S’affirmer entre les mailles du texte : formes et fonctions de l’indicible dans l’œuvre d’Anne Griffon
Table
2. Anne Griffon, une chartreuse méconnue
3. S’affirmer derrière l’Autre
Abstract
Francese | IngleseAu XVIIe siècle, la prolifération des récits mystiques féminins prend une ampleur significative dans le cadre de l’arrivée du Carmel en France et du renouveau religieux encouragé par la Contre-Réforme. Les écrits de plusieurs femmes de l’époque, dont ceux d’Anne Griffon (1581-1641), chartreuse ayant vécu au monastère du Mont-Sainte-Marie de Gosnay, dans le Pas-de-Calais, en sont des témoins marquants. Le manuscrit de cette moniale, Œuvres d'une religieuse chartreuse nommée Anne Griffon – conservé en trois copies non autographes entre la Bibliothèque Mazarine de Paris (ms 1082 et ms 1083) et la Bibliothèque de Charleville-Mézières (ms 236) – est tombé dans l’oubli au fil du temps, en raison de la méfiance de dom Le Masson, devenu général des chartreux vers 1675, à une époque où le mysticisme était en déclin (COGNET 1995). Cette étude vise à restituer à Anne Griffon et à son journal intime la reconnaissance qu’ils méritent. Nous présenterons, d’abord, sa vie et son œuvre. Ensuite, nous démontrerons que l’indicible s’impose comme un trait prégnant dans son texte. Ainsi, nous explorerons les formes et les fonctions de cet expédient littéraire afin de mettre en lumière son rôle stratégique : l’affirmation de la moniale et la préservation de sa supériorité en tant que femme élue par Dieu.
1. Introduction1
La figure d’Anne Griffon, moniale chartreuse ayant vécu au XVIIe siècle, a très rarement fait l’objet d’études scientifiques2. Pourtant, cette religieuse a laissé un journal intime spirituel assez conséquent3 qui constitue une véritable source documentaire pour les théologiens, les historiens et les littéraires. Ce texte représente en effet un terrain d’exploration intéressant pour ceux et celles qui souhaitent étudier l’ordre des chartreux4, ainsi que les courants mystiques qui circulent largement dans les régions frontalières du nord de la France à l’époque de la Contre-Réforme5. Comme le souligne Thomas Jérôme dans ses importants travaux sur l’ordre des chartreux (2014, 2021, 2023), les écrits d’Anne Griffon sont marqués par l’arrivée du Carmel en France au dé-but du XVIIe siècle. D’ailleurs, son directeur spirituel, dom Guillaume du Chèvre, a collaboré avec Jean de Brétigny6, proche du salon de Barbe Acarie7, à la traduction de La vie de Thérèse de Jésus, fondatrice des carmélites, ainsi qu’à celle d’autres œuvres de Thérèse d’Avila. C’est dans le cadre de l’engagement des chartreux pour la diffusion du Carmel féminin en France8 que la sœur Griffon est sollicitée par la mère supérieure de son couvent à documenter son expérience mystique. Selon Jérôme (2023), Marguerite Gueffren, familière du salon de Madame Acarie et consœur d’Anne Griffon, aurait également joué un rôle déterminant dans le développement de la veine mystique de cette dernière, influence qui marquera aussi son œuvre qu’enrichissent des éléments inspirés du mysticisme de Thérèse d’Avila et de sainte Catherine de Gênes.
Toutefois, après l’arrivée de dom Innocent Le Masson à la tête de l’ordre en 1675, le manuscrit de Griffon sera mis de côté, voire occulté, par le nouveau général, qui considère le mysticisme féminin comme une menace contre les traditions cartusiennes9. Dans une lettre datée du 7 avril 1691, dom Le Masson critique les femmes mystiques en ces termes :
De jeunes filles religieuses qui n’ont ni habitudes de vertus, ni discrétion s’accommodent à leur mode de cette lecture. C’est comme une forêt où elles s’égarent, elles s’érigent en maîtresses comme si elles étaient des saintes Thérèses, elles s’attribuent des états imaginaires, elles se croient plus sages que les sages. (LE MASSON dans DEVAUX 2005 : 115)
Le journal spirituel d’Anne Griffon, cependant, parvient à exprimer l’authenticité et la profondeur d’une femme qui revendique sa connexion directe avec Dieu comme preuve de sa supériorité.
Même si elle ne peut pas être qualifiée de directrice de conscience ou de théologienne, elle occupe la charge de sous-prieure pendant plus de dix ans et guide de nombreuses laïques et religieuses dans leur chemin spirituel, tout en s’imposant comme un repère pour les femmes qui gravitent autour de la chartreuse de Gosnay. Ces éléments justifient l’intérêt de présenter son personnage dans ce numéro.
Cet article vise, plus particulièrement, à mettre en lumière les écrits de la moniale dans le but de faire resurgir sa figure de l’amnésie historique qui frappe sa mémoire. Pour ce faire, nous retracerons d’abord sa vie et son œuvre et nous analyserons, ensuite, les particularités de son « écriture mystique » (DE CERTEAU 1982).
2. Anne Griffon, une chartreuse méconnue
Anne Griffon naît en 1581 dans le village d’Eu, en Normandie. Elle est la fille d’Anne Chaveton et de François Griffon, deux parents respectables d’Abbeville, qui meurent peu après sa naissance, la laissant orpheline. Elle passe son adolescence avec sa sœur Marie dans cette même ville, chez son oncle, un drapier. Bien qu’elle ressente un appel divin dès l’âge de sept ans, elle fréquente des cercles mondains pendant son adolescence. Un jour, alors qu’elle est épuisée après une danse, son beau-frère, Pierre Waignart, lui adresse les paroles de Salomon « vanité des vanités, tout est vanité ». C’est à ce moment-là qu’elle décide d’abandonner les plaisirs terrestres pour se consacrer pleinement à Dieu10.
Ainsi, le 17 août 1601, à l’âge de vingt et un ans, Anne Griffon rejoint-elle le monastère des Dames Chartreuses du Mont-Sainte-Marie de Gosnay, près de Béthune, en Artois. Elle y prononce sa profession de foi le 25 août 1602 devant Guillaume du Chèvre, qui deviendra son directeur spirituel. Quatre ans plus tard, le 4 juin 1606, elle reçoit la consécration des vierges en présence de Jean Richardot, évêque d’Arras.
Pendant les deux premières années de son noviciat, elle doit faire face à des rumeurs l’accusant de sorcellerie. Ces bruits sont alimentés par une consœur qui connaît son passé mondain. Il s’agit probablement de Jacqueline Doresmieux. Finalement, grâce à son courage et sa détermination, elle réussit à démentir ces calomnies et à poursuivre son chemin spirituel au sein du couvent. Sa dévotion, son humilité et sa douceur lui valent d’être nommée maîtresse des novices à deux reprises, ce qui lui permet de devenir le guide spirituel des jeunes religieuses et des laïques fréquentant le monastère de Gosnay. En raison de sa sagesse et de son esprit d’obéissance, elle est désignée coadjutrice ou cellérière, puis sous-prieure, un poste qu’elle occupera pendant douze ans.
Tout au long de sa vie, elle souffre de maladies fréquentes qui lui causent de vives douleurs corporelles, notamment au niveau des intestins. En raison de la guerre de Trente Ans, qui ravage sa région depuis 1635, sa communauté se réfugie à Béthune, où elle décède dans la nuit du 13 au 14 janvier 1641, à l’âge de soixante-deux ans.
De nombreux événements miraculeux, relatés dans une enquête menée par dom Bruno L’Aumosnier après son décès11, entourent sa mémoire. Les habitants, ainsi que les moines et les moniales de son ordre, la décrivent comme une religieuse illuminée, marquée par une aura de sainteté et de mystère12. En effet, souvent transportée vers Dieu et sujette à des extases, Anne Griffon mène une vie de dévotion au sein de la chartreuse, où elle fait preuve d’un esprit prophétique et de dons mystiques. Son mysticisme captive les laïcs de la région, ses consœurs, et même sa mère prieure qui, vers 1620, lui demande de consigner ses visions divines.
2.1 L’œuvre d’Anne Griffon
Anne Griffon rédige un journal spirituel, pour répondre au commandement de sa mère supérieure, intéressée à documenter sa vie contemplative. Bien que le manuscrit original ait été perdu, ses textes sont rassemblés dans un volume intitulé Œuvres d’une religieuse chartreuse nommée Anne Griffon, conservé à la Bibliothèque Mazarine de Paris en deux copies (ms 1082 et ms 1083). Ces deux tomes contiennent les écrits de la religieuse « copiez fidèlement », peut-être par dom Bruno L’Aumosnier, vicaire de la chartreuse du Mont-Sainte-Marie de Gosnay. Ce dernier est également l’auteur de l’enquête en annexe sur la vie et la conduite de la moniale. Ce texte a été rédigé vers 1664 à la demande de dom Ganneron, à l’occasion de la visite de dom Charles Le Bret, prieur de la chartreuse du Mont-Dieu :
Ces écrits ont été copiés fidèlement à l’instance de notre très vénérable père visiteur dom Charles Le Bret, prieur de la Chartreuse de Mont-Dieu de Longinal, écrits de la main propre de la vénérable mère Anne Griffon par commandement de ses supérieurs quelques années avant sa mort […]. (GRIFFON ms 1082 : 1034-1035)
Un troisième manuscrit de ses œuvres, intitulé Historiae vitae, virtutum atque revelationum... Annae Griffoniae, a été rédigé par François Ganneron en 1664 et est conservé à la Bibliothèque de Charleville-Mézières. Si les deux premiers manuscrits semblent fidèles au texte conçu par Griffon, le troisième révèle la volonté de dom Ganneron de réorganiser la structure de l’ouvrage. En effet, ce dernier identifie cinq sections, qu’il subdivise en sous-parties13. Bien que cette version soit la plus riche et la plus élaborée, elle souffre d’une lisibilité réduite due à la quasi-cécité de son copiste14.
Dans le manuscrit 1082, qui fait l’objet de notre analyse en raison de sa lisibilité, le journal de la religieuse s’étend sur environ six cents pages15, dans lesquelles sont relatées ses expériences mystiques lors de la prière et de la messe ou dans sa cellule. Durant ces moments, elle évoque des visions divines où elle aperçoit Dieu, Jésus, la Vierge Marie, ainsi que des figures angéliques telles que les séraphins et les chérubins, sans oublier des saints comme saint Paul, saint Michel, saint François et saint Bruno, le fondateur de l’ordre cartusien. De larges passages sont consacrés à la Passion du Christ. Elle tient les Juifs pour responsables de la mort de Jésus et les désigne par des termes péjora-tifs : « la malice de ces cruels et plus qu’insensés Juifs où trépassait toute la malice humaine » (673)16. En revanche, elle s’engage à prier pour la conversion des Allemands, des Anglais et même des Chinois : « l’Allemagne et l’Angleterre à quoi j’ai un particulier instinct de prier [...] parce que je vois que Mon Seigneur confère beaucoup de grâces à ces deux pays pour leur conversion, et ce par mon moi » (646) ; « [je prie] pour les Chinois ou autres puisqu’ils se convertissent journellement à la foi » (909). Dans ce contexte, Griffon déclare qu’elle doit endurer des peines bien plus grandes pour l’Allemagne que pour les autres territoires mentionnés, ce qui témoigne de sa volonté de mettre son expérience mystique au service du projet contre-réformiste :
Mon Seig.re [sic] ne me fait point tant souffrir pour ce grand pays comme il m’a fait endurer pour le pays d’Allemagne, qui n’est que fort peu de chose en comparaison de la grandeur et multitude de gens qu’il y a en l’autre [...] mon Seig.re [sic] m’ayant attirée à prier pour ce pays. (911)
Ces énoncés, parmi d’autres, informent le destinataire du contexte dans lequel s’inscrit l’écriture de la religieuse17. Cependant, la quasi-totalité de son texte manque de repères spatio-temporels et d’informations historiques, à l’exception des toutes premières pages, où Griffon indique que son expérience scripturaire commence en obéissance au « commandement qui [lui] a été fait par [sa] vénérable mère prieure en l’année mil six cent vingt » (2).
Au début, elle évoque également les péchés qu’elle a commis avant son entrée en religion, ce qui aide à cerner le premier but de son ouvrage : « Pour commencer j’écrirais volontiers toute la grande multitude de mes péchés qui sont en nombre infinis » (3). La spontanéité de l’écriture de la moniale ainsi que le manque de structure du texte n’en rendent pas aisée la lecture.
3. S’affirmer derrière l’Autre
La récurrence thématique imprègne ce manuscrit et révèle la contrainte qui pousse Griffon à relater ses visions pour transmettre son expérience à sa supérieure. Dès l’incipit de son œuvre, Anne Griffon déclare qu’elle ne peut pas écrire ses visions, arguant qu’il lui est impossible de traduire ses extases en mots. Pour elle, l’expérience mystique relève de l’ordre du divin, tandis que l’expérience scripturaire appartient au monde terrestre. La religieuse répète ce propos à maintes reprises pour souligner l’impuissance des mots qui est la sienne, mais également pour préciser que sa prise de parole répond uniquement à son souci de satisfaire la demande de sa supérieure :
si ce n’était la vertu de l’obédience à laquelle je suis obligée, je ne ferais ce que je fais. Toutefois, il me semble que tout ce que je fais, je ne le fais point de mon cru ni selon que je le veux, mais il me semble que je fais ce qui m’est dicté intérieurement, car le plus souvent, ayant fini un mot, je ne sais celui qui doit suivre. S’il y a quelque chose de bien, cela n’est nullement de moi, aussi par la grâce de mon D., je ne m’en attribue pour le présent. (366)
Le devoir d’écrire, imposé à Griffon, ressort dans les premières lignes de ce passage, où elle utilise le verbe « obliger » au sein d’un énoncé hypothétique qui situe son geste dans une volonté d’obéissance18. L’utilisation du « je » de la moniale s’inscrit, en outre, dans son refus catégorique d’assumer toute auctorialité. Elle le souligne par des phrases à la forme négative, qui sont renforcées par l’adverbe « nullement », ainsi que par la dissociation de la copule « cela » — qui indique l’écriture — de son attribut, « moi » — qui désigne Griffon. Par ce biais, la moniale postule une séparation nette entre le sujet — l’auteure — et l’action d’écrire : « cela n’est nullement moi [...], je ne m’en attribue pour le présent ». D’un point de vue énonciatif, il est alors possible d’identifier une troisième personne : un « il » qui fait référence à Dieu et qui se cache derrière le « je » de la religieuse. Ce dédoublement de l’énonciation illustre bien l’ambiguïté dans laquelle évolue la relation de Griffon, qui met en scène une véritable dislocation du sujet locuteur, alors que celui-ci devrait normalement se situer au centre de l’écriture autobiographique. Cette nécessité de l’auteure de circonscrire sa prise de parole s’associe à la tendance des écritures mystiques d’identifier, de manière explicite et souvent dès le début du texte, les lieux de l’énonciation, qui sont, dans ce cas, forcément multiples : « [c]ontradictoire donc, le je parleur (ou écrivain) prend le relais de la fonction énonciative, mais au nom de l’Autre » (DE CERTEAU 1982 : 257). Cette situation, qui est propre à l’autobiographie spirituelle mystique, fait que « dans la position forte du texte, le je est une sorte de lapsus. Il se contente de représenter ce qui parle, ou de se substituer à ce qui fait parler. Il ne peut que « prendre la place » que d’autres constituent [...] » (256)19.
Si l’une des raisons de ce paradoxe tient à l’impossibilité de raconter Dieu, l’autre réside dans la position sociale de Griffon qui est notamment celle d’une femme bornée par les paradigmes socio-historico-culturels de son époque. Comme elle l’affirme dans sa « fable mystique »20, la pratique de l’écriture n’est pas seulement perçue comme un loisir du monde terrestre, mais aussi comme une prérogative du masculin : « L’imbécilité de mon entendement et de mon sexe, cela ne vient apporter plutôt du scandale que du profit, aussi j’ai l’espérance que mon doux amour y pourvoira afin qu’il ne soit offensé par ce qui est fait purement et simplement pour m’acquitter de mon devoir d’obéissance » (GRIFFON 1082 : 373). Il s’agit alors pour l’écrivaine de faire appel à une entité autre pour légitimer l’autorité de son discours et prouver la véracité de son texte auprès de ses destinataires. D’ailleurs, dans ses écrits, il n’est pas rare de trouver de longs passages où elle exprime son inquiétude envers les idées que le destinataire pourrait se faire de sa parole :
Mais tout ce que je dis pourra, peut-être, sembler étrange ou, peut-être, sera estimé folie ou comme rêverie mais, par la grâce de D., ce n’est ni l’un ni l’autre. Une très claire vérité, à mon avis, que pourrons reconnaître ceux que notre bon D. mène par un même chemin, car on ne le peut connaître autrement sinon que cette sapience infinie en donne une lumière particulière pour pouvoir connaître ce qui en est. De vouloir condamner si légèrement ce qui semble le plus précieux devant la divine majesté, ce serait se mettre en grand danger de tomber en d’autres précipices, mais que l’on fasse tel jugement qu’on voudra de tout ce que j’ai écrit, je me soumets plus que jamais à la correction de mes supérieures et à tout ce qui leur plaira, étant, par la grâce de mon D., toute prête de croire ce qu’il leur plaira autant que je pourrai. Si ce n’était pour l’amour et honneur de mon Seig.re [sic], je serais bien aisée que l’on me tint pour trompée et que l’on estima le tout imagination de fille légère mais, pour l’honneur et gloire de mon Seig.re [sic], je désire que l’on en croie ce qui en est. Pour la manifestation de sa toute-puissance [...] et pour sa plus grande gloire, je raconterai ce qui m’a démontré un jour de cette année 1621. (886-887)
La moniale imagine, en effet, que ceux qui liront ses visions pourraient douter de leur véracité, ce qu’elle exprime par l’attribution de qualifications dysphoriques à sa personne, dont « étrange », « trompée » et « fille légère », ou à son écriture, telles que « folie », « rêverie » et « imagination ». Il n’est pas surprenant que Griffon ressente ce genre d’inquiétude : celle-ci découle non seulement de sa condition de femme, mais aussi du fait qu’au début de son noviciat, elle avait déjà été la victime d’accusations qui lui imputaient d’être sorcière et de pratiquer les arts magiques21. Par conséquent, pour se protéger, elle a forcément besoin de se cacher, ce qu’elle fait, d’une part, derrière la « correction de [ses] supérieures », et d’autre part, derrière l’autorité de Dieu. Il n’est donc pas étonnant de trouver, au début de son manuscrit, des passages où elle place son écriture sous la dictée de Dieu :
selon la grâce qui plaira à sa divine bonté me donner, je me suis délibérée pour son amour et pour la manifestation de son infinie bonté d’écrire tout ce qu’il plaira à son saint et divin esprit me faire souvenir des grâces et faveurs qu’il a plu à ce bien infini. (2)
Ce faisant, la moniale établit avec ses destinataires un accord qui lui permet de situer son texte dans une instance de vérité garantie par l’Autre-Dieu.
Cet expédient constitue un stratagème pour la femme, qui peut ainsi faire résonner sa voix, désormais légitimée par la divinité. Cela explique la raison pour laquelle Griffon – qui se décrit toujours comme une fille obéissante et soumise à ses supérieurs – parvient pourtant, à quelques endroits, à remettre en question la compétence de ses directeurs de conscience d’antan : « c’était un bon père et fort doux. Toutefois, n’ayant point l’expérience des choses par lesquelles mon doux amour me faisait passer, il ne les entendait point, qu’en la fin, je ne manquais point aussi d’avoir grandes confiances et assurances en lui » (98) ; « il n’était point expérimenté aux choses que notre bon D. me donnait et n’avait l’expérience des choses si sécrètes » (258) ; « j’avais proposé de ne lui point déclarer mon intérieur voulant tenir le tout fort caché » (259). Dans le premier énoncé, la voix timide de Griffon émerge grâce à l’emploi du marqueur d’opposition « toutefois » : celui-ci contredit la définition de son père spirituel comme « bon » et « doux », des qualifications euphoriques. La moniale met ainsi en doute la capacité d’entendement de ce religieux, qui n’est pas doué, comme elle, de ce pouvoir visionnaire. Pour Griffon, il n’est pas digne de « grande confiance et assurance », ce qui l’amène à se méfier de son autorité. La forme négative utilisée dans la deuxième phrase souligne précisément l’inexpérience de ce père face à ces « choses [...] sécrètes » qui restent une prérogative de l’auteure. Il s’agit pour elle de valoriser le coin intouchable et inatteignable de ses visions. Par ailleurs, son expérience mystique représente un abri qu’elle déclare vouloir tenir « tout fort caché », d’un ton affirmatif suggéré par la mobilisation du verbe « proposer ».
Ce désir de garder pour elle l’aventure mystique affleure ailleurs à la surface du texte, puisque la religieuse reconnaît également les dangers auxquels son mysticisme pourrait l’exposer :
mais il me semble que mon Seigneur permettait telle peine pour deux causes : l’une pour me faire quelque peu endurer selon mon désir, l’autre pour me faire découvrir ce que je voulais cacher, car encore que je fusse fort soumise à mes supérieures, il me semblait néantmoins que je ne devais déclarer tout ce qui se passait en moi, craignant qu’on ne m’eut eu en quelque estime. (167)
Griffon est consciente que ces dons divins sont une arme à double tranchant car si, d’une part, ils accordent à la femme un pouvoir particulier, d’autre part, ils pourraient constituer un prétexte pour des accusations d’hétérodoxie. Cela représente un risque considérable pour la moniale dans le contexte de la Contre-Réforme22, et surtout après avoir été déjà suspectée de sorcellerie.
Un autre exemple de la tentative de la religieuse de s’affirmer se trouve dans la narration de l’une de ses visions, où elle déclare voir le fondateur de son ordre, saint Bruno, au-dessous de saint François :
mais encore que j’eusse vu une si grande gloire et haut degré, car il [saint Bruno] était, comme j’ai déjà dit, au rang des séraphins, toutefois il me semblait que le père saint François était beaucoup plus haut et jouissait de la claire vision de D. plus que lui23. (312)
Ce propos, qui place le guide des chartreux au-dessous de saint François, sera contesté par le directeur de conscience de la moniale :
Je le racontai à mon directeur et père qui me gouvernait pour lors mais lui, pour éprouver mon esprit, me dit que ce que je disais de St. François était par une propre affection que je portais à ce saint, et me démontrant qu’il n’était pas comme je disais, et moi, par soumission, je ne lui voulais point expliquer. Mais le lendemain ou quelques jours après, il me fut encore démontré quasi les mêmes choses que j’avais vues auparavant, mais avec une plus claire et assurée lumière, et mon Seig.re [sic] Jésus me dit que je dis à mon père qu’il était comme je lui avais dit [...]. (313)
Cet extrait montre clairement le besoin de la religieuse de légitimer ses mots à travers Dieu. C’est en effet cette entité divine qui l’assure de la justesse de son interprétation. Bien que la première réaction d’Anne Griffon face aux assertions de ce prêtre ait été le silence, elle décide ensuite de lui prouver la véracité de son discours en relançant leur débat autour de ces saints.
Entre les mailles du texte, il est possible d’identifier d’autres passages où la moniale prend la liberté d’exprimer son opinion et où elle se positionne contre son père spirituel, au nom de l’exclusivité de sa connaissance des choses divines : « J’ai reconnu plusieurs fois par expérience [...] que mon père ne m’avait pas bien répondu [...], et moi me soumettant à son jugement encore que je sentais bien que ce n’était point comme il me disait » (378). C’est plus particulièrement le mot « expérience » qu’elle utilise pour affirmer son autorité, mais aussi sa volonté d’indépendance, comme cela apparaît également dans d’autres fragments :
des pères spirituels auxquels je communiquais les secrets de ma conscience m’instruisaient à me laisser conduire sans me vouloir donner de règles, aussi n’en avais-je point besoin, car mon Seigneur m’en apprenait plus en un quart d’heure ou demie heure que n’eussent fait plusieurs pères en plusieurs années. (34)
La moniale estime qu’elle n’a besoin d’aucun guide pour s’orienter sur son chemin mystique : elle affirme, en effet, de ne pas avoir eu besoin de règles spécifiques de la part de ses directeurs de conscience, car son Seigneur lui enseigne en un temps très court ce qu’ils pourraient lui apprendre en plusieurs années. Le ton péremptoire de Griffon est accentué par l’opposition entre les deux marqueurs de temporalité « un quart d’heure » et « plusieurs années », qui font respectivement référence à la connaissance qu’elle reçoit de Dieu et de ses directeurs. Cet énoncé dévalorise alors la médiation ecclésiale et, par conséquent, l’utilité de la mission de ces religieux pour prôner, en revanche, le contact direct entre la femme et la divinité.
Griffon raconte également que parfois ses échanges avec son directeur lui apportent plus d’affliction que de bénéfice, car, n’ayant pas la connaissance des mystères auxquels elle seule a été initiée par Dieu, celui-ci la prend pour une damnée, au lieu de la soutenir tout au long de son parcours :
une fois, je fus fort excessivement affligée pour m’être démise de mon propre jugement au jugement de mon père en une chose de conséquence pour moi, car la conséquence était que, selon qu’il me faisait entendre, [...] j’eusse toujours été en péché mortel et par conséquent en état de damnation. (179-180>)
La répétition du mot « conséquence », que reprend la locution adverbiale « par conséquent », vise à renforcer l’impact négatif de la parole de ce clerc qui évoque sa damnation éternelle. Lorsqu’elle ne parvient plus à supporter les tourments qui en découlent, elle demande un confesseur, mais elle est rabrouée :
mais ne pouvant plus supporter une si excessive peine, tant d’esprit que de corps, je m’en allai trouver mon père pour le supplier de me vouloir donner un confesseur, car je ne pouvais plus vivre, mais, selon que notre bon D. permit, il me traita assez rudement me disant que je lui disais ce que je voudrais. (180)
Le récit de ses relations tendues avec ceux qui la dirigent se dissimulent dans les méandres de ce long manuscrit.
4. « Cela est du tout indicible à moi, pauvre ignorante ! »
Comme nous l’avons déjà souligné, le manuscrit de Griffon est marqué par la résistance de la moniale face à l’écriture : elle avoue, à plusieurs reprises, d’écrire sous contrainte et, de surcroît, sur un sujet qu’il est impossible de traduire en langage humain. Ce dernier est décrit par elle-même comme « gros langage » : « mais il n’en faudrait rien dire du tout pour ne parler point selon notre gros langage » (320). Dans cette phrase, comme dans d’autres passages, la religieuse exprime son souhait de ne pas raconter ses « lumières24 » car, pour ce faire, « il [lui] faudrait avoir une langue angélique » (268). Pour elle, il s’agit alors de comprendre comment prouver son obéis-sance à ses supérieurs :
toutes ces choses se passant d’une façon que je ne savais pas expliquer, car le parler, ce me semble, n’était pas un parler ferme, mais c’était plutôt par une certaine lumière qui me faisait entendre ce que dessus. Toutefois, [...] deux diverses fois à la fin de l’oraison, il me fut signifié, avec commandement, de le mettre par écrit et, comme j’étais dans une grande perplexité pour la contradiction que j’avais de faire ce que dessus, je demandai à la mère de D. (353)
Griffon adopte une stratégie d’écriture qui repose essentiellement sur l’évocation de l’indicible qui traverse tout son texte. Cela lui permet de (ne pas) raconter cette « certaine lumière » qu’elle évoque dont l’indétermination est garantie par le marqueur d’atténuation « certaine », et qui s’oppose au « parler ferme ».
En effet, au niveau de la macrostructure, l’œuvre manque d’organisation spatiale étant dépourvue de chapitres. Par conséquent, aucune scansion thématique ne peut être identifiée. Ces aspects rendent difficile la lecture du manuscrit qui apparaît comme un long récit émanant de l’intérieur.
Les paragraphes s’ouvrent souvent sur un indice temporel indéterminé qui ne fournit aucune information sur le temps de déroulement de l’action, mais qui indique des périodes indéfinies, parfois scandées par des rituels ou des festivités dont : « je me souviens qu’un jour parmi les autres... » (3) ; « un jour étant en oraison » (220) ; « ce fut un jour après la communion » (952)25. Il en va de même pour les références spatiales qui sont presque absentes dans le manuscrit.
Au niveau microtextuel, les fois où elle ose décrire ses extases, elle recourt souvent à la modalité problématique, et non pas apodictique, ce qui lui permet d’amoindrir ses affirmations. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans le texte de nombreuses formules concessives, qui servent à Griffon pour rappeler aux lecteurs sa condition humaine, dont : « si l’on peut dire ainsi, mais il le faut pour parler en notre langage et non au leur » (414)26. De pareilles considérations s’appliquent aux nombreuses répétitions du verbe « sembler », un modalisateur qui marque le doute et plonge le récit de la moniale dans l’incertitude : « il me semble que ce fut lui [saint Michel] qui me fit entrer pour me plonger dans ce vase27 » (451-452) .Tous ces indices suggèrent l’indicible qui sous-tend le manuscrit de Griffon, qui identifie l’existence de deux types de langages, ce qu’elle énonce très clairement lorsqu’elle dit : « pour parler en notre langage et non au leur » (414).
Pour décrire sa parole, qui s’oppose donc à la « langue angélique », elle recourt souvent à la métaphore du bégaiement, comparant ses mots, son « petit langage », à ceux des enfants : « mais de pouvoir expliquer tout ce que je compris sans toutefois comprendre, je ne puis, car cela surpasse toute capacité humaine. Toutefois, je dirai ce que je pourrai, comme les petits enfants en bégayant de mon petit langage » (1029). Ce renvoi métaphorique se retrouve également dans d’autres lignes, où Griffon relie la parole à la folie par l’association de l’adverbe « follement » au verbe « bégayer » :
toute la s.te trinité opère en cette âme d’une manière ineffable mais il m’est impossible de le dire, il vaut mieux le goûter que d’en parler, car ce ne serait que follement bégayer de se vouloir ingérer de parler des choses qui ne peuvent être comprises. (998)
Dans d’autres passages, la moniale juge elle-même l’impuissance de sa parole, qu’elle compare à l’action de barboter, ce qui désigne son texte comme un ensemble de sons confus et inintelligibles, voire comme une logorrhée engendrée par l’indicible :
tout ce que je dis, il ne me semble rien et me semble n’avoir fait que barbotter, mais il me faut acquitter selon mon imbécilité. J’espère que mon D. fera par sa bonté, que l’on entendra, ce qui est nécessaire pour sa gloire et louange éternelle. (803-804)
Griffon répond à cette imposition d’écriture en forgeant une langue de l’indicible. Ce texte se présente globalement comme un long récit des extases mystiques de son auteure et évolue sous le signe d’une répétition thématique qui manifeste le besoin de celle-ci de démontrer son aura de sainteté :
[Dieu] donnant à entendre à l’âme des choses merveilleuses, qui ne se peuvent nullement dire ni écrire, mais il faut qu’elles demeurent au secret de l’esprit qui se perd dans cet abyme de la divinité et est tout revêtu d’elle. Mais pour donner un peu à entendre ce que c’est d’être revêtu de la divinité, c’est comme un vaisseau étant plongé dans la mer : il serait rempli de cette mer et en serait environné et revêtu. Et d’autant le vaisseau se voit profond en la mer, d’autant moins il en serait aperçu. Et d’autant aussi que le vaisseau serait plus semblable à la mer, comme serait quelque vaisseau de verre ou de cristal, il serait d’autant moins aperçu et discerné. (973-974)
Ce passage se développe dans un flou sémantique qui est garanti, entre autres, par le recours de la religieuse à des substantifs indéterminés, dont le référent peut être multiple. Le syntagme nominal « choses merveilleuses28 », qui fait référence aux visions de Griffon, en est un exemple. En effet, cette expression restitue la difficulté de la moniale de parler du contenu des révélations qu’elle reçoit de Dieu, ce qu’elle déclare immédiatement après. Dans le même énoncé, l’auteure oppose les lieux de la parole écrite et orale à ceux de l’esprit : ce dernier est le seul capable d’accueillir ce « secret » divin, contrairement au langage terrestre.
Elle décrit ensuite l’expérience mystique à l’aide de la métaphore de l’immersion29 : l’esprit s’abîme dans un lieu autre pour se revêtir de la divinité30. Griffon envisage également la difficulté de compréhension d’un tel événement et, pour expliquer cet indicible, recourt à une comparaison qui apparente son expérience à celle d’un vaisseau qui plonge dans la mer. La fusion entre l’esprit et la divinité est comparée à celle d’un bateau de cristal ou de verre enfoncé dans l’eau marine afin de suggérer l’union de la femme à Dieu lorsqu’elle expérimente des révélations spirituelles.
Cependant, même si la religieuse recourt souvent à des figures de style telles que la métaphore et la comparaison, afin de compenser son impuissance de parole, elle énonce explicitement que de tels expédients ne sont pas en mesure non plus de combler les lacunes de la langue face aux mystères divins :
il n’est licite à l’homme d’en parler, et quand il serait licite de le faire, il ne le peut du tout faire, oui, je dis du tout faire, car il ne peut trouver aucun mot propre, ni par comparaison ni par similitude. Il ne s’en peut rien déclarer. (428)
Il est possible de noter que la religieuse intervient souvent avec des commentaires métatextuels pour partager, avec ses destinataires, les doutes qu’elle nourrit à l’égard de son texte :
plus je dis, moins je suis satisfaite, car tout cela n’exprime rien de tout ce que j’ai vu, étant plongée dans le grand océan de la divinité, où je reçois des grâces ineffables qui ne m’est nullement permis de dire que pour la gloire de D. et de notre séraphique père. Je puis dire avoir reçu ce jour-là des grâces inestimables au grand profit spirituel et avancement de tout l’ordre. (234)
L’auteure décrit son expérience mystique en termes de « grâces ineffables », dont il lui est impossible de présenter le contenu, qu’elle qualifie d’« inexprimable ». Tout au long du texte, elle se déclare, en effet, incapable de se représenter clairement ce qu’elle voit, reliant ainsi le pouvoir du mot à celui de l’entendement : « je ne puis néanmoins parler de sa beauté parce que plus je l’ai vue clairement, moins je l’ai comprise » (211)31. Encore une fois, la moniale souligne le caractère ineffable de ses visions de la divinité32. La plupart du temps, celles-ci sont évoquées par « lumières33 », terme vague qui dissimule le contenu de ces apparitions. Finalement, elle légitime la validité de son association en recourant aux paroles divines de l’Autre, qui sont, dans ce cas, celles de saint Paul : « je compris alors que le dire du glorieux Apôtre St. Paul est très véritable à savoir que l’œil n’a vu, l’oreille entendu, ni le cœur de l’homme ne peut comprendre » (214).
Ainsi, ce manuscrit suggère que l’expérience mystique est davantage une pratique de jouissance qu’un récit à raconter :
mais il vaut beaucoup mieux voir et goûter que d’en parler, car tout ce qui s’en peut dire ou penser n’est point ce qui en est, mais il faut que j’en dise ainsi quelque peu de chose pour satisfaire à l’obédience, car autrement, il me semblerait plutôt faire mal, et comme médire des choses divines de parler de ces secrets qui ne se peuvent point comprendre, que tout ce que je pourrais dire ou écrire jusqu’au jour du jugement, encore que le monde dura encore mil ans ou plus, je ne pourrais pour cela dire la moindre partie des choses très grandes qu’il a plu à notre bon D. faire voire à moi sa pauvre et indigne servante. (323-324)
Anne Griffon souhaite que l’aventure mystique demeure sa prérogative. Elle le souligne bien lorsqu’elle affirme que « D. », qu’elle désigne par une initiale pointée34, l’a choisie pour lui révéler ses secrets. Le syntagme au cas datif « à moi » met en avant son privilège : elle seule peut jouir de telles faveurs, au sein d’un cercle d’élus. Lorsqu’elle affirme « [c]ela est du tout indicible à moi, pauvre ignorante ! » (246), un rapport paradoxal à la connaissance émerge. En effet, bien que la moniale mette en avant son « ignorance », elle est consciente de sa supériorité, qui découle de son statut de femme élue par Dieu. À l’instar des œuvres de Marie de l’Incarnation et d’autres mystiques, les écrits de la religieuse sont imprégnés de ce renversement de valeurs que François de Sales définit par l’oxymore « savante ignorance35 ». Comme le souligne justement Guité-Verret :
Dans la constellation des femmes catholiques de la Contre-Réforme, les mystiques occupent une place particulière. Parce qu’elles entretiennent un lien direct avec Dieu et présentent un cheminement religieux marqué par l’extraordinaire, elles apparaissent favorisées. Leur ignorance, caractère déjà rattaché à la spiritualité mystique, mais plus accentué chez elles en raison de la nature de leur sexe, les élève au rang de sujet spirituel privilégié. (2022 : 6)
5. Conclusion
En affirmant que sa main est dirigée par Dieu, Anne Griffon parvient à affirmer sa supériorité. C’est proprement l’indicible de son expérience qui lui confère du pouvoir :
de tant de grâces, je n’en pouvais parler pour ne m’en point souvenir, et aussi pour les grandes multitudes qu’il me faudrait dire, mais il me semble que le peu que mon Seigneur permet que je fisse est assez pour reconnaître de quel esprit je suis guidée. (169)
Ainsi, la religieuse se dresse-t-elle en gardienne d’un savoir surnaturel qu’elle n’arrive pas à exprimer à travers le langage. Comme le rappelle Thomas Jérôme dans ses travaux (2014, 2023), l’arrivée du Carmel dans les régions du Nord et l’intérêt de quelques chartreux pour les écrits de Thérèse d’Avila et de sainte Catherine de Gênes ont renouvelé certaines pratiques spirituelles qui ont influencé notre moniale. Quelques décennies plus tard, quand dom Le Masson deviendra général des chartreux, à une époque où la mystique est à son crépuscule (COGNET 1995), ce dernier n’appréciera pas le texte de cette sœur. Sa méfiance à l’égard des femmes mystiques, perçues comme une menace pour l’autorité de l’Église en raison de leur pratique autonome de la foi, l’amènera à entraver la circulation du manuscrit de Griffon et à faire sombrer les écrits de la religieuse dans l’oubli.
Bibliographie
Sources primaires
GANNERON F., Historiae vitae, virtutum atque revelationum… Annae Griffoniae, Bibliothèque municipale de Charleville, Charleville-Mézières 1664, ms 236.
GRIFFON A., Œuvres d’une religieuse chartreuse nommée Anne Griffon, Bibliothèque Mazarine, Paris 1680, 1073 p., ms 1082.
––– Œuvres d’une religieuse chartreuse nommée Anne Griffon, Bibliothèque Mazarine, Paris 1680, 616 p., ms 1083.
Bibliographie critique
BONORA B., La Controriforma, GLF editori Laterza, Roma 2001.
CERTEAU M. (de), La Fable mystique (XVIe-XVIIe siècle), vol. 1, Gallimard, Paris 1982.
COGNET L., Le Crépuscule des mystiques, Mame, Paris 1995.
DE GRAUWE J., « La vie religieuse des moniales du Nord à travers leur histoire », Analecta Car-tusiana, 55/3, 1982, pp. 187-188.
DEVAUX A., VAN DIJCK G., « Dom Innocent Le Masson, Général des chartreux : Correspon-dances », vol 5., 3, Institut für Anglistik und Amerikanistik, coll. Analecta Cartusiana 206, Salzburg 2005, p. 115.
DOREAU V-M., Les éphémérides de l’ordre des chartreux, vol. 4, 1, La Chartreuse de Notre-Dame-des-Prés, Montreuil-sur-mer 1897, pp. 57-69.
FELICI L., « The Power of Words. The Role of Female Prophecy in Sixteenth-Century European Institutions », in H. MICHON, E. BOILLET, D. ARDESI (éd.), Femmes, mysticisme et prophétisme en Europe du Moyen Âge à l’époque moderne, Classiques Garnier, Paris 2021, pp. 221-243.
FERRARO A., Una voce attraverso il velo. L'alterità del linguaggio mistico e missionario di Marie de l’Incarnation, La Toletta, Venezia 2014.
FERRARO A., REGATTIN F., TODESCO F., BONESSO A., L’écriture des moniales. Répertoire des textes personnels en langue française à l’époque de la Contre-Réforme, I libri di Emil, Città di Castello 2019.
GENETTE G., Figures III, Seuil, Paris 1972.
GUITÉ-VERRET S., La figure de la savante ignorante dans la Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation et la Vie par elle-même de Madame Guyon, mémoire, Université de Montréal, 2022.
HOGG J., « Cartusian Spirituality », Analecta Cartusiana, 225, Salzbourg 2005, pp. 27-124.
HOUDARD S., « Les auteurs mystiques et la “pensée du dehors” », in N. J. LEFÈVRE et F. REGARD (éd.), Une histoire de la « fonction-auteur » est-elle possible ?, Presses universi-taires de Saint-Étienne, Saint-Étienne 2001, pp. 193-218.
JEDIN H., Histoire du Concile de Trente, Desclée, Bruges 1965.
JÉRÔME T., « Écriture de soi chez les moniales chartreuses. Autour des écrits de Marguerite d’Oingt († 1310) et d’Anne Griffon († 1641) », in M.-É., HENNEAU et al. (éd.), Entre ciel et terre. Œuvres et résistances de femmes de Gênes à Liège (Xe-XVIIIe siècle), Classiques Garnier, Paris 2023, pp. 417-427.
JÉRÔME T., « Le feu et la plume : éviter les déviances chez les moniales chartreuses à l’époque moderne », in P. HEPNER et M. VALDHER, La femme devant ses juges, Artois Presses Université, Artois 2021, pp. 151-166.
JÉRÔME T., Entre apogée et déclin : vivre sa foi au Grand Siècle, dans les chartreuses féminines, 1570-1715, thèse de doctorat en Histoire moderne, Université d’Artois, 2014.
LAPORTE M. (dom), Aux sources de la vie cartusienne, vol. 7., Grande Chartreuse, Saint-Pierre-de-Chartreuse 1960-1971.
LE BRUN J., « Anne Griffon », in Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique. Doctrine et histoire, vol. 17, 10, Beauchesne, Paris 1980, col. 349-355.
LE BRUN J., Sœur et amante : les biographies spirituelles féminines du XVIIe siècle, Droz, Genève 2013.
LE VASSEUR L., Ephemerides ordinis cartusiensis, vol. 5, 1, La Chartreuse de Notre-Dame-des-Prés, Montreuil-sur-mer 1890, pp. 70-74.
LEFEBVRE F.A., Saint Bruno et l’ordre des chartreux, vol. 2, Librairie de l’œuvre de Saint Paul, Paris 1883.
MICHON H., « Madame Acarie une fondatrice sans fondation », in H. MICHON, E. BOILLET, D. ARDESI (éd.), Femmes, mysticisme et prophétisme en Europe du Moyen Âge à l’époque moderne, Classiques Garnier, Paris 2021, pp. 149-166.
MICHON H., BOILLET E., ARDESI D. (éd.), Femmes, mysticisme et prophétisme en Europe du Moyen Âge à l’époque moderne, Classiques Garnier, Paris 2021.
NABERT N., « Cœur des femmes : les moniales chartreuses et le propositum cartusien », pre-mier congrès international d’archéologie cartusienne 25-26 juin 2006, Université d’Artois, paru sous le titre « Moines et moniales dans l’ordre des chartreux, l’apport de l’archéologie », Analecta Cartusiana, 245, 2007, pp. 257-264.
NABERT N., Les moniales chartreuses, Ad Solem, Genève 2009.
PONTELLI A., « Naufrages, tempêtes et pleurs : la vision dysphorique de la foi chez Catherine de Saint-Augustin », Oltreoceano, 22, 2024, pp. 109-120 disponible en ligne : https://riviste.lineaedizioni.it/index.php/oltreoceano/article/view/466/430, consulté le 02.09.2024.
PROSPERI A., Tribunali della Coscienza. Inquisitori, confessori, missionari, Einaudi, Turin 1996.
QUINTANADUEÑAS J. (de), pb., Lettres de Jean de Brétigny, 1556-1634, présentées par P. Sé-rouet, Bibliothèque de l’université, Bureaux de la R.H.E., Louvain 1971.
RICHERMOZ B., « Griffon (Anne), moniale chartreuse, 1581-1641 », in Dictionnaire de Spirituali-té, vol. 17, 6, Beauchesne, Paris 1967, pp. 1039-1040.
SALES F. (de), « Traité de l’amour de Dieu », in Œuvres, Gallimard, coll « Pléiade », Paris [1616] 1969.
TIMMERMANS L., L’accès des femmes à la culture (1598-1715), Champion, Paris 1993.
VALERIO A. (éd.), Donna potere e profezia, M. D’Auria, Napoli 1995.
Note
↑ 1 Cet article a été réalisé dans le cadre du projet PRIN 2022 – Bringing Out an Invisible Female Literary Corpus: Religious Writing in The French-Speaking World at the Time of the Counter-Reformation. Census And Repertoire of a New Corpus. Towards a Reorganization of the Canon in a Gendered Perspective (G53D23000260006).
↑ 2 D’après nos recherches, la moniale et son manuscrit ont fait l’objet des études historiques de Jérôme (2014, 2021, 2023). Elle est également mentionnée par Hogg (2005). En outre, quatre notices biographiques lui ont été consacrées : Doreau (1897), Le Brun (1980), Le Vasseur (1890) et Richermoz (1967).
↑ 3 Tout comme Anne Griffon, de nombreuses religieuses ont pris la plume à l’époque de la Contre-Réforme. Pour l’étude de l’écriture spirituelle féminine au XVIIe siècle, nous renvoyons, entre autres, à : Ferraro, Bonesso, Regattin, Todesco (2019), Timmermans (1993) et Le Brun (1992, 2013).
↑ 4 Fondé par saint Bruno de Cologne et ses six compagnons en 1084, l’ordre des chartreux est l’un des plus anciens ordres monastiques. Les chartreux conduisent une vie contemplative et semi-érémitique, vouée à la solitude, au recueillement et à la prière. La branche féminine de cet ordre naît au XIIe siècle, vers 1150, lorsque les moniales de Prébayon, en Provence, décident de vivre selon la règle de saint Bruno. Au fil de l’Histoire, la propagation des monastères féminins est limitée par le chapitre général, car les moines chartreux ne voient pas bien la présence des femmes au sein de leur communauté, qui avait vu le jour sous le nom du masculin, à la suite de l’appel de saint Bruno à se réfugier dans la solitude, dans le désert des Chartreux, près de Grenoble. Avant la Révolution française, qui condamnera les religieuses au martyre ou à l’exil, il est possible de compter presque treize maisons de moniales. À cet égard, il convient de rappeler que la dernière prieure du monastère du Mont-Saint-Marie de Gosnay – Albertine de Briois – sera guillotinée à Arras en 1794. Au sujet des moniales chartreuses, nous renvoyons à : De Grauwe (1982), Nabert (2007, 2009) et Jérôme (2014, 2021, 2023). Sur l’ordre des chartreux, voir : Lefebvre (1883) et Laporte (1960-1971).
↑ 5 Sur la vie religieuse des moniales du Nord, consulter, inter alia, De Grauwe (1982).
↑ 6 Né en Espagne en 1556 et établi en France en 1562, Jean de Brétigny (1556-1634) est un prêtre et théologien catholique qui fut responsable de l’introduction de l’ordre des carmélites déchaussées en France. Il est notamment le traducteur des œuvres de Thérèse d’Avila (voir : Quintanadueñas 1971).
↑ 7 Sur les femmes, le mysticisme et le prophétisme en Europe, du Moyen Âge à l’époque moderne, voir, inter alia, Michon, Boillet et Ardesi (2021) ; pour étudier la figure de Madame Acarie, nous renvoyons à Michon 2021.
↑ 8 Il convient de rappeler que Richard Beaucousin, chartreux de Paris, devient le guide spirituel de Ma-dame Acarie. Pour mieux comprendre le contexte et les réseaux qui entourent l’œuvre de Griffon, nous renvoyons à Jérôme 2023.
↑ 9 Durant cette période, une méfiance envers le mysticisme se développe. À ce sujet, voir Cognet 1995.
↑ 10 Voir Le Vasseur 1890.
↑ 11 Cette enquête est insérée à la fin des deux manuscrits des œuvres de la moniale, conservés à la Bi-bliothèque Mazarine de Paris (ms 1082 et ms 1083).
↑ 12 Ces informations ont été reconstruites à partir de l’étude de l’enquête de dom Bruno L’Aumosnier intégrée aux manuscrits 1082 et 1083 de la Bibliothèque Mazarine, ainsi qu’à l’aide d’autres sources, dont : Doreau (1897 : 57-69), Le Brun (1980 : col. 349-355) et Le Vasseur (1890 : 70-74).
↑ 13 Les écrits des moniales ont souvent été manipulés par des hommes. À ce propos, voir le cas de Marie de l’Incarnation présenté par Ferraro 2014.
↑ 14 Voir Jérôme 2014.
↑ 15 Le manuscrit n. 1082, objet de notre analyse en raison de sa meilleure lisibilité, compte 1073 pages, alors que le texte n. 1083 en compte 616. Les deux présentent le même contenu et sont deux copies des écrits originaux de la religieuse, aujourd’hui perdus.
↑ 16 Cela émerge également dans d’autres passages du texte, où l’on trouve des énoncés tels que « ces méchants Juifs » (GRIFFON ms 1082 : 102).
↑ 17 Comme nous l’avons déjà souligné, certains paragraphes de ses écrits affichent la volonté de Griffon de mettre au service ses prières pour la conversion de l’Allemagne et de l’Angleterre, ce qui montre bien l’appréhension de la moniale de se démarquer des élans protestants qui traversent aussi le Pas-de-Calais, où elle vit. En outre, il est également possible d’identifier d’autres lignes où Griffon affirme ne pas être sorcière ou dit prier pour la conversion des hérétiques : « par la grâce et grande bonté de notre Seigneur, je ne suis en effet meurtrière paillarde et sorcière » (191) et « je m’offrais pour deux religions qui étaient fort affligées, selon qu’on nous disait de quelques sorciers qui causaient beaucoup de maux à ces religions, ou pour faire que ces maisons fussent purgées de tant de calomnies qu’on disait contre elles. Je m’engageais fort envers mon doux amour à ce qu’il lui plût convertir ces pauvres misérables âmes » (165). Sur le rapport entre le mysticisme et le pouvoir de la femme, voir Valerio 1995 et Felici 2021.
↑ 18 Les écrits d’Anne Griffon affichent des thèmes récurrents présents dans de nombreux textes mystiques féminins, tels que l’obéissance, la délégation, l’indicible et le recours à la notion d’expérience, qui permet de rendre compte de l’inexprimable.
↑ 19 À ce sujet, nous renvoyons également à Houdard (2001), qui définit l’énonciation propre aux textes mystiques comme étant « schyzée » (206).
↑ 20 Nous empruntons cette expression à De Certeau (1982).
↑ 21 Cet événement est relaté par la religieuse dans le manuscrit de ses œuvres, ainsi que dans l’enquête de dom Bruno L’Aumosnier : « j’ai vécu une grande force, car le temps de mon nouvel état, j’eus de plus grandes contradictions que jamais, car l’esprit malin porta une mienne proche parente de dire des choses de moi des horribles et des plus abominables que l’on puisse dire et penser de créature » (GRIFFON 1082 : 19-20) ; « une sienne parente mécontente d’elle la vint ici charger de plusieurs opprobres voulant persuader aux religieuses de ne l’admettre à la profession disant qu’elle était sorcière et troublerait toute la maison » (1051).
↑ 22 Au sujet de la Contre-Réforme, consulter inter alia : Prosperi 1996, Bonora 2001 et Jedin 1965.
↑ 23 Cela ressort aussi à d’autres endroits ; à titre d’exemple, voir : « pour dire la vérité, je portais une plus grande affection à St. François qu’à Saint Bruno » (GRIFFON ms 1082, 315).
↑ 24 Comme nous le verrons dans les paragraphes qui suivent, « lumière » est l’un des termes employés par Griffon pour décrire ses visions divines.
↑ 25 Parmi d’autres, voir les fragments : «une fois entre les autres... » (147) ; « une fois étant en oraison » (302) ; « quelques jours auparavant » (344) ; « un jour entre les autres » (393) ; « tous les jours de cette semaine S.te » (640). Toutefois, il est possible d’identifier de très rares exceptions. Nous en avons repéré deux, dont la première se trouve au début du manuscrit et situe l’acte d’écriture dans l’Histoire : « selon le commandement qui m’en a été fait par notre vénérable mère prieure en l’année mil six cent vingt » (2) ; « un jour de Jeudi St. de l’année 1620 après la S.te communion » (851) ; « je raconterai ce qui m’a démontré un jour de cette année 1621 » (887).
↑ 26 Nous relevons également ces passages, parmi d’autres : « s’il m’était permis de l’expliquer, je ne sais pas si on le pourrait croire » (856) ; « s’il est permis de parler ainsi » (199).
↑ 27 Voir aussi ces fragments : « il me semble que je vis St. Pierre » (79) ; « il me semblait que cette très immaculée vierge me tenait en son giron » (560).
↑ 28 La moniale utilise maintes fois le substantif indéfini « chose » pour décrire son expérience mystique : « Dieu tira à soi mon esprit [...] j’étais comme au paradis, où je voyais beaucoup de choses des Anges et des Saints » (40) ; « je vis des choses inénarrables entres les autres » (634) ; « je vis alors plusieurs choses admirables » (639) ; « je vis plusieurs autres choses que je ne puis dire » (643).
↑ 29 Il s’agit d’une métaphore récurrente dans l’écriture des mystiques. À titre d’exemple, voir Pontelli 2024.
↑ 30 C’est une métaphore fréquente dans l’œuvre de Griffon, qui parle d’un « engloutissement ou plon-gement de [s]on esprit en Dieu » ou affirme : « il me fallait faire une si grande violence pour retirer mon esprit de la profondeur où il était abîmé » (109) ; « je me perdais dans la profondeur de cet abîme d’humilité » (136) ; « il me semblait que mon esprit était quasi autant perdu et abîmé en l’excellence et admirable grandeur de cette très admirable vierge » (137) ; « mon esprit étant donc perdu dans l’abîme de son néant » (199).
↑ 31 Cette association entre entendement et parole apparaît tout au long du manuscrit de Griffon. À ce propos, nous renvoyons à d’autres fragments : « l’impossibilité de mon esprit à se représenter et faire voir de si pures et claires lumières » (185) ; « il me semble plus séant de ne rien dire de cette admirable et ineffable connaissance que de vouloir expliquer ce qui ne se peut comprendre » (213) ; « ce qui ne peut se comprendre, ne peut être imaginé » (220) ; « la lumière que l’esprit reçoit est toute spirituelle et ne se peut expliquer ni comprendre d’autant que nul entendement humain n’est capable de l’entendre aussi n’est-il pas raisonnable [...] » (959).
↑ 32 Certains passages affichent clairement la « fonction de régie » (GENETTE 1972) jouée par l’auteure, qui intervient à plusieurs reprises avec des commentaires métatextuels pour justifier sa façon de s’exprimer. Elle déclare qu’elle ne peut pas expliquer autrement ce qu’il arrive à son esprit à cause de son « imbécillité » : « mais tout ce que je puis avoir dit n’est presque rien, et mon imbécilité ne me permet de déclarer des secrets qui sont ineffables, aussi n’en ai-je point le désir, car si cela se pouvait pleinement dire, ce ne serait point ce qu’elle est mais chose beaucoup moindre » (GRIFFON 1082 : 202) ; « [...] et me trouve moins satisfaite de tout ce que j’en ai dit que si j’étais encore à le dire, car je sens en moi une certaine confusion en voyant mon imbécillité » (365).
↑ 33 Tout comme les termes « grâces » et « choses », le substantif « lumières » est employé de manière extensive dans ce manuscrit. L’auteure s’en sert pour faire référence à ses visions divines : « et puis quelque fois, tout en un instant, je recevais tant de lumières et tant de grâces qu’il me fallait crier Seigneur c’est trop, c’est trop, que faites-vous, je ne les peux plus porter » (75) ; « J’eus en ce temps d’autres plus grandes lumières » (105) ; « grande clarté et lumières que la lumière du soleil matériel. Néanmoins, je ne la puis exprimer ni dire comment je vois ces choses » (126) ; « depuis j’ai eu d’autres très admirables lumières troublant ce divin mystère » (140) ; « je voyais mon esprit en une certaine lumière très claire et simple et cette lumière simple n’était, à mon avis, autre que D. Et puis, dans cette lumière, l’esprit était comme un petit enfant qui ne faisait que naître, ou plutôt comme un petit et très petit rayon procédant de cette lumière très simple où il était de nouveau engendré, si il l’est loisible de dire ainsi » (162) ; « de telles et si admirables lumières » (186) ; « j’ai tant de fois reçu de grandes et admirables lumières et des grâces si grandes et abondantes » (205) ; « je voyais aussi comme la très S.te Vierge se comportait alors, et l’amour ineffable qu’elle portait à son divin fils, mais je ne puis aussi expliquer les délices que je ressentis alors par ces ineffables lumières et vues qui furent indicibles » (214) ; « J’eus aussi pendant trois jours quasi la même lumière » (481-482).
↑ 34 Au sein de la trame textuelle, l’indicible se manifeste également au niveau des appellatifs faisant ré-férence à Dieu ou aux saints et saintes, ainsi qu’à l’adjectif « saint ». En effet, tous ces noms sont abrégés au moyen de l’insertion d’un point. Nous en fournissons quelques exemples : « par la grâce de mon D. » (850) ; « pour l’amour de mon D. » (657) ; « tout le bien qui y peut être vient de mon D. » (658) ; « tous les S.ts et admirables pères » (778) ; « je voyais aussi comme la très S.te Vierge se comportait » (213) ; « le S.t jour de Noël, auquel jour on fait mémoire de la très S.te Nativité de notre Seigneur J.C., j’ai reçu par la pure grâce de mon D. tant de grâces et de si grandes lumières » (211).
↑ 35 Nous reprenons la formule oxymorique que François de Sales ([1616] 1969 : 338) emploie pour décrire l’expérience mystique de Thérèse de Jésus.