et malgré sa vocation religieuse, a accepté de se marier avec un homme qu’elle ne connaissait pas, de vingt-cinq ans son aîné. Le document révèle en effet que Maria Beatrice « avait reçu la grâce » d’accepter ce mariage :

Madre mia, io le assicuro che il buon Gesù non mi dà più la tetta che mi dava nel cantone del mio camerino, ma mi dà il pane duro. Dio sia benedetto, io non merito altro, veramente : Dio faccia di me quello che vuole che è il mio assoluto padrone. Oh Madre mia, quanto sono grata al dolce Gesù, che per sua bontà mi ha fatto la grazia di potermi accomodare nella condizione nella quale mi ha messo ! Mia cara Madre, mi aiuti ancora a ringraziarlo di questa sua gran bontà, a Lui solo ne sia lode23.

La troisième lettre est intéressante en tant qu’elle atteste de l’affection que Maria Beatrice portait pour l’ordre de la Visitation et notamment pour l’un des deux fondateurs, François de Sales. Le document, provenant de Londres et datant du 23 février 1687, fait suite à une lettre que la reine d’Angleterre24 avait envoyée quelques jours plus tôt – le 2 février 1687 – au pape Innocent XI pour lui demander « d’ordinare alla congregazione de’ Riti ch’il nome di detto santo F. De Sales sia posto nel calendario tra gli altri santi di festa doppia25 ». La lettre est riche aussi en témoignages d’affection pour la mère Balland et deux autres visitandines, sœur Maria Beatrice et sœur Maria Laura, à qui Maria Beatrice d’Este est particulièrement attachée :

Ho ricevuto parecchie sue lettere, dopo l’ultima mia, ma non tante quante io desidero non potendo mai assai spesso haver nuove di persone che mi sono sì care come lei e le sue figlie, ma non posso aspettarne più spesso quando considero la mia negligenza nel rispondere, per la quale son certa lei mi compatirebbe, se si potesse immaginare il poco tempo che hò a me stessa : l’assicuro cara madre che il non scriverle più spesso è di mortificazione a me stessa e vuol credere che lo farò, sempre che posso ; carissima mi fu la lettera della mia cara suor Maria Beatrice per la quale continuo, e sempre continuerò, ad habere un tenerissimo affetto ; la prego ad abbracciarla strettamente per me e dirli che sono quella da sempre verso di lei ; molto mi dispiace sentire che la cara suor Maria Laura continui nelle sue malattie, io la compatisco al maggiore segno, e se le mie orationi meritassero di essere esaudite, sarebbe guarita un pezzo fa26.

Mais les textes les plus riches et significatifs pour comprendre la figure de la Mère Balland sont sans aucun doute ses biographies, publiées toutes les deux en 171827. En analysant ces deux ouvrages, qui ne sont pas deux versions de la même biographie, mais bien deux ouvrages distincts, on cherchera à faire émerger le portrait de cette figure qui, à partir des deux titres, s’annonce comme la protagoniste d’une cause de béatification.

3. La Vie et la Vita de la Mère Marie Marguerite Balland : des hagiographies ?

Les pages de titre des deux biographies offrent déjà quelques informations intéressantes. D’abord l’adjectif « vénérable », présent aussi bien dans la version française que dans l’italienne. Le titre italien ajoute une information supplémentaire : on apprend qu’à quelques années de la mort de la Mère Balland, l’Église catholique la définissait déjà comme « venerabile serva di Dio ». En effet « vénérable » est le titre que l'Église attribue au serviteur ou à la servante de Dieu après que le dicastère pour les causes des saints a reconnu, et que le pape a proclamé, la nature héroïque de ses vertus28. La recherche des vertus héroïques est encore aujourd’hui une étape fondamentale du processus de béatification et de canonisation (BORRIELLO - CARUANA - DEL GENIO - SUFFI : ad vocem). D’un point de vue historique, c’est justement au début du XVIIe siècle que ce lien entre « héroïsme » et sainteté29 commence à prendre corps. En effet, après les guerres de Religion et l'édit de Nantes (1598), un nouvel héroïsme de la sainteté est mis au service de la reconquête catholique. C’est le moment où l’Église post-tridentine éprouve l’exigence de proposer à ses fidèles un modèle de sainteté nouveau, où l’aspect thaumaturgique et prodigieux devait être subordonné à la mise en évidence du caractère vertueux et éthique de la vie du saint ou de la sainte (cf. NICCOLI 1998). « L'héroïcité des vertus » désigne alors les efforts réalisés par la personne en vue d’améliorer son comportement, d'accueillir la grâce de Dieu, de pratiquer la charité, de se conformer à l'Évangile et d'être fidèle à l'Église. Ce critère est bien plus important que les faits extraordinaires, voire miraculeux, réalisés au cours de la vie du chrétien dont la cause est introduite.

La version française est divisée en trois parties, une structure qui rappelle de près celle de la première biographie de la fondatrice de l’ordre de la Visitation, à savoir les Mémoires sur la vie et les vertus de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal écrits par la Mère de Chaugy30 :

Primiere partie qui contient ce qui s'est passé depuis sa naissance (1612) jusqu'à la fondation du monastère de Modène (1669). (VBfr 3-38)
Seconde partie, contenant ce qui s'est passé depuis la fondation du monastère de Modène en 1669 jusqu’à sa mort arrivée en 1707. (VBfr 39-156)
Troisieme partie : de son esprit interieur et de ses vertus. (VBfr 157-211)

La biographie italienne offre quelques clés de lecture supplémentaires grâce à son riche apparat paratextuel. Le livre est en effet accompagné de deux lettres dédicatoires : l’une « All'illustrissima et eccellentissima Signora Maria Isabella Vecchiarelli Santacroce31 » (VBit 4p. np) et l’autre « Alle sacre vergini claustrali » (VBit 2p. np) ; de la « Protestatio Auctoris » accompagné d’autres documents signés par les supérieurs du Père Barelli et attestant l’autorialité ; d’une table des matières très détaillée (VBit 3p. np) et à la fin du volume d’un « Indice delle cose notabili » (VBit 225-234), véritable répertoire des mots clés, des lieux et des personnages qui ont caractérisé et ponctué la vie de la Mère Balland.

L’analyse de la version italienne et en particulier de la table des matières nous permet d’établir encore une fois un parallèle avec les Mémoires de la Mère de Chaugy. En effet, la Vita de la Mère Balland est divisée en deux blocs bien distincts, exactement comme la première biographie de la Mère de Chantal, deux blocs qui séparent nettement le côté biographique du côté « hagiographique ». Le « Primo Libro » passe en revue de manière précise et circonstanciée les étapes fondamentales de sa vie terrestre : sa famille d’origine, sa naissance, son enfance, sa profession de foi à l’âge de dix ans dans le monastère de sa ville natale, la fondation du monastère de Grasse, son élection en tant que supérieure à Chambéry, le voyage et la fondation de Modène jusqu’à sa mort et à ses funérailles. En revanche, la table des matières du « Secondo libro » est beaucoup plus succincte et, comme pour la Troisième partie des Mémoires de Chaugy, entièrement consacrée à la mise en relief des vertus héroïques de la Mère Balland. On ne peut que constater alors que le « Primo Libro » se présente comme une chronologie de la période 1612-1707, un récit biographique fonctionnel au dessein hagiographique qui prend définitivement corps dans le « Secondo Libro » où la chronologie disparaît complètement, au profit de l’exaltation des vertus héroïques d’une femme qui, désormais, se révèle comme la protagoniste d’une cause de béatification. Le caractère exemplaire de la vie de la Mère Balland joint à l’évidente analogie avec la biographie de la Mère de Chantal démontrent alors de la part de l’auteur la volonté d’établir un lien direct entre la valeur morale de la fondatrice du monastère modénais et l’envergure de la co-fondatrice de l’ordre visitandin.

Pour mettre en relief ces correspondances et établir avec plus d’évidence la valeur hagiographique de l’ouvrage, nous proposons la comparaison de la table des matières de la troisième partie des Mémoires de Chaugy avec celle du deuxième livre du Père Barelli. Un rapprochement qui permet d’affirmer que le portrait de la Mère Balland, par sa ressemblance avec celui de Jeanne de Chantal, correspond à celui d’une femme destinée à l'honneur des autels32 :

Mémoires sur la vie et les vertus de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal (Troisième partie)Vita della venerabil serva di Dio la Madre suor Maria Margherita Balland… (Secon-do libro)

Chap. I De la foi de notre Bienheureuse.

Chap. II De son espérance.

Chap. III De son amour envers Dieu.

Chap. IV Suite du même sujet ; de son amour envers Dieu.

Chap. V De son amour et charité à l'égard du prochain.

Chap. VI Suite du même sujet : de son amour et charité à l'égard du prochain.

Chap. VII De sa patiente charité à supporter le prochain.

Chap. VIII Comment elle pratiqua les quatre vertus cardinales.

Chap. IX De sa piété et de son zèle au culte divin.

Chap. X De sa dévotion au Saint-Sacrement, à la Messe et dans la Communion.

Chap. XI De sa dévotion et confiance envers la Sainte-Vierge.

Chap. XII De sa dévotion au bon Ange et aux saints.

Chap. XIII De son amour à la pauvreté.

Chap. XIV Suite de son amour à la pauvreté.

Chap. XV De son amour à l'obéissance.

Chap. XVI De son amour à la pureté.

Chap. XVII De son amour à l'humilité.

Chap. XVIII Suite de son amour à l'humilité.

Chap. XIX La douceur et l'humilité de sa conduite.

Chap. XX Combien cette Bienheureuse méprisait tout ce qui sentait l'éclat mondain.

Chap. XXI De son amour à l'observance régulière.

Chap. XXII De sa douce conversation et de son exactitude au silence.

Chap. XXIII On commence à parler de l'intérieur de notre Bienheureuse Mère, et de l'honneur et obéissance à son conducteur.

Chap. XXIV De ses voies d'oraison.

Chap. XXV Suite de ses voies d'oraison.

Chap. XXVI De ses peines intérieures.

Chap. XXVII De ses tentations.

Chap. XXVIII Faveurs et grâces surnaturelles et extraordinaires que reçut notre Bienheureuse.

Chap. XXIX Son abandonnement à Dieu et à sa sainte providence.

Chap. XXX Combien elle était éclairée et solide en la conduite des âmes.

Chap. XXXI Ses avis et maximes, surtout pour l'oraison.

Chap. XXXII Conclusion.

Cap. I Della Fede

Cap. II Della Speranza

Cap. III Dell'Amor verso Dio

Cap. IV Della Prudenza

Cap. V Della Giustizia

Cap. VI Della Fortezza

Cap. VII Della Temperanza

Cap. VIII Del dono d'Orazione

Cap. IX Della Carità verso del prossimo

Cap. X Della Misericordia verso de prossimi

Cap. XI Della Pazienza

Cap. XII Della Mortificazione

Cap. XIII Della Povertà

Cap. XIV Della Castità

Cap. XV Dell'Ubbidienza

Cap. XVI Dell'Umiltà

Cap. XVII Si riferiscono alcune predizzioni della Ven. Maria Margherita

Cap. XVIII Si riferiscono alcuni detti nota-bili della Ven. Maria Margherita

Cap. Ult. Della fama di santità con la quale visse e morì la Ven. Madre Maria Margherita Balland

Malgré l’évidente différence qui les sépare du point de vue du nombre des chapitres, les traits communs sont très nombreux : l’exaltation par leur vie des vertus théologales (foi, espérance, charité) et cardinales (prudence, justice, force, tempérance), les pratiques de dévotion et d’oraison, l’humilité et l’obéissance de leur comportement. Et si l’on considère les vingt-cinq « detti notabili » répertoriés dans le chapitre XVIII de la Vita du Père Barelli et que l’auteur affirme « aver trovati registrati alla rinfusa nelle di lei memorie manuscritte » (VBit 217), on ne peut que constater que le portrait qui se dresse à partir des deux biographies correspond au profil hagiologique d’une femme et d’une directrice de conscience qu’on veut offrir à la vénération non seulement des consœurs visitandines mais aussi de tous les fidèles :

Puisque ceux qui se seront donné la peine de lire cette histoire ne pourront s'empecher de convenir que tant de belles qualitez se trouvent rarement dans un même sujet, et pour dire le vray, outre la Sainteté de sa vie, la pureté de ses mœurs, la rectitude de ses intentions, et cette aimable franchise, elle avait je ne sçay quoy de majestueux, qui imprimoit du respect, doux, honnête et prevenant, qui gagnoit d'abord les cœurs, ce qui faisoit, qu’à la première vue on étoit touché de son merite, on se formoit comme par instinct les sentiments les plus avantageux de sa vertu. (VBfr 210-211)

Les vertus de Balland retracent une existence exemplaire parsemée de vertus hé-roïques, qui, comme pour la Mère de Chantal, caractérisaient sa vie de moniale et son activité de supérieure et de directrice de conscience.

À ce propos, nous voudrions souligner un dernier point qui nous paraît intéressant : la cause de béatification, entamée à quelques années de la mort de la Mère Balland, pourrait témoigner de la même signification politique que la béatification et la canonisation de la Mère de Chantal avaient revêtu. Comme l’affirme Stefania Nanni, la béatification de Jeanne de Chantal le 21 novembre 175133 « s’inscrit à l’intérieur de la stratégie du pape Benoît XIV en faveur de la détente des rapports avec l’État et l’Église de France. Cette stratégie bien calculée [était] destinée à éviter d’alimenter les violentes passions gallicanes des parlementaires français » (NANNI 2001 : 500). Comme pour la Mère de Chantal, la célébration hagiographique de la figure de la Mère Balland pourrait elle aussi participer d’une stratégie politique de la Curie romaine à l’égard de la France et de la Visitation en particulier. En effet, cet ordre religieux pourrait répondre à une précise stratégie pastorale, sociale et culturelle de l’église contre-réformiste : « observée depuis Rome, […] la Visitation peut se révéler très utile pour conquérir les femmes et pour les transformer en sujets ‟porteurs” de la force de l’Église au temps de la crise » (NANNI 2001 : 504). Les Mémoires de la Mère de Chantal comme les deux biographies de la Mère Balland pourraient alors correspondre à une tendance bien précise qui s’affirme à l’intérieur de la littérature hagiographique de l’époque, une production valorisant un engagement féminin qui prend forme à l’intérieur de la famille depuis l’enfance et la jeunesse. En effet, comme le souligne Marion de Lencquesaing, les Vies produisent des images « malléables » qui sont aussi des représentations de la sainteté à un moment donné :

Ces images peuvent être des constructions à vocation apologétique [...]. C’est le même geste qui fait de Jeanne de Chantal, dans les années 1640, une mystique, et au début du XVIIIe siècle une fondatrice plus active que contemplative, méfiante à l’égard des illusions spirituelles. De même, parce que la littérature hagiographique a une fonction édifiante, les biographes fabriquent des modèles qui sont autant de normes proposées au lecteur : ainsi, la comparaison privilégiée de l’héroïne à la femme forte des Psaumes, qui participe d’un ensemble de discours ambivalents de revalorisation du féminin au milieu du XVIIe siècle, est aussi un moyen de maîtriser l’exceptionnalité de la figure en la faisant entrer dans une catégorie existante et participant de la tradition chrétienne. (DE LENCQUESAING : 473)

Dans une période de recréation conquérante de l’Église, mais aussi dans un moment de redéfinition des règles en matière de canonisation, la publication des deux Vies de la Mère Balland à quelques années de sa mort est un phénomène littéraire qui rapproche encore une fois la fondatrice du monastère de Modène à Jeanne de Chantal34. En effet, comme le souligne Marion de Lencquesaing, ces écrits hagiographiques « signalent que la sainteté est un discours qui a pleinement sa place dans la production littéraire et les querelles religieuses du moment, mais, dans le même temps, par leur diversité […], [ils] sont le signe que cette littérature qui raconte les saints ne va plus de soi » (DE LENCQUESAING 2021 : 519).

4. Conclusion : instance auctoriale et regard masculin. Questions ouvertes

Si l’auteur de la Vita est affiché, cela n’est pas le cas pour celui de la Vie, qui reste un ouvrage anonyme. Ce qu’on peut affirmer, c’est que, même dans le cas de l’ouvrage français, il s’agit d’un homme, si l’on s'appuie sur les accords au masculin présents dès l’incipit : « je me suis chargé […] ; je me suis contenté » (VBfr 3).

Ce que je raconteray ne doit point passer pour suspect, puisque j’ay eû entre les mains des mémoires êcrits par des Religieuses du même ordre, qui ont été témoins de tout ce qui s’est passé, outre que la simplicité avec laquelle elles sont êcrites leur donne un certain air de vérité ; sans donc m’eloigner de cette noble simplicité je me suis contenté de debroüiller les mémoires, qui m’ont été confiés, pour mettre tout ce que j’ay a dire dans un ordre capable d’en oter l’obscurité et la confusion. (VBfr 3-4)

Cette déclaration située au seuil de l’ouvrage donne des informations intéressantes ouvrant des pistes de recherche encore à parcourir. Tout d’abord quels sont ces mémoires qui constituent la source essentielle du texte ? Où se trouvent-ils et qui les a écrits ? En quoi a consisté cette action de « débrouillage » que l’auteur affirme avoir fait pour améliorer et favoriser la lecture de son ouvrage ? Est-ce qu’il s’agit des mêmes « di lei memorie manuscritte » (VBit 217) que le Père Barelli affirme avoir consultées ? Qui est ce Père barnabite et quelle relation entretenait-il avec la Visitation de Modène et la Mère Balland35 ? Était-il son directeur de conscience ? D’autre part, la lettre dédicatoire à Maria Isabella Vecchiarelli Santacroce est signée à Bologne, de même que celle « Alle sacre vergini claustrali » s’adresse aux moniales de tout ordre religieux présent dans la même ville émilienne, qui se trouve à une quarantaine de kilomètres de Modène. Et encore : d’où sont tirées les citations en italique présentes aussi bien dans la Vie que dans la Vita et qui sont censées appartenir à la voix ou à la plume de la Mère Balland ?

Encore plus mystérieuse l’identité de l’auteur de la biographie française, fort probablement un prêtre, le confesseur ou l’aumônier du monastère modénais.

Sans aucun doute une recherche fondée sur la mise en relief, à l’aide aussi d’outils numériques, des stratégies rhétoriques et argumentatives à l’œuvre dans les deux textes pourrait révéler des informations intéressantes sur l’ethos des deux auteurs, et nous permettrait de traquer des indices, des traces révélant le féminin caché derrière la plume et le regard masculins dominant. Pour reprendre les propos de Tamas qui ont ouvert notre réflexion, ce travail permettrait également de faire sortir de l’ombre et de libérer la Mère Balland, mais aussi toutes les moniales qui comme elle ont été l’objet d’une biographie, d’exhumer avec courage et subtilité leur écriture pour tendre l’oreille vers le bruissement de leurs voix. Il s’agit d’un formidable travail de réhabilitation, qui fait aussi office de puissant manifeste pour la transmission et la connaissance des savoirs et de la culture du Grand Siècle, un travail qui fourmille de références aux débats du XXIe siècle et qui ouvre ainsi un dialogue nécessaire et renouvelé entre passé et présent au prisme d’un regard féminin qui pourrait renverser le système dominant du canon générique et permettre de séparer le grain de l’ivraie, à savoir l’empreinte biographique masculine des indices autobiographiques féminins.


Bibliographie

Sources primaires

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BARELLI L., Vita della venerabil serva di Dio la Madre suor Maria Margherita Balland...scritta dal P.D. Francesco Luigi Barelli da Nizza Barnabita, per Giulio Borzaghi, Bologna 1718.

DE CHAUGY F.-M., Mémoires sur la vie et les vertus de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, fondatrice de l’Ordre de la Visitation […], [1642], Plon, Paris 1893.

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Bibliographie critique

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TAMAS J., Au NON des femmes. Libérer nos classiques du regard masculin, [Seuil « La Couleur des idées », janvier 2023], Seuil, coll. Points, Paris 2024.

TAVERNEAUX R., « Réforme catholique et Contre-Réforme en Lorraine », Annales de l’Est, 47, L’Université de Pont-à-Mousson et les problèmes de son temps, 1974, p. 389-400.

WEBER, A., « Autobiografías por mandato : ego-documentos o textos sociales ? », Cultura Escrita & Sociedad, 1, 2005, pp. 116-119.


Note

↑ 1 Cet article a été réalisé dans le cadre du projet PRIN 2022 - Bringing Out an Invisible Female Literary Corpus: Religious Writing in The French-Speaking World at the Time of the Counter-Reformation. Census And Repertoire of a New Corpus. Towards a Reorganization of the Canon in a Gendered Perspective (G53D23000260006).

↑ 2 C’est René Taverneaux (1974 : 389-400) qui utilise le premier cette expression, désignant un axe de catholicité dont les limites auraient correspondu approximativement aux territoires lotharingiens. Dans cet espace reliant les Flandres à l’Italie du Nord, en passant par la Lorraine et par la Franche-Comté, se serait structurée l’œuvre de rénovation catholique et de la Contre-Réforme. À ce propos, nous signalons le projet ANR (2014-2018) intitulé « Chrétientés lotharingiennes-Dorsale catholique, IXe-XVIIIe siècles  LODOCAT »,
https://anr.fr/fr/projets-finances-et-impact/projets-finances/projet/funded/project/anr-14-ce31-0021/?tx_anrprojects_funded%5Bcontroller%5D=Funded&cHash=2ecdcfcadeed4f2c8b3bbf7073f02ae4.
Voir aussi les sites répertoriant les résultats des travaux de recherche https://www.openedition.org/17597 https://lodocat.hypotheses.org/ http://lsh.univ-fcomte.fr/pages/fr/menu2363/projets-de-recherche/anr-lodocat-13618.html https://history.uni.lu/research-lodocat/ consultés le 28.01.2025.

↑ 3 La nature hybride de ces textes a été définie tour à tour par la critique comme « écrits en collaboration » (JACOBSON SCHUTTE 2005), « textes sociaux » (WEBER 2005) ou « compositions plurielles » (MALENA 2012) pour mettre l’accent sur leur caractère polyphonique.

↑ 4 Comme on l'a déjà affirmé dans la note 1, notre travail de recherche se situe dans le cadre d'un PRIN (Progetto di Rilevante Interesse Nazionale). Nous tenons à preciser que le premier paragraphe de l’Introduction de cet article est tiré de la présentation du projet (Modello A).

↑ 5 Outre MULVEY 1975, voir aussi MANDELBAUM 2021.

↑ 6 Il s’agit d’un texte anonyme en français et d’un texte en italien écrit par un prêtre barnabite, le Père Barelli : An., La vie de la venerable mere Marie Marguerite Balland, religieuse du monastère de la Visitation de Sainte-Marie, de Chambéry, née dans la même ville le septéime [sic] du mois d'octobre de l'année 1612 morte dans le monastere de la Visitation de Modene, le quiniême du mois d'octobre de l'année 1707, Modène, chez Antoine Capponi. Avec permission des supérieurs. Dorénavant VBfr suivi du numéro de la page. Vita della venerabil serva di Dio la Madre suor Maria Margherita Balland...scritta dal P.D. Francesco Luigi Barelli da Nizza Barnabita, Bologna, per Giulio Borzaghi, 1718. Dorénavant VBit suivi du numéro de la page.

↑ 7 Marie-Françoise de Monceau était la nièce de la Mère de Châtel. Jeanne de Chantal, qui l'avait admise au noviciat de Chambéry en 1624, applaudit l'élection qui lui remettait la conduite du monastère d'Aix-en-Provence en 1633. Elle brilla surtout dans la direction des âmes qui semblait être son élément : elle savait aider, exciter, corriger ou soulager, selon l'attrait de la grâce, et surtout inspirer le désir de la vie surnaturelle. La Mère de Monceau procura les fondations de Toulon et de Grasse, et en 1663 répondit aux instances des princes de Monaco, désireux d'établir en leur ville les filles de saint François de Sales. La princesse Charlotte-Catherine de Grammont, élevée au second monastère de Paris, l'accueillit avec une grande joie. Après trois ans, la Supérieure fut rappelée à Aix pour y seconder les vœux de mesdames Martinozzi et Mancini, sœurs du cardinal Mazarin. Ravies de ses vertus, elles avaient résolu, dès l'année 1653, de l'attirer en Italie par le moyen d'une fondation. D'imprévues circonstances ayant fait ajourner ce projet, la Mère de Monceau eut le mérite de tout préparer pour l'établissement, mais non la joie de recueillir le fruit de ses labeurs. Son voyage à Modène sembla être le prélude du grand voyage de l'éternité, qu'elle accomplit le 12 août 1669 (informations tirées de Année Sainte des religieuses de la Visitation Sainte Marie, tome VIII, Annecy, Burdet, 1867-1872, p.766).

↑ 8 Selon Gianna Dotti Messori (2007 : 105) l’auteure de ce volume serait suor Maria Francesca Marchi, décédée à Modène en 1989.

↑ 9 Le « Livre du couvent » est une chronique manuscrite qui se poursuit sans interruption à l'usage de la communauté depuis la fondation. Le livre du couvent modénais est conservé dans les archives du monastère.

↑ 10 Sur Maria Beatrice d’Este nous signalons le volume tout récent de GREGORY & QUESTIER (2023).

↑ 11 Malgré la fermeture du monastère de la Visitation de Modène en 2020, cette correspondance est toujours conservée dans les archives du monastère qui abrite aujourd’hui la communauté du Chemin Neuf : Monastero della Visitazione Baggiovara - Chemin Neuf Italia (chemin-neuf.it), consulté le 14.03.2025.

↑ 12 En fait en 1963 les visitandines ont quitté le monastère au cœur de la ville de Modène et se sont installées à Baggiovara, un village à quelques kilomètres du centre de la ville.

↑ 13 En juillet 2024, nous avons fait une première reconnaissance de ces archives, mais nous n’avons pu consulter que quelques dossiers. Conscients de leur richesse, nous avons l'intention de nous rendre à nouveau à Baggiovara dans un avenir proche pour les consulter à nouveau. Nous précisons également que pendant ce séjour nous avons consulté les archives d’État et les archives du diocèse de Modène.

↑ 14 Voir en particulier le chapitre « La Madre Maria Margherita Balland » écrit par Mons. Can. G. Pistoni (LEONELLI 1981 : 155-162).

↑ 15 Année sainte de la Visitation, t. I, Janvier, Annecy, Imprimerie de Charles Burdet, 1867 ; Année sainte de la Visitation, t. IV, avril, Annecy, Imprimerie de Charles Burdet, 1868.

↑ 16 Nous signalons le travail qu’une professeure du Liceo Ginnasio Statale “S. Carlo” de Modène a fait avec ses étudiants de Va Ginnasio dans l’année scolaire 2014/2015. Les résultats sont consultables en ligne à l’adresse suivante : https://asmo.cultura.gov.it/fileadmin/risorse/didattica/2015_adotta_un_duca__mary_di_Modena.pdf, consulté le 08.11.2024.

↑ 17 Année sainte de la Visitation, t. I, op. cit., p. 215.

↑ 18 Année sainte de la Visitation, t. IV, op. cit., p. 45.

↑ 19 Lettre de Maria Beatrice d’Este au Monastère de la Visitation de Modène : Londres, 6 janvier 1674.

↑ 20 Ibidem.

↑ 21 Lettre de Maria Beatrice d’Este au Monastère de la Visitation de Modène : Londres, 12 avril 1674.

↑ 22 Ibidem.

↑ 23 Ibidem.

↑ 24 Maria Beatrice avait été couronnée en 1685.

↑ 25 Nous avons trouvé cette information dans le document rédigé par Marta Soli, Un’Estense sul trono d’Inghilterra, p. 45 :
https://asmo.cultura.gov.it/fileadmin/risorse/didattica/2015_adotta_un_duca__mary_di_Modena.pdf,
consulté le 08.11.2024.

↑ 26 Lettre de Maria Beatrice d’Este au Monastère de la Visitation de Modène : Londres 23 février 1687.

↑ 27 Pour la biographie en français, étant donné que la date ne figure pas dans le frontispice, nous adoptons celle indiquée dans la notice de la BnF.

↑ 28 Nos recherches auprès des archives du diocèse de Modena-Nonantola n’ont pas fourni pour le moment d’informations concernant une éventuelle cause de béatification de la Mère Balland. Peut-être que des recherches plus approfondies auprès des archives du Vatican pourront apporter des précisions supplémentaires à ce propos.

↑ 29 Voir dans le livre de R. de Maio le chapitre intitulé « L’ideale eroico nei processi di canonizzazione della Controriforma » (DE MAIO 1973 : 257-278).

↑ 30 Mémoires sur la vie et les vertus de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, fondatrice de l’Ordre de la Visitation par la Mère Françoise-Madeleine de Chaugy, [1642], Paris, Plon, 1893. Voici les intitulés des trois parties : Première partie : ses années passées au monde ; Deuxième partie : les actions de sa vie religieuse ; Troisième partie : les pratiques de ses héroïques vertus.

↑ 31 Maria Isabella Vecchiarelli (1681-1761), épouse du prince Scipione Publicola Santacroce (1681-1747) et mère de Valerio Publicola Santacroce. Les Santacroce (souvent appelés Santacroce Publicola) étaient une importante famille romaine connue depuis la première moitié du XVe siècle.

↑ 32 Sur le processus de fabrication de la sainteté de Jeanne de Chantal, voir le chapitre intitulé « Fabriquer une sainte » (DE LENCQUESAING 2021 : 171-217).

↑ 33 Jeanne de Chantal sera canonisée le 16 juillet 1767.

↑ 34 De 1642 à 1717 la Mère de Chantal a fait l’objet de six biographies d’auteur.e.s différent.e.s. Outre les Mémoires de la Mère de Chaugy nous devons citer : Henri Cauchon de Maupas du Tour, La Vie de la vénérable Mère Jeanne-Françoise Frémyot, Fondatrice, Première Mère et Religieuse de l’Ordre de la Visitation de Sainte Marie, Siméon Piget, Paris 1643 ; Alexandre Fichet, Les saintes Reliques de l’Érothée, en la sainte vie de la Mère Jeanne Françoise de Frémyot, Baronne de Chantal, Première Supérieure, et Fondatrice de l’Ordre de la Visitation sainte Marie. Excellent original de sainteté, et vrai portrait de l’Épouse de Jésus, Sébastien Huré, Paris 1643 ; Joseph Piolle, Le Parnasse amoureux des Beautés de Philotée, ou Description en vers de la sainte vie de la vénérable mère Jeanne Françoise Frémyot, baronne de Chantal, première supérieure et fondatrice de l’Ordre de la Visitation Sainte Marie, Vincent de Coeursillys, Lyon 1649 ; Anon. [att. à Bussy-Rabutin, Louise de], La Vie en abrégé de Madame de Chantal, Première Mère, et Fondatrice de l’Ordre de la Visitation de sainte Marie, Simon Bénard, Paris 1697 ; Jacques Marsollier, La Vie de la vénérable Mère de Chantal, Fondatrice, première Religieuse, et première Supérieure de l’Ordre de la Visitation de sainte Marie, François Babuty, Paris 1717.

↑ 35 Le frontispice de la Vita informe que « Padre Francesco Luigi Barelli da Nizza, barnabita, [était] Penitenziere della Metropolitana, Esaminatore sinodale, e Consultore del S. Officio di Bologna ». Il est l’auteur des Memorie dell'origine, fondazione, avanzamenti, successi, ed uomini illustri in lettere, e in santità della Congregazione de' Chierici Regolari di S. Paolo, chiamati volgarmente Barnabiti (Per Costantino Pisarri sotto le Scuole all'Insegna di S. Michele, Bologna 1703).


 

Dipartimento di Lingue e Culture Moderne - Università di Genova
Open Access Journal - ISSN électronique 1824-7482