La mère Françoise-Marguerite Patin, directrice et supérieure du monastère de la Visitation de Caen, vue à travers sa propre voix, les témoignages monastiques et sa correspondance avec Jean Eudes
Table
2. Directrice aimée et aimante : les témoignages de ses biographes
Abstract
Francese | IngleseCet article vise à éclairer le rôle fondamental de la mère Françoise-Marguerite Patin au sein des institutions religieuses de son temps, tout en mettant en lumière l’influence durable de son action sur la vie spirituelle et communautaire de Caen, où elle a été supérieure des monastères de la Visitation et de Notre-Dame de Charité. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la figure de directrice qu’elle a incarnée, telle qu’elle est décrite par ses contemporaines. Ces témoignages nous permettront de mieux comprendre sa personnalité, ses méthodes de gouvernance, ainsi que son influence sur les communautés religieuses auxquelles elle a apporté un soutien à la fois spirituel et matériel. Ensuite, nous analyserons son héritage à travers l’empreinte durable qu’elle a laissée sur les ordres de la Visitation et de Notre-Dame de Charité, ainsi que sur la spiritualité caennaise. Enfin, nous conclurons par l’étude du portrait de la Mère que nous pouvons dresser à partir des échanges épistolaires avec le père Jean Eudes, son directeur spirituel et fondateur de l’ordre de la Charité.
1. Introduction1
La figure de la mère supérieure Françoise-Marguerite Patin (1600-1668) occupe une place particulière dans l’histoire religieuse du XVIIe siècle, notamment au sein des monastères de la Visitation et de Notre-Dame de Charité fondés à Caen2 à l’époque de la Contre-Réforme3. Ce que nous savons de sa vie, de son œuvre et de son caractère est principalement issu de la biographie rédigée par une religieuse de la Charité de Caen peu après son décès en 1668. Cette Vie de la vénérable mère Françoise-Marguerite Patin, religieuse de la Visitation Sainte-Marie et première supérieure de Notre Dame de Charité, fondée à Caen4 a été écrite à l’intention des sœurs de la Visitation de la même ville et constitue, en raison de l’absence d’autres sources documentaires contemporaines, due à la perte des archives de la Ville Martyre (cf. infra), une source historique de grande valeur, offrant un témoignage précieux sur sa mission de supérieure, son rôle au sein de l’ordre de la Charité, et son influence spirituelle. Au XIXᵉ siècle, cette biographie a ensuite été reprise, sous une forme abrégée, dans le projet éditorial de l’Année Sainte5 et a grandement contribué à la postérité de son image, du moins dans le milieu restreint de la Visitation.
Cet article propose d’examiner la vie et l’héritage de la mère Patin en trois volets principaux. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la figure de directrice qu’elle a incarnée, telle qu’elle est décrite par sa biographe, religieuse de la Charité6, et par la rédactrice visitandine de l’abrégé des vertus. Ces témoignages nous permettront de mieux comprendre sa personnalité, ses méthodes de gouvernance, ainsi que son influence sur les communautés religieuses auxquelles elle a apporté un soutien à la fois spirituel et matériel. Ensuite, nous analyserons son héritage non seulement à travers ses écrits – dont il ne nous reste que des citations dans les deux sources consultées –, mais aussi, comme en témoignent les deux récits, à travers l’empreinte durable qu’elle a laissée sur les ordres de la Visitation et de Notre-Dame de Charité, ainsi que sur la spiritualité caennaise. Enfin, nous conclurons par l’étude du portrait de la Mère que nous pouvons dresser à partir des échanges épistolaires avec le père Jean Eudes, son directeur spirituel et fondateur de l’ordre de la Charité7.
2. Directrice aimée et aimante : les témoignages de ses biographes
À la lecture des événements marquants de la vie de la mère Patin tels qu’ils sont présentés dans sa biographie, ce qui frappe, c’est la double facette de cette femme, reconnue autant pour sa direction spirituelle que pour ses talents de gestionnaire. Née Marguerite Patin le 30 août 1600 à Beauvais, en Picardie, la mère Françoise-Marguerite se distingue rapidement comme une figure éminente des ordres de la Visitation et de Notre-Dame de Charité8. Son parcours religieux débute lorsqu’elle est envoyée comme pensionnaire au monastère des Ursulines d’Amiens. Bien que sa mère lui ait initialement offert de fonder un monastère d’Ursulines à Beauvais pour lui permettre de prendre le voile, elle décline cette proposition, choisissant plutôt d’intégrer l’ordre de la Visitation : elle entre au premier monastère de la Visitation à Paris, situé rue Saint-Antoine, en 1622. Ses talents comme ses compétences en gestion ne tardent pas à être reconnus, et elle est choisie pour participer à plusieurs projets de fondation : un an après son entrée au cloître, elle est désignée pour établir un nouveau monastère à Dol ; en 1627, elle prend part à la fondation du monastère de Caen, où elle est nommée directrice des novices ; peu de temps après, elle est sollicitée pour fonder le monastère de Notre-Dame de Charité. Elle partage dès lors sa mission entre ces deux Ordres, revenant à la Visitation comme supérieure du monastère de Caen, puis reprenant ses fonctions à la Charité en tant que supérieure et directrice. La mère Françoise-Marguerite Patin s’éteint le 31 octobre 1668, laissant, d’après sa biographe, un héritage marqué par une « grâce spéciale », une « vertu consommée » (AN. 1670 : 48-49) et son influence durable sur les communautés religieuses qu’elle a servies avec un « engagement exemplaire »9.
Essentiellement consacrée aux événements marquants de sa vie, la première partie de la biographie souligne avant tout sa piété et son engagement envers les pratiques spirituelles et ascétiques, notamment la mortification et l’humilité10, qui caractérisaient son observance des règles des deux Ordres. Cet aspect de sa dévotion est particulièrement mis en exergue à travers les soins attentifs aux malades et aux infirmes au sein de la communauté visitandine, dès sa mission de fondation à Dol11. Cependant, au-delà de ces démonstrations de piété, qui lui valent d’être désignée comme l’« incomparable mère » (AN. 1670 : 2) par ses contemporaines, c’est son talent de directrice qui occupe une place centrale dans sa Vie :
elle avoit un talent très particulier pour former les Filles selon l’esprit de Religion, ses paroles animées de l’esprit de Dieu les portoient efficacement à aimer cet objet adorable, qui seul mérite d’estre aimé par dessus toutes choses. (AN. 1670 : 41)
La citation, qui se réfère à ses débuts en tant que maîtresse des novices à la Visitation, souligne l’habileté de la mère Patin dans l’accompagnement spirituel et la formation des âmes, habileté qui se traduit, pendant ses mandats de supérieure, par une inclination naturelle à l’art oratoire admirée de tous les membres de sa communauté, notamment des plus jeunes :
Ses plus ordinaires discours estoient sur le sujet de cette vertu [l’humilité], & que lors qu’elle en parloit au Chapitre, c’estoit dans des termes si preignans & efficaces qu’elle en imprimoit fortement le desir dans les coeurs de ses Inferieures, ausquelles elle la recommandoit comme les premiers fondemens de la perfection Religieuse. (AN. 1670 : 191 ; nous soulignons)
Son éloge par l’autrice anonyme du texte revient à plusieurs reprises au fil de la Vie et repose sur l’hyperbole typique12 des récits spirituels et monastiques : « Les esprits les plus endurcis, ne pouvoient resister aux puissants attraits de ses discours, il sembloit que ses paroles estoient des oracles, ses semences des preceptes, qu’on ne pouvoit outrepasser sans crime » (AN. 1670 ; 167). S’il est vrai que, d’un point de vue rhétorique et moral, la biographie de la mère Patin s’inscrit parfaitement dans la tradition littéraire des récits hagiographiques, qui à la fin du siècle n’excluent pas l’expression de la subjectivité auctoriale, il est vrai aussi que la présence de la biographe qui se manifeste à plusieurs reprises dans le texte pour offrir un portrait plus intime de sa personnalité rapproche ce texte édifiant des récits mémoriels13.
Caractérisée par l’humilité traditionnellement requise par le genre14, la subjectivité de la voix narrative humanise la Mère supérieure apte à diriger, qui se voit également reconnaître une approche empreinte de douceur et de bienveillance15, lui conférant un prestige particulier au sein des ordres de la Visitation et de Notre-Dame de Charité. Les témoignages chaleureux de la consœur de la Charité qui signe la Vie et des religieuses de la Visitation qui écrivent le nécrologe reporté en intégralité dans le texte (AN. 1670 : 58-ss.) brossent le portrait d’une Mère aimée et aimante dont les décisions étaient non seulement respectées, mais également prises en exemple pour leur justesse, leur conformité aux enseignements salésiens et leur capacité à renforcer la cohésion communautaire, à l’intérieur comme à l’extérieur des murs du monastère.
Consacrés au talent de la mère Françoise-Marguerite en tant que directrice de conscience, les chapitres de la seconde partie de la biographie mettent en lumière les nombreuses conversions spirituelles dont elle fut l’artisane, renforçant ainsi la renommée qu’elle acquiert dans une région profondément ébranlée par les tensions religieuses et où la présence protestante demeure significative. Cette capacité à guider les âmes sur le chemin de la foi et de la pénitence lui vaut d’être considérée, selon sa biographe, comme une directrice « capable de convertir un monde » (AN. 1670 : 173). Sa réputation, solidement établie, la précède bien au-delà des limites du monastère, et elle est vivement recommandée, en particulier par Jean de Bernières16 (AN. 1670 : 163), aux femmes de la communauté locale, en quête de direction spirituelle et de soutien moral : « Plusieurs Dames d’eminente perfection, se renge[rent] sous sa conduite, pour apprendre d’elle les moyens de se perfectionner de plus en plus en la vertu, & advancer dans le haut degré de contemplation où elles estoient élevées » (AN. 1670 : 90). Ces femmes de haut rang, attirées par la sagesse et la rigueur de la Mère, sollicitent fréquemment ses conseils, ce qui contribue à asseoir son prestige au sein des milieux aristocratiques et religieux.
Or, la réputation qu’elle a acquise parmi les femmes pieuses de la ville ne la met pas à l’abri des critiques – liées notamment à l’attachement qu’elle manifeste envers la Visitation durant son supériorat à la Charité (cf. infra) –, ni ne lui épargne toute une série d’obstacles lors de la fondation des deux monastères, qu’elle ne surmonte que grâce à sa prédisposition aux valeurs spirituelles de l’Église :
Je ne m’estonne pas de voir cette belle Ame prevenue de tant de graces particulieres, enrichie de tant de rares qualitez, & gratifiée d’une vertu singuliere ; sans doute elle avoit besoin de ses prerogatives, pour supporter toutes les peines & difficultez qu’elle devoit rencontrer en cet establissement, & dont les affaires qui regardent la gloire de Dieu ne sont jamais exemptes, il falloit une grace toute speciale, & une vertu consommée, comme la sienne, pour venir à bout d’une entreprise si difficile, pour paroistre inébranlable parmy tant d’accidens contraires, & toujours contente dans les evenemens plus fâcheux. (AN. 1670 : 48-49)
Comme le souligne sa biographe, la capacité de la mère Patin à surmonter les critiques et les défis peut être attribuée non seulement à ses compétences spirituelles, mais aussi à son habileté à gérer le temporel. Elle a su mener à bien la fondation de deux monastères, surmontant les nombreux obstacles économiques propres à l’établissement de nouvelles communautés, notamment au sein de Notre-Dame de Charité.
De telles aptitudes se manifestent également lorsqu’elle reprend la direction de la Visitation en tant que supérieure. C’est sous sa conduite qu’ont été initiés les travaux d’agrandissement du monastère de la rue Caponière. Non seulement la construction du logis a été achevée avant la fin de son triennat, mais la mère Patin a pris également l’initiative de la pose de la première pierre de l’église, lors du passage de Mlle de Longueville, duchesse de Nemours17, un projet qui est achevé progressivement sous ses successeures (AN. 1670 : 60-ss.).
Sa gestion exemplaire a permis de laisser les deux communautés dans une situation financière stable et exempte de dettes, un fait qui témoigne de son sens aigu de l’organisation et de sa capacité à anticiper les besoins matériels des deux instituts. La décrivant comme une « femme forte mettant la main à choses grandes » (AN. 1670 : 59-60), les témoignages de ses consœurs, publiés à l’intérieur de la Vie rédigée au XVIIe siècle, insistent sur son caractère résolu et son engagement profond à réaliser des œuvres d’envergure pour le bien de la communauté et le service de la foi. Ainsi, la mère Patin incarne une figure à la fois spirituelle et pragmatique, dont l’action a laissé une empreinte durable sur les ordres religieux qu’elle a servis.
3. « Je vous recommande l’union par ensemble, la parfaite observance de vos Regles, & la pauvreté Religieuse » : l’héritage de la mère Patin
L’influence spirituelle de la mère Patin repose sur quelques principes fondamentaux qu’elle a non seulement prêchés mais également incarnés, d’après sa biographe, tout au long de sa vie religieuse. Ces principes sont articulés autour de trois piliers majeurs, que l’on retrouve dans ses discours transcrits dans la biographie (AN. 1670 : 110-ss. ; 127-ss. ; 144-ss.) et qui s’inscrivent dans le sillage des enseignements des figures fondatrices de la Visitation, François de Sales et Jeanne de Chantal. Ainsi, la biographe nous rapporte que l’humilité18 est l’un des thèmes les plus récurrents dans les enseignements de la Mère, une vertu qu’elle cultive avec constance et qu’elle encourage vivement chez ses sœurs. Cependant, c’est dans ses dernières interventions publiques que se dévoilent les véritables fondements de sa direction spirituelle, des principes qu’elle considère comme essentiels à la vie monastique.
L’un de ses discours, cité dans la biographie, illustre parfaitement ces piliers spirituels : « Je vous recommande l’union par ensemble, la parfaite observance de vos Regles, & la pauvreté Religieuse » (AN. 1670 : 111). Ces mots tracent les grandes lignes de la vie religieuse telle que la Mère la conçoit, centrée sur une dévotion sincère, une observance rigoureuse des préceptes de l’Ordre19, et un engagement désintéressé au service de Dieu et de la communauté.
Si l’humilité, la pauvreté et l’observance stricte des règles sont des vertus souvent mises en avant dans les récits hagiographiques de nombreuses supérieures de la Visitation20, la mère Patin se distingue par l’importance qu’elle accorde à l’union. Ce concept, qui vient des fondateurs François de Sales et Jeanne de Chantal21 et qui renvoie à une union spirituelle ayant pour but d’éviter la mainmise jésuite sur la Visitation, se trouve dupliqué par la mère Patin en tant que supérieure d’une maison de l’Ordre. Nommée supérieure de la Charité, la Mère reprend ce même principe au sein du nouvel Ordre qu’elle s’apprête à diriger. Si, d’un point de vue spirituel, cette notion est intégrée aux Coutumiers de Notre-Dame de Charité, d’un point de vue expériencielle, elle revêt chez la Mère une signification particulièrement personnelle et spécifique, liée à son propre parcours religieux. En tant que fondatrice et supérieure de deux monastères relevant de deux Ordres distincts, elle a dû faire face à de nombreuses critiques, notamment concernant sa préférence présumée pour l’ordre de la Visitation. Pourtant, loin de se laisser déstabiliser par ces reproches, elle œuvra activement à renforcer le lien de collaboration entre les deux communautés. Son testament spirituel, adressé aux sœurs (AN. 1670 : 144-ss.), met en lumière cette volonté profonde de maintenir l’unité et l’harmonie entre les ordres de la Visitation et de Notre-Dame de Charité (« n’ayez pas de diverses opinions, mais que la volonté de l’une soit celle de l’autre », AN. 1670 : 111 ; « ne vous étonnez pas de voir des imperfections parmi vous, notre nature en est toute remplie ; mais supportez-vous charitablement, sans le support il n’y a point d’union », AN. 1670 : 127), des liens qu’elle a tissés et consolidés tout au long de sa vie22.
Outre son testament, l’héritage spirituel de la mère Patin a été principalement transmis à travers ses écrits, réputés pour leur qualité et leur profondeur. En plus des lettres circulaires qu’elle rédige régulièrement, la biographe affirme qu’elle s’est également chargée de compiler le Coutumier et le Directoire de la Charité (AN. 1670 : 97), ainsi que de composer des Méditations, des Maximes et des Règles (AN. 1670 : 98), ces dernières étant particulièrement saluées par ses sœurs pour leur valeur spirituelle comme pour leur qualité littéraire :
luy ayant été répondu qu’il méritoit bien d’estre imprimé, l’humble Mere dit plusieurs paroles tres humiliantes, puis dit à la Pretendante qu’elle la supploit très humblement de les transcrire, d’oster ce qui n’estoit pas à propos, & de les mettre en bon ordre, quoy qu’elles fussent parfaitement bien, ce qui fait voir le peu d’estime qu’elle faisoit des belles productions de son esprit. (AN. 1670 : 99 ; nous soulignons)
Élément topique des récits hagiographiques, l’assaut d’humilité de la Mère face à son œuvre écrite n’explique pas l’effacement complet dont elle a été victime, le rôle qu’elle a joué dans la constitution des ouvrages fondateurs de la Charité n’étant pas reconnu dans l’édition des Œuvres complètes du père Jean Eudes (1909). Comme le rappelle R. Annino, « [c]e sont les Hommes, dit-on, qui font l’histoire alors qu’elle n’a été essentiellement faite que par la part masculine prioritairement. [... Les femmes] doivent être placées sous l’autorité de ceux qui avaient le double monopole du Savoir et de l’Écrit, les clercs » (1994 : 10).
Ce qui subsiste aujourd’hui des écrits de la mère Patin se limite à ce que sa biographe a eu la prévoyance de transcrire : une lettre adressée à une mère de la Visitation (AN. 1670 : 65-ss.), dans laquelle elle partage le souvenir d’une grâce reçue, quelques fragments de ses discours, ainsi que ses maximes (AN. 1670 : 192-ss.)23.
Malgré cette perte, l’héritage de la Mère a perduré. S’il est vrai qu’il est frustrant, d’un point de vue philologique comme d’un point de vue historique, de ne pouvoir consulter les manuscrits originaux, il est pourtant intéressant de constater que les sœurs elles-mêmes semblent accorder une importance relative à ces écrits : comme les sœurs archivistes de Caen nous l’ont confié, leur connaissance de la vie de la mère Patin repose davantage sur les anecdotes transmises oralement au fil des générations, comme celle qui relate son désir, vers la fin de sa vie, de se consacrer à nouveau pleinement à la Visitation, une aspiration contrecarrée par les responsabilités centrales qu’elle continue d’assumer au sein de Notre-Dame de Charité. S’inscrivant dans une démarche contrediscursive, en complément à l’historiographie officielle des deux Ordres, ces récits fondés sur des « mémoires en partage, mémoires partagées » (TOMINE 2006 : 104) – qui peuvent se cristalliser sous forme de mémoires textuelles, mais pas nécessairement – forment un véritable matrimoine24 immatériel qu’il serait sans doute opportun de mieux valoriser dans le cadre des études historiques et littéraires du discours religieux.
4. Abeille laborieuse, subordonnée indomptable
En parallèle du discours interne à l’ordre de la Visitation, Jean Eudes laisse un témoignage externe sur la mère Patin : bien qu’elle constitue un corpus restreint, la correspondance qu’il entretient avec la Mère lorsqu’elle est supérieure du monastère de la Charité – qui est éditée dans son intégralité en 1909 – revêt une importance capitale, notamment en raison des pertes irrémédiables d’archives mentionnées précédemment. Le portrait que le Père dresse de la mère Patin, notamment dans le tome 10 de ses Œuvres complètes (1909), où figurent 51 lettres adressées aux religieuses de Caen, dont 17, écrites entre 1651 et 1667, sont destinées à Françoise-Marguerite Patin, offre un aperçu unique et complémentaire de la figure de la Mère par rapport au récit hagiographique rédigé par sa consœur de la Charité. En effet, cette correspondance, dont il ne nous reste que les lettres rédigées par le Saint, dévoile une relation à la fois admirative et conflictuelle entre la mère Patin et le père Eudes. Ce point de vue masculin et externe, expression de l’autorité officielle et de l’orthodoxie catholique, fournit une image inédite de cette supérieure qui, tout en respectant l’accompagnement spirituel de son mentor, a su exprimer fermement son désaccord de bonne gestionnaire lorsqu’elle l’a jugé nécessaire.
La lecture des lettres révèle des divergences notables, en particulier en ce qui concerne la gestion administrative et économique des ressources de l’Ordre. Comme le souligne l’éditeur des Œuvres complètes de Jean Eudes : « La direction y tient une large place et il est vraiment curieux de voir cette bonne religieuse confier ses inquiétudes et ses peines intérieures à un homme dont, plus d’une fois, elle contrecarre les vues dans la conduite de la Communauté. Et ce qui rend la chose encore plus piquante, c’est que parfois, dans une même lettre, on entend parler M. le directeur qui se sent écouté, et le fondateur qui se plaint de ne l’être pas assez » (EUDES 1909 : 366).
Cette correspondance permet donc de mettre en lumière les tensions et les défis auxquels la mère Patin et Jean Eudes ont dû faire face dans la direction du monastère de la Charité de Caen, offrant un éclairage précieux sur la complexité de leur relation et les dynamiques de pouvoir au sein de l’Ordre. En fait, dès leur fondation, les ordres de la Visitation et de la Charité jouissent d’une réputation de subversion face aux restrictions et au contrôle exercés par les autorités extérieures, essayant constamment d’échapper à ces contraintes par des stratégies d’autonomie et de résistance (CHAIX 1994 : 397)25. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant de constater que le statut des prêtres, et même parfois des fondateurs, comme dans le cas du père Jean Eudes, se révèle ambigu : « Dotés de pouvoirs et d’autorité dans leur fonction de directeurs de conscience, ils restent – en principe – soumis à l’abbesse à l’égard de laquelle leurs supérieurs leur recommandent de garder déférence, tact, prudence et même humilité » (BERNOS 1994 : 413)26.
Cette dualité hiérarchique et spirituelle crée des tensions structurelles au sein des Ordres, où les relations de pouvoir oscillent entre obéissance et autonomie, comme en témoignent les rapports complexes entre la mère Patin et le Père fondateur. La lettre qui suit, que celui-ci envoie de Rouen le 24 décembre 1659, constitue un parfait exemple de la dimension confessionnelle de ses échanges avec la Mère, qui l’écoutait inconditionnellement en tant que censeur sur le plan moral et guide de sa vie spirituelle (BERNOS 1994 : 414) :
Tout ce que vous m’écrivez de l’état et des dispositions de votre âme, est une preuve certaine que ce très aimable Sauveur a un amour très particulier pour vous. Il n’y a rien à craindre, ma très chère Mère : votre affaire est en bon état. Demeurez en paix et confiance, et en abandon de tout ce que vous êtes, pour le temps et l’éternité, à la très adorable volonté de Dieu, qui a établi son règne dans votre cœur et qui y règnera éternellement dans la bienheureuse éternité. Mais je vous prie, ma très chère Mère, de ne vous persuader point que vous puissiez ni deviez faire maintenant ce que vous avez fait autrefois ; mais, au contraire, vous devez modérer beaucoup de vos mortifications, et donner à votre corps le repos et tous les soulagements qui vous sont nécessaires pour conserver votre santé. Si vous faites cela, je vous assure que vous ferez une chose bien agréable à Dieu, et beaucoup plus agréable que si vous faites autrement. (EUDES 1909 : 521)
Si, d’un côté, cette dimension confessionnelle impose une exposition totale et passive de l’« âme », de l’autre, cette expérience radicale, menée sous le « regard croisé » de la religieuse et de son directeur en l’occurrence, permet la manifestation d’une subjectivité que l’on peut interpréter comme une force subversive. Dans son ouvrage majeur, Sœur et amante (2001), Jacques Le Brun met en lumière le discours intime de l’âme qui se dégage de la relation entre confesseur et moniale, tout en soulignant la dimension corporelle de cette relation. Dans le cas de la mère Patin et de saint Eudes, les lettres révèlent un rapport topique de direction spirituelle27, où le confesseur guide et la religieuse reçoit, tandis que, sur les questions temporelles, cette relation évolue en une collaboration entre égaux. C’est en fait sur le plan administratif que pointe cette tendance à l’autonomie et que la relation entre la mère Patin et saint Jean Eudes révèle des tensions et des défis inhérents à leur collaboration, sans pour autant que la qualité de la gestion du monastère par la Mère, en tant que directrice et supérieure, ne soit jamais remise en question par le Père. Un exemple de l’estime qu’il lui porte se trouve dans la lettre XV de 1660, où il exprime son inquiétude face aux rumeurs concernant la nomination de la Mère à la tête d’un nouveau monastère à Saint-Lô.
Les frictions apparaissent lorsque celle-ci refuse de se conformer à l’autorité de Jean Eudes. Le conflit devient particulièrement visible lorsque le Père insiste pour que Françoise-Marguerite Patin finance la mission de son envoyé à Rome, chargé d’obtenir la reconnaissance officielle de l’ordre de la Charité auprès du Saint-Siège. La Mère s’y oppose fermement, arguant que cet envoyé n’est pas digne de confiance. Ses craintes semblent d’ailleurs se confirmer lorsque Jean Eudes, qui ne partage pas sa réticence, évoque – dans la lettre XIX, datée du 21 septembre 1660 – la possibilité que le remplaçant qu’elle a trouvé profite des fonds de l’ordre pour prolonger son séjour en Italie sans motif valable :
Celui qui vous offre d’aller à Rome pour cent écus et de faire votre affaire, est ou un moqueur, ou un homme qui a dessein d’aller à Rome et qui serait bien aise de faire ce voyage à vos dépens. Mais a-t-il toutes les qualités requises pour faire votre affaire ? Si cela est, faites ce qui vous plaira. Mais souvenez-vous, ma très chère Mère, ce que je vous ai écrit de celui qui est ici, et qui s’offre d’aller par pure charité et sans aucun intérêt, et qui est un homme de bien, savant, intelligent, bien fait, qui sait la langue italienne et qui aura plusieurs amis et connaissances à Rome.
Enfin le temps de partir pour faire ce voyage presse. Mandez-moi au plus tôt votre dernière résolution, et au nom de Dieu, ayez quelque croyance à une personne qui aime, comme je fais, la Maison de la bonne Vierge, et qui vous parle avec tant de vérité et de sincérité. (EUDES 1909 : 521)
Ces échanges mettent en lumière les désaccords profonds entre la mère Patin et le Père, soulignant à la fois l’esprit indépendant de la Mère et le mécontentement du fondateur face à cette résistance, qui avait du mal à accepter la formule que Marguerite Borkowska emploie pour qualifier la relation entre clerc et moniale : « Père vénérable en matières spirituelles, mais serviteur dans toutes les autres matières » (1994 : 458)28. Si le statut du père Eudes, fondateur de l’Ordre et directeur spirituel, ne peut pas être réduit à celui des aumôniers qui gravitent autour des communautés féminines polonaises étudiées par Marguerite Borkowska, il est pourtant vrai que, lorsqu’il s’agit de questions administratives, Françoise-Marguerite Patin, en veste de gérante et collaboratrice, met en place des stratégies de résistance qui seraient courantes, selon Gerald Chaix, dans la pratique religieuse des mères supérieures. Ces stratégies se déclineraient en trois dimensions de l’espace de pouvoir : politique (se tourner vers une autre figure religieuse), économique (disposer de ses propres fonds ou se tourner vers d’autres sources de financement) et spirituel (1994 : 398). Dans la citation ci-dessus, la mère Patin s’appuie en particulier sur les deux premières.
C’est sans doute en raison de cette friction entre la Mère et Jean Eudes que sa voix a été effacée du récit officiel de l’ordre de la Charité rédigé à partir des écrits du Saint. Dans le tome 10 des Œuvres complètes, l’on trouve des extraits des textes fondateurs de l’ordre, notamment du Coutumier et du Directoire. Toutefois, il est frappant de constater que l’histoire éditoriale de ces textes, telle que présentée par l’éditeur, ne fait aucune mention du rôle de la mère Patin. Pourtant, sa biographie publiée au XVIIesiècle atteste qu’elle a joué un rôle déterminant dans la rédaction de ces documents (AN. 1670 : 97).
Cette omission peut être en partie attribuée à la nature ambiguë et charismatique, mais aussi problématique, de la mère Patin, dont l’influence semblait parfois contrecarrer l’autorité spirituelle de Jean Eudes. Le premier Coutumier de l’ordre de la Charité, rédigé en 1682, présente d’ailleurs de fortes similitudes avec celui de la Visitation, laissant penser, en s’appuyant sur une lettre du père Eudes à la mère Patin, qu’elle en est effectivement l’auteure. Cette version a été utilisée comme référence principale jusqu’au XVIIIe siècle, avant que des opposants internes ne réussissent à convaincre l’Ordre de s’éloigner du modèle de la Visitation (cf. EUDES 1909 : 360-ss.). Ce rejet de toute dépendance intellectuelle vis-à-vis des écrits de François de Sales et de Jeanne de Chantal, ainsi que les tensions entre la mère Patin et Jean Eudes, expliquent pourquoi sa contribution a été occultée dans le recueil des textes du religieux, alors qu’elle est amplement reconnue dans les témoignages des sœurs de la Charité et de la Visitation.
Ces sources internes dévoilent ainsi toute l’étendue de l’impact de la mère Patin sur la fondation et le développement de l’ordre de la Charité. Cette relative autonomie discursive et politique, qui se manifeste dans les témoignages et la transmission orale des communautés des moniales, permet de qualifier ces récits comme une contre-Histoire féminine29. Ils participent de ce matrimoine matériel et immatériel, évoqué précédemment, qui s’est développé aux marges de l’espace public au XVIIe siècle, à l’ombre des récits officiels dominés par la voix masculine.
5. Conclusion
L’analyse de la vie et des écrits de la mère Patin révèle la complexité de son rôle au sein des ordres de la Visitation et de la Charité, ainsi que l’étendue de son influence, souvent occultée dans les récits officiels. À travers sa direction spirituelle et son engagement dans la fondation des deux monastères caennais, elle a non seulement façonné la vie religieuse de son temps, mais aussi laissé un héritage spirituel et administratif durable. Toutefois, comme le montre sa relation avec Jean Eudes, sa personnalité et son autorité ont souvent été sources de tensions, en particulier dans la gestion des affaires communautaires. Ces divergences, bien que révélatrices des défis auxquels étaient confrontées les femmes dans l’espace religieux, soulignent également l’autonomie intellectuelle et spirituelle dont la mère Patin a fait preuve. Le récit autre que nous ont laissé ses consœurs met en lumière non seulement la force de sa vocation, mais aussi la manière dont elle a su naviguer avec détermination au sein des structures d’autorité, affirmant, au cœur des tensions, sa subjectivité féminine.
Bibliographie
Sources primaires
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Bibliographie critique
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TOMICHE A., « Récits de mémoire : Du ravissement de la mémoire à la mémoire en partage », Roman 20-50, 3 (2/2006), pp. 93-107, disponible en ligne : https://shs.cairn.info/revue-roman2050-2006-3-page-93?lang=fr, consulté le 03.10.2024.
Note
↑ 1 Cet article a été réalisé dans le cadre du projet PRIN 2022 - Bringing Out an Invisible Female Literary Corpus: Religious Writing in The French-Speaking World at the Time of the Counter-Reformation. Census And Repertoire of a New Corpus. Towards a Reorganization of the Canon in a Gendered Perspective (G53D23000260006).
↑ 2 Le monastère de la Visitation de Caen est fondé en 1627 à la demande de Monseigneur de Revol, alors évêque de Dol-de-Bretagne. Le couvent de Notre-Dame de Charité est fondé en 1657. Cette fondation fait suite à l’ouverture, en 1641, d’un premier Institut Notre-Dame du Refuge par Jean Eudes. En 1654, lorsque l’ordre de Notre-Dame de Charité reçoit une reconnaissance officielle, il devient indispensable de trouver un lieu suffisamment vaste pour accueillir l’ensemble des religieuses. C’est dans ce contexte que sont acquis les bâtiments du monastère, qui ouvre ses portes en 1657.
↑ 3 L’usage des termes Contre-Réforme et Réforme catholique soulève des questions complexes. Sans entrer dans les débats historiographiques qui leur sont associés, nous privilégions ici l’emploi du terme Contre-Réforme, car il renvoie directement au titre du projet PRIN 2022 (« Bringing Out an Invisible Female Literary Corpus : Religious Writing in the French-Speaking World at the Time of the Counter-Reformation. Census And Repertoire of a New Corpus. Towards a Reorganization of the Canon in a Gendered Perspective »), dans lequel s’inscrit notre réflexion.
↑ 4 AN., La vie de la vénérable mère Françoise-Marguerite Patin, religieuse de la Visitation Sainte-Marie et première supérieure de Notre Dame de Charité, fondée à Caen. Par une religieuse de ladite Charité, Marin Yvon Imp., Caen 1670.
↑ 5 Recueil en 12 tomes des vies des Visitandines publié au XIXe siècle. Sur la vie de la mère Patin, voir notamment : AN., « Abrégé de la vie & des vertus de la très honorée mère Françoise-Marguerite Patin », dans Année sainte des religieuses de la Visitation Sainte-Marie, tome X, Ch. Burdet/P.-N. Josserand, Annecy/Lyon 1870, pp. 753-775.
↑ 6 La page de titre de l’édition de 1670 attribue l’auctorialité du texte à « une religieuse de la dite Charité ». Ainsi, bien que l’on puisse en attribuer la rédaction à une plume féminine, l’anonymat de l’autrice demeure intact, le texte ne révélant aucune information certaine sur son identité.
↑ 7 Né en 1601 à Ri, en Normandie, et décédé en 1680 à Caen, Jean Eudes est une figure majeure du panorama religieux du XVIIe siècle, reconnu pour son rôle en tant que fondateur de l’ordre de Notre-Dame de Charité et de la Congrégation de Jésus et Marie. Il a été canonisé en 1925.
↑ 8 Au début du XVIIᵉ siècle, la présence des protestants dans la région de Caen reste significative, ce qui contribue à un climat religieux complexe. La ville, marquée par des tensions confessionnelles, est le théâtre de confrontations entre catholiques et protestants, particulièrement après les guerres de Religion. Cependant, avec la signature de l’édit de Nantes en 1598, une relative paix religieuse s’installe, bien que des tensions demeurent sous-jacentes (voir BEAUJOUR 1877 : 172-406). Dans ce contexte, Caen devient un lieu de ferment religieux, avec une forte activité fondatrice liée au renouveau catholique impulsé par le Concile de Trente. Jean Eudes joue un rôle clé dans ce mouvement, notamment en fondant l’ordre de Notre-Dame de Charité en 1641. Tandis que l’ordre de la Visitation, fondé par François de Sales et Jeanne de Chantal en 1610, se concentre sur une vie contemplative et spirituelle dans un cadre de retraite et de prière, l’ordre de la Charité se distingue par son aspect apostolique, avec une mission active auprès des plus démunis et des femmes en difficulté, et insiste sur l’action sociale tout en maintenant une clôture stricte. Pour tout approfondissement sur la Visitation, voir en particulier LE COUTURIER 1935, DOMPNIER et JULIA 2001, HENNEAU et al. 2011 ; sur la Charité, voir ORY 1891.
↑ 9 Pour de plus amples informations sur la vie de la Mère, nous renvoyons, outre les deux Vies publiées anonymement aux XVIIe et XIXe siècles déjà mentionnées, à la notice biographique disponible en ligne dans le Répertoire des écrits spirituels et monastiques féminins dans le monde francophone au XVIIe siècle (consulté le 21.02.2025).
↑ 10 Sa biographe affirme qu’ « elle estoit dans l’exercice continuel de ces belles vertus » (AN. 1670 : 41).
↑ 11 Comme le rappelle M. Bernos, à l’occasion de leur profession ou de leur vêture, les moniales sont moins formées aux dangers propres à la vie religieuse qu’à l’obéissance, l’humilité et la patience dont elles doivent faire preuve face aux enjeux du monde extérieur (1994 : 419).
↑ 12 Sur le topique des écrits hagiographiques de l’époque moderne, voir en particulier LENCQUESAING 2021.
↑ 13 Nous reprenons ici la définition de récit de mémoire telle que décrite par A. Tomiche, qui voit dans ce type de texte participant au processus de commémoration la possibilité d’exprimer une mémoire plus individuelle (2006 : 93). Comme le rappelle A. Ferraro, les moniales, « [m]oins nourries de rhétorique latine que les clercs leurs contemporains, […] forgent une parole subjective et intime, marquée par l’oralité parce que modelée moins sur les livres que sur la conversation quotidienne (Landy Houillon, Timmermans, Myers). Leurs écrits spirituels sont caractérisés par une énonciation subjective où les acteurs actualisent le langage dans un processus interactif et dialogique » (2019 : 10). L’utilisation du je par la biographe dans un genre de récit qui, à l’époque et par convention, reste souvent anonyme, s’inscrit dans ce sillage.
↑ 14 Les occurrences foisonnent dans le récit. Nous pouvons citer, à titre d’exemple, le passage dans lequel la biographe décrit les difficultés qu’elle a dû endurer avant la prise du voile : « quels renoncements d’elle-mesme ne faisoit-elle pas, pour ne vivre plus dorenavant qu’en celuy, & pour celuy qui l’avoit appelée à cette sainte vocation ? Ma plume est trop insensible pour les pouvoir décrire, mon entendement trop grossier pour en discourir, & par consequent incapable d’en donner l’intelligence aux autres : je diray seulement qu’elle n’oublia rien de ce qui pouvoit contribuer à la perfection d’une action de telle importance » (AN. 1670 : 34 ; nous soulignons).
↑ 15 Dans son texte fondateur Introduction à la vie dévote (1609), François de Sales préconise la douceur et la bienveillance comme deux vertus essentielles.
↑ 16 Frère de Jourdaine de Bernières, fondatrice à Caen du couvent des Ursulines (1624), trésorier du roi de France pour la généralité de Caen, fondateur de l’Ermitage de Caen (1645) et directeur spirituel du futur évêque du Québec François de Montmorency-Laval, Jean de Bernières (1602-1659) est l’un de grands mystiques du XVIIe siècle et participe activement, à côté de Jean Eudes, à l’édification d’une communauté religieuse fervente au cœur de la ville normande.
↑ 17 Marie d’Orléans-Longueville (1625-1707), connue sous le nom de Mlle de Longueville avant son mariage, devient duchesse de Nemours en 1657. Fille d’Henri II d’Orléans-Longueville et d’Anne-Geneviève de Bourbon-Condé, elle est une figure marquante de la Fronde et entretient des liens étroits avec les milieux dévots.
↑ 18 Sur le rôle de cette vertu chez saint François de Sales et au sein de l’ordre de la Visitation, voir en particulier RAVIER 1994 et MICHON 2008.
↑ 19 L’influence de la Mère fondatrice sur la direction spirituelle de la mère Patin est manifeste, en particulier en ce qui concerne le concept d’union, auquel la mère de Chantal exhorte ses filles à se conformer : « Mes chères filles, voici donc la dernière fois que j’ai à vous parler, puisque telle est la volonté de Dieu ; je vous recommande de tout mon cœur de rendre un grand respect et obéissance à vos Supérieures, regardant Notre-Seigneur en elles ; soyez parfaitement unies les unes avec les autres, mais de la véritable union des cœurs » (CHAUGY 1874). Sur son influence en ce qui concerne l’observance des règles, voir en particulier le chapitre XXI de la troisième partie de ses Mémoires « De son amour à l’observance régulière » (CHAUGY 1874 : 478-ss.).
↑ 20 Sur les préceptes propres à la Visitation et sur l’héritage de saint François de Sales, voir en particulier MICHON 2008 ; sur la mère de Chantal, voir ROLLA 2019 et 2020 ; sur les vies des moniales plus en général, voir FERRARO et al. 2019.
↑ 21 Sur l’importance de l’union au sein de la communauté visitandine, voir en particulier DOMPNIER 2001.
↑ 22 Ce vœu de coopération et de solidarité n’est pas resté lettre morte : il fut pleinement exaucé, les relations cordiales entre les deux communautés caennaises se poursuivant jusqu’à nos jours, comme nous avons pu le constater lors de notre récente enquête de terrain à Caen.
↑ 23 Comme nous l’ont confirmé les sœurs archivistes que nous avons rencontrées à Caen en avril 2024, le reste de ses écrits a été détruit à deux reprises : une première fois durant la Révolution française, lorsque la supérieure de l’époque, cherchant à les protéger, les cacha dans les fours sans avertir la sœur cuisinière, qui les brûla par accident ; la seconde destruction eut lieu lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale.
↑ 24 Employé dès le Moyen Âge, le terme matrimoine « désigne les biens hérités de la mère, quand le patrimoine désigne ceux hérités du père. Réhabiliter le terme de matrimoine, tombé en désuétude, permet de revaloriser l’héritage culturel des femmes, que le terme de patrimoine a tendance à invisibiliser » (définition tirée du site lematrimoine.fr, consulté le 07.10.2024). Les bio- et « autobiographies féminines qui naissent à l’ombre des cloîtres » seraient, selon Gerald Chaix, une puissante forme de reprise de parole opérées par les femmes des communautés religieuses au XVIIe siècle (1994 : 399). Sur le rôle des femmes dans l’Église, voir en particulier la quatrième partie du volume Entre ciel et terre (« Être femmes dans une Église d’hommes. Entre Italie du Nord et Pays-Bas méridionaux : discours et réalisations du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime », HENNEAU et al. 2023).
↑ 25 Pour une analyse diachronique et diatopique de la résistance au sein des ordres religieux féminins, voir HENNEAU et al. 2023.
↑ 26 Pour tout approfondissement sur le rapport entre moniales et confesseurs, voir BERNOS 2003.
↑ 27 Sur les topicalités des relations entre religieuses et hommes d’Église à l’intérieur des textes hagiographiques, voir LENCQUESAING 2021.
↑ 28 Sur les relations homme-femme, voir aussi HENNEAU 2023.
↑ 29 Il faut cependant préciser que cette qualification ne repose pas sur une opposition directe à des textes historiographiques précis à l’époque de leur publication, mais plutôt sur le fait que ces écrits se sont développés en parallèle, dans le silence apparent des cloîtres.