Jeanne-Marguerite de Montmorency, la Solitaire des Pyrénées : fortune et controverses d’une correspondance spirituelle
Table
1. La Solitaire et sa correspondance : éléments biographiques, fortune éditoriale et controverses
2. Ermitages, mortifications et états mystiques : analyse de la correspondance
Abstract
Francese | IngleseLa biographie et l’œuvre de Jeanne-Marguerite de Montmorency (1645-1700 ?), connue sous le nom de « la Solitaire des Pyrénées », font l’objet d’un débat persistant quant à leur authenticité. Anachorète et pénitente d’origines nobles, elle est surtout connue pour sa correspondance spirituelle avec Luc de Bray, curé de la Trinité à Châteaufort. Toutefois, plusieurs critiques considèrent ces lettres comme une fabrication destinée à nourrir la propagande anti-quiétiste. Adoptant une approche neutre, cet article s’attache à examiner la richesse éditoriale et interprétative de la correspondance, révélatrice de la fascination et des controverses que suscite cette figure depuis plus de trois siècles. Après un aperçu biographique mettant en lumière les incertitudes entourant son identité, l’étude se concentre sur l’histoire éditoriale et la réception de son œuvre, ainsi que sur son inscription dans le débat théologique sur le quiétisme au XVIIᵉ siècle. Enfin, une étude des extraits marquants de la correspondance permettra d’identifier les moments clés de ce parcours spirituel exemplaire, qui, malgré les doutes concernant l’authenticité de l’œuvre, a suscité l’intérêt d’un large public à travers les époques.
La biographie et l’œuvre de Jeanne-Marguerite de Montmorency1 (1645-1700 ?), connue également comme « la Solitaire des Pyrénées » ou « des Rochers », sont au centre d’une affaire irrésolue qui en a mis en cause, durant des siècles, l’authenticité. Jeune fille d’origines nobles devenue anachorète et pénitente, elle est connue pour sa correspondance avec son directeur de conscience Luc de Bray, curé de la Trinité à Châteaufort, bien que, selon plusieurs critiques, ces lettres seraient en réalité un faux inscrit au sein de la propagande anti-quiétiste. Comme l’a souligné Hélène Michon à propos de Barbe Acarie, de Nicole Tavernier et de Marthe Brossier, Jeanne-Marguerite de Montmorency appartient en effet « à une époque où fleurissent vrais et faux mystiques comme les vrais et faux dévots, d’où une méfiance généralisée et un attrait limité de la part des autorités ecclésiastiques » (MICHON 2021 : 165).
Les informations concernant la vie et l’œuvre de Jeanne-Marguerite de Montmorency restent d’ailleurs souvent imprécises et sujettes à caution, ce qui explique pourquoi la critique moderne tend à privilégier l’hypothèse de la fiction. Michel de Certeau, en évoquant le cas de Jeanne des Anges et l’épisode de la possession de Loudun, soulignait d’ailleurs que « [l]’histoire n’est jamais sûre » (CERTEAU 2005 : 12). Si on choisit de croire à l’existence de la figure historique, il faut néanmoins constater que l’étude de son identité et de son chemin de vie et de foi se fait sur un terrain insidieux et constellé d’incertitudes. Personnage clé de nombreux articles, études et biographies romancées, la Solitaire semble avoir fasciné aussi bien les historiens que les romanciers. Le succès de sa correspondance, qui, dès le XVIIIe siècle, a connu un succès éditorial, s’explique non seulement par le caractère captivant du personnage et par les actions remarquables relatées dans ses lettres, mais aussi par la querelle entourant son œuvre épistolaire : cette dernière a en effet suscité l’hostilité de différents critiques, qui en ont contesté l’authenticité et dénoncé son opposition à Fénelon et au quiétisme. Ne pouvant trancher, cet article adoptera une approche neutre, s’abstenant de prendre position dans ce débat, et se concentrera sur l’analyse de la richesse éditoriale et interprétative du corpus. Loin d’être anodine, cette diversité témoigne des sentiments contrastés que la figure de Jeanne-Marguerite suscite auprès d’un lectorat hétérogène depuis plus de trois siècles.
L’article s’ouvre sur un aperçu biographique, mettant en lumière les zones d’ombre entourant l’identité de la Solitaire. L’accent sera ensuite mis sur les différentes éditions de son œuvre épistolaire ainsi que sur leur réception au fil des siècles, en explorant la controverse autour de la véridicité des lettres. Il s’agira ainsi de montrer comment cette anachorète et mystique s’inscrit dans le débat théologique sur le quiétisme en France déclenché au XVIIᵉ siècle. Enfin, une étude des extraits marquants de la correspondance permettra d’identifier les moments clés de ce parcours spirituel exemplaire, qui, malgré les doutes concernant l’authenticité de l’œuvre, a suscité l’intérêt d’un large public à travers les époques.
1. La Solitaire et sa correspondance : éléments biographiques, fortune éditoriale et controverses
La figure de Jeanne-Marguerite est intéressante non seulement puisqu’elle incarne un modèle de vie et de spiritualité extraordinaire et vertueux, mais aussi en raison de l’intérêt que son personnage, qu’il soit réel ou – même en partie – fruit de l’imagination, suscite de façon inévitable. Son échange épistolaire avec Luc de Bray, entamé en 1693, se serait poursuivi avec une certaine régularité pendant six ans, jusqu’à la mort du curé en 1699. Cette correspondance comprend dix-neuf lettres de la Solitaire et dix-huit réponses de son directeur. Bien que les originaux aient disparu, de nombreuses copies manuscrites ont été conservées2.
Comme on le verra dans ce paragraphe, l’histoire éditoriale de cette œuvre épistolaire et spirituelle est étroitement liée à la réception de la figure de la Solitaire, qui a fait l’objet, au fil des siècles, de multiples articles, essais et romans. Dès le XVIIIe siècle, critiques et historiens se sont en effet interrogés sur l’origine de ces lettres et sur l’existence même de leur auteure, dont la vie demeure entourée de zones d’ombres et incertitudes3.
1.1 Une vie connue à travers une œuvre
Les informations concernant la vie de Jeanne-Marguerite de Montmorency restent souvent imprécises et sujettes à caution. Une question assez complexe, qui a divisé critiques et historiens, est soulevée par ses origines. Selon le père Nicolson (1787 : 1-3), son premier biographe, elle naît à Paris en 1645 au sein de la famille noble de Montmorency ; ayant perdu ses parents dans son enfance, elle est élevée par sa tante, qui, à l’âge de quinze ou seize ans, l’incite à contracter un mariage arrangé. Pour Antoine-Henri de Bérault-Bercastel (1853 : 15-17), qui ne voit pas en elle une orpheline contrairement à Nicolson, son père et sa mère décident de l’envoyer chez sa tante pour la convaincre de renoncer à son vœu de chasteté. D’après Joseph Sigward (1989 : 79), elle est la nièce du prince de Condé, appartenant à la branche Montmorency-Laval, destinée à la cour de Louis XIV et à un brillant mariage. Traditionnellement, on lui attribue donc le patronyme de la maison de Montmorency, qui, comme le rappelle encore Nicolson, a effectivement perdu vers l’an 1660 « une demoiselle de quinze à seize ans » (NICOLSON 1787 : 4). Cette information est reprise dans plusieurs dictionnaires (FELLER 1793 : 476 ; LÉCUY 1821 : 22-23). Ultérieurement, Augustin Gazier avance en revanche l’hypothèse que Jeanne-Marguerite appartenait à la famille noble des Caylus ou Quélus (GAZIER 1904 : 218).
Quoiqu’il en soit, les liens de la jeune fille avec la cour sont confirmés dans ses lettres, notamment dans la cinquième, où elle dit avoir connu plusieurs personnages illustres de l’époque :
Vous avez raison de bien aimer votre petite reine [la duchesse de Ventadour] ; Dieu m’a donné de la tendresse de cœur pour elle : je la connais, je l’ai vue aux Jésuites plusieurs fois ; j’ai vu aussi Madame d’Aumont sa sœur. […] Pour madame la maréchale [de la Mothe], leur mère, c’est une Dame d’un grand mérite ; j’avais autrefois une de mes proches à la cour qui était sa bonne amie et alliée. (Lettre V, 30 avril 1694. DABERT 1856, vol. I : 175-176).
En ce qui concerne sa jeunesse et sa maturité, tous les biographes semblent s’accorder sur ce point : encore jeune fille, vers quatorze ou quinze ans, Jeanne-Marguerite cède à son désir de spiritualité, s’enfuit et abandonne sa famille et ses biens. Dans ses lettres on apprend qu’elle vit à Auxerre, où elle est employée chez un menuisier, puis à Paris (ou près de la capitale), où elle travaille comme domestique au service d’une vieille dame. Ensuite, elle s’établit près du monastère des bénédictines du Saint-Sacrement4, vivant de mendicité, avant d’entreprendre une douloureuse marche vers « la solitude des Rochers », son refuge d’ermite, où elle acquiert une riche expérience mystique. Grâce à l’intercession d’un voiturier qui se prête à effectuer la consigne des lettres, elle établit une longue correspondance avec son directeur de conscience et mentor spirituel, le franciscain Luc de Bray, qui est, à l’époque, le confesseur de Mme de Maintenon. Cette dernière aurait lu les lettres et, après la mort du père de Bray, aurait hérité de la correspondance ainsi que d’un crucifix en bois sculpté par la Solitaire (BÉRAULT-BERCASTEL 1790 : 24 ; BOUIX 1862 : 113-115 ; GAZIER 1904 : 269). Les informations sur sa disparition sont également lacunaires : partie en pèlerinage pour Rome à l’occasion du jubilé de 1700, Jeanne-Marguerite de Montmorency meurt probablement au cours de son voyage.
1.2 Les premières éditions de la correspondance et les débuts de la « querelle »
Dès le XVIIIe siècle, deux biographes ont écrit la vie de la Solitaire. Le premier est Nicolson (ou Nicholson), père dominicain du couvent de la rue Saint-Jacques à Paris, sur la vie duquel on connaît peu de choses. D’après une recherche bibliographique, on apprend que Nicolson est l’auteur d’un Essai sur l’histoire naturelle de l’isle de Saint-Domingue (1776), où, dans l’Avertissement, il déclare avoir passé « [u]n séjour de près de quatre ans dans cette isle fortunée » (NICOLSON 1776 : III). En 1787, il publie à Châteaufort La Solitaire des Rochers : ce volume in-12 contient la biographie de Jeanne-Marguerite, qui occupe une trentaine de pages, suivie des extraits de ses lettres et des réponses de son directeur. Le deuxième biographe est Bérault-Bercastel, qui, en 1790, lui consacre une étude assez approfondie dans le quatre-vingtième livre de son immense projet Histoire de l'Église. Les deux contributions de Nicolson et de Bérault-Bercastel seront annexées à l’édition intégrale de la correspondance établie par Dominique Bouix en 1862 chez Périsse Frères, qui contient également une ample dissertation critique. Dans ce texte, Bouix défend l’authenticité de la correspondance et rejette fermement l’hypothèse, avancée par d’autres érudits, du pamphlet contre Fénelon (BOUIX 1862 : 81-146).
En effet, déjà le voltairien Laurent Angliviel de La Beaumelle, dans son édition des Mémoires et lettres de Mme de Maintenon (1778), avait âprement critiqué la figure de Luc de Bray et ses rapports avec la Solitaire, mentionnée par Françoise d’Aubigné dans sa lettre du 7 septembre 1697 adressée au cardinal de Noailles, archevêque de Paris :
Il [Luc de Bray] supposa qu’il dirigea une sainte, retirée dans un bois, aux extrémités du royaume, pleine de l’esprit de Dieu, et qu’à son tour, il en était dirigé. Il en montra des lettres merveilleuses, copiées par la maîtresse d’école de Montfort. Une, entre autres, déchirait impitoyablement Fénelon et ses Maximes. La prévention empêcha de reconnaître l’imposture. Le cordelier se brouilla avec la maîtresse d’école, fut démasqué, et en mourut de honte. (LA BEAUMELLE 1778 : 120-121 ; voir aussi BOUIX 1862 : 85-107)
Au XIXe siècle paraissent plusieurs autres versions de la correspondance : en 1841, à Orange, la première édition intégrale de l’ouvrage est publiée. Comme l’en-tête du livre le signale, la publication a été éditée « par les soins d’un ancien Supérieur du Séminaire », probablement le père Joseph Camille Barret, vicaire général d’Avignon. Après une introduction de vingt-cinq pages, où l’on parcourt la vie de cette femme pieuse en soulignant le caractère extraordinaire ainsi que la véridicité de sa biographie, les deux volumes présentent les dix-neuf lettres de la dévote et les réponses du curé. Selon l’auteur anonyme, ce recueil épistolaire spirituel « paraîtra peut-être merveilleux et romanesque à plus d’un lecteur ; mais il n’en est pas moins certain dans tous ses points » (AN. 1841 : VIII). La même année, une autre édition du texte, dirigée par M. l’abbé Nicolas Joseph Dabert, vicaire général de Viviers, paraît chez Perisse Frères ; elle sera enrichie, en 1856, par une « Dissertation critique sur les recueils manuscrits de la correspondance »5.
En parallèle, entre la fin du XVIIIe et celle du XIXe siècle, Jeanne-Marguerite de Montmorency est mentionnée dans divers dictionnaires historiques (FELLER 1793 : 476-477 ; LÉCUY 1821 : 22-24 ; QUÉRARD 1834 : 416 ; BARBIER 1879 : 518). À partir du XXe siècle, elle devient en outre l’objet de plusieurs recherches et études critiques visant à clarifier les aspects les plus nébuleux de son histoire. Le détracteur le plus acharné est sans doute l’historien Henri Bremond, qui, dans un article publié dans Le Correspondant en 1910, ne montre aucun doute :
Beaucoup et de bien plus savants que moi l’ont accepté comme parole d’Évangile. Puis-je dire que ce n’est là qu’un roman assez médiocre et quelque chose de pire encore ? Pourquoi reculer ? Si, comme j’en suis convaincu, nous sommes en présence très probablement d’une supercherie et, sûrement, d’une œuvre de haine, n’ai-je pas le devoir de démasquer l’imposteur ? (BREMOND 1910 : 674)
Et encore:
Vie ou roman, les lettres ne méritent pas l’admiration, par trop naïve et confiante, que certains leur ont prodiguée. […] La solitaire tourne indéfiniment sa crécelle à chaque fois qu’elle va prendre la discipline. Quand il lui prend fantaisie de jeûner, Versailles est avertie de ce prodigieux événement. (BREMOND 1910 : 675)
Que ce Tartuffe soit mâle ou femelle, que nous importe ? D’où que viennent les lettres, nous sommes en présence d’une manœuvre odieuse contre Fénelon. Ce que les ennemis de ce grand homme n’osaient dire qu’à voix basse et à mots couverts, on charge cette femme ou cette poupée de le crier à pleine bouche. (BREMOND 1910 : 689).
Les arguments de Bremond6 sont à peu près les mêmes que ceux qui suscitent le scepticisme des autres chercheurs et biographes : la correspondance, qui, nous le rappelons, s’étale entre 1693 et 1699, et s’insère donc chronologiquement au cœur de la querelle du quiétisme, semble dénoncer à plusieurs reprises l’œuvre de Molinos, de Fénelon et de Mme Guyon, tout en commentant les faits saillants du débat et les actions de ses protagonistes7.
Cependant, pour plusieurs érudits, la vie de cette femme pieuse, tout comme son œuvre épistolaire, sont tout à fait authentiques. Véritable antithèse de l’étude de Bremond, l’article de Gazier, publié six ans plus tôt, loue de manière prolifique et détaillée celle qu’il n’hésite pas à définir comme « une femme extraordinaire » (GAZIER 1904 : 288) : « il s’agit d’une histoire véridique, et non pas d’un roman » (213), insiste-t-il avec conviction dans son texte long de presque quatre-vingts pages. S’appuyant sur un vaste apparat de documents d’archives, l’historien énumère et clarifie toutes les motivations selon lesquelles cette figure en équilibre précaire entre mystère et mystique aurait non seulement existé, mais mériterait désormais, comme d’ailleurs son directeur de conscience, de sortir de l’ombre des conjectures et de recevoir « le juste tribut » (288). Cette position sera également soutenue par Albert Dufourcq (1936 : 41-42).
1.3 Le bilan contemporain et les réécritures romanesques
Au XXe siècle on remarque cependant un changement de paradigme dans les études sur la mystique. Les travaux fondateurs de Jean Baruzi (1924), puis ceux de Michel de Certeau (1982) et de Jacques Le Brun (2004), entre autres, ont profondément renouvelé la lecture des écrits mystiques en les considérant non plus uniquement comme des témoignages d’expériences spirituelles, mais aussi comme des constructions discursives et des récits façonnés par des contextes théologiques, politiques et littéraires. Cette approche aura un impact direct sur la réception de la figure de Jeanne-Marguerite de Montmorency.
En intégrant la mystique dans une dynamique textuelle et narrative, ces travaux permettent en effet de mieux comprendre comment la correspondance de la Solitaire a pu être réinterprétée et remodelée au fil des siècles. Plutôt qu’un simple témoignage d’ascèse et d’extase, ses lettres apparaissent comme un lieu où s’élabore un discours mystique inscrit dans les débats religieux de son époque, notamment autour du quiétisme. C’est pourquoi, selon Dinah Ribard, cette correspondance ne doit pas être appréhendée comme un document historique authentique opposé à une fiction, mais bien comme une fiction ayant elle-même une portée historique :
Pirot, Luc de Bray, d’autres personnages encore qui interviennent dans cette correspondance sont des acteurs réels, mais la correspondance, elle, est de manière tout à fait évidente une supercherie littéraire, un pamphlet en forme de fiction qui mobilise un grand nombre de topoï romanesques, dont le déguisement et la fuite de la fille de grande noblesse. Ce pamphlet fonctionne comme fiction : il n’y a pas, dans son cas, à choisir entre le document historique et le roman, parce que ce livre est un document historique en tant que fiction littéraire. Il faut en effet considérer comme un phénomène historique le fait que la lutte radicale contre le quiétisme ait été amenée à passer par une supercherie littéraire. (RIBARD 2010 : 129)
Ainsi, bien qu’il ne soit pas facile de dresser un bilan objectif de la « querelle » autour de la Solitaire et de sa correspondance, la plupart des critiques contemporains estiment que les lettres de Jeanne-Marguerite, désormais considérée comme une « anti-Guyon de papier » (RIBARD & TIPPELSKIRCH 2012 : 260), seraient apocryphes. D’après Raymond Darricau, l’inauthenticité du récit et de la correspondance semble aujourd’hui établie :
[…] le caractère apocryphe du récit et de la correspondance apparaissait et semble aujourd’hui démontré. Dans l’état actuel de la recherche, on pense qu’il s’agit de l’œuvre d’un groupe anti-quiétiste qui paraît avoir été animé par Luc de Bray. Le groupe tentait d’agir auprès de Mme de Maintenon, par l’intermédiaire de la marquise de Montchevreuil. La personnalité de Luc de Bray reste mystérieuse. Sa carrière est inconnue. On trouve son nom dans la correspondance de la mère Mechtilde, fondatrice des bénédictines du Saint-Sacrement […], mais il est difficile d’accorder l’authenticité aux quatre lettres que celle-ci lui aurait adressées. Il aurait également été chargé de mission à Rome par sa congrégation. On ne sait pas davantage dans quelles conditions il devint curé de Châteaufort. Dans ces conditions, la vie et l’œuvre de la Solitaire doivent être rangées parmi les romans hagiographiques destinés à la propagande anti-quiétiste. (DARRICAU 1980 : c. 1690)
Bernard Forthomme maintient une position plus neutre, en soulignant tout de même que
le chapitre le plus critique contre les Maximes des saints de Fénelon est peut-être une interpolation – car la lettre XVI (datée de novembre 1698 ; le procès romain des Maximes s’est terminé en mai de la même année), d’une soixantaine de pages (!), n’est pas présente dans tous les manuscrits anciens (étant entendu qu’ils sont déjà des copies) […]. (FORTHOMME 2013 : 740)
Aujourd’hui, la question de savoir si Jeanne-Marguerite de Montmorency a réellement existé ou si ses lettres sont une œuvre apocryphe devient pourtant secondaire par rapport à l’étude des processus de fabrication et de transmission de son image. Dans la lignée de Certeau, qui analyse la mystique comme une fable produite par des conditions historiques et culturelles spécifiques (CERTEAU 1982), il semble plus pertinent, en 2025, d’examiner la manière dont la Solitaire a été construite comme figure exemplaire de l’ermite et de l’âme abandonnée à Dieu. Il est donc intéressant de constater que, dès le XIXe siècle, plusieurs biographies romancées consacrées à son histoire voient le jour. Influencées par le mysticisme féminin et le pyrénéisme, ces versions fictionnalisées ont largement contribué à façonner la réception de Jeanne-Marguerite de Montmorency8.
En 1836, Camille Sabatier de Castres, dans son texte Jeanne-Marguerite de Montmorency, ou La Solitaire des Pyrénées, épisode historique, en propose une vision édifiante, la dépeignant comme une figure héroïque du renoncement, quasi christique, dont l’isolement dans les Pyrénées devient une épreuve rédemptrice. Son œuvre met en avant une opposition entre le monde corrompu et la pureté absolue du retrait, en écho aux idéaux du romantisme religieux du XIXe siècle. Sabatier de Castres insiste particulièrement sur la rudesse des éléments naturels – tempêtes, froid glacial, sentiers escarpés – qui, en éprouvant le corps, purifient l’âme. Il imagine également des dialogues entre sa protagoniste pieuse et les autres personnages qui peuplent cette version hautement romancée de sa biographie. Pourtant, l’auteur affirme l’authenticité de son récit et insiste sur l’existence de cette figure vertueuse : « c’est une histoire véridique pour les fonds, véridique pour les détails » (SABATIER DE CASTRES 1836 : V), écrit-il dans la préface, s’appuyant sur les études de Bérault-Bercastel pour légitimer son propos.
En 1929, Madeleine d’Ernemont reprend cette approche, mais en accentuant davantage l’aspect mystique de l’expérience de Jeanne-Marguerite9. Son ouvrage, intitulé Jeanne-Marguerite de Montmorency, la Solitaire des Pyrénées (1646-1700), insiste sur les visions et les extases supposées de la Solitaire, la présentant comme une quasi-sainte dont les prières et les souffrances auraient été directement inspirées par Dieu. Elle décrit en détail les dialogues intérieurs de Jeanne-Marguerite, ponctués de tentations et de doutes, et rapproche son expérience de celle des grandes mystiques féminines comme Thérèse d’Avila ou Marie de l’Incarnation.
Plus récemment, dans le titre de sa biographie romancée (1989), Joseph Sigward qualifie la Solitaire de « mystique oubliée », soulignant ainsi la valeur toujours actuelle de son parcours comme source d’inspiration et objet d’étude fascinant. Sigward adopte une approche plus historienne, tout en restant influencé par la tradition hagiographique et une écriture imprégnée de romanesque. S’appuyant sur les écrits antérieurs, notamment celui d’Ernemont, il retrace la biographie de Jeanne-Marguerite dans un style à la fois littéraire et romancé. Son ouvrage conserve une tonalité admirative et met en avant la Solitaire comme une figure emblématique d’un ascétisme radical, en parfaite harmonie avec l’austérité du paysage pyrénéen.
Ces auteurs ont contribué à façonner une lecture idéalisée de l’isolement vécu par Jeanne-Marguerite de Montmorency, insistant sur l’âpreté du paysage et la grandeur de son renoncement, deux éléments d’ailleurs déjà présents dans sa correspondance originale. À travers ces différentes interprétations, l’image de la Solitaire a ainsi été progressivement érigée en symbole de la fusion entre la spiritualité mystique et la grandeur sauvage de la montagne, un mythe littéraire qui perdure au-delà des incertitudes historiques entourant son existence.
2. Ermitages, mortifications et états mystiques : analyse de la correspondance
Pour saisir les raisons de l’intérêt durable suscité par la figure de Jeanne-Marguerite de Montmorency et par son œuvre au fil des siècles, il convient d’examiner attentivement ses lettres. Ce paragraphe se propose donc d’en analyser le contenu afin d’éclairer les éléments qui ont contribué à leur réception et à leur transmission à travers le temps.
Du point de vue thématique, le contenu de la correspondance entre la Solitaire et Luc de Bray est le témoignage d’un parcours mystique aussi pieux que sévère. Quand elle écrit sa première lettre, Jeanne-Marguerite a quarante-huit ans et décide de partager avec son directeur les épreuves et les étapes de sa vie érémitique, tout en lui demandant de la guider : « j’aurais besoin souvent de vos lumières pour me fortifier » (lettre I, 8 janvier 1693. DABERT 1856, vol. I : 2), avoue-t-elle. À partir de ce moment, la pénitente lui confiera les épreuves de son ermitage, ses auditions, ses pratiques de mortification et ses visions, ainsi que le récit de sa vie quotidienne à « la solitude des Rochers » et à « l’Abîme des Ruisseaux », ses refuges d’ermite dont elle ne révèlera jamais la localisation précise.
2.1 Une vie d’anachorète
Dans plusieurs lettres, la Solitaire décrit au père de Bray son premier domicile mystérieux et les ajustements qu’elle y a apportés afin de vivre pleinement dans le respect d’une solitude absolue et dans la grâce de Dieu. L’isolement étant une caractéristique essentielle pour notre anachorète, elle choisit comme humble demeure une grotte au cœur de la forêt. Toutefois, elle peut tout de même rejoindre deux abbayes pour assister à la sainte messe du dimanche et communier (lettre II, 12 juin 1693. DABERT 1856, vol. I : 22).
L’endroit précis où la Solitaire choisit d’entreprendre son expérience érémitique ne sera jamais dévoilé. Le seul et vague indice géographique que Jeanne-Marguerite laisse dans sa correspondance révèle qu’elle a « fait venir tous [s]es outils de Saint-Étienne en Forez, à 60 lieues d’ici »10 (lettre III, 11 octobre 1693. DABERT 1856, vol. I : 74). Cette indication, bien que floue et imprécise, a soulevé plusieurs hypothèses : selon Dabert, « [e]lle se dirigea vers les Pyrénées et c’est dans la partie orientale de cette vaste chaîne qu’elle se fixa. Mais avant de trouver le lieu de son repos elle erra pendant plusieurs mois à travers les montagnes et les bois et ce ne fut qu’en janvier 1692 qu’elle put se reposer de ses fatigues dans sa chère Solitude des Rochers » (LXX) ; d’après Gazier, « [i]l lui fallut traverser la France dans toute sa longueur et arriver aux Pyrénées, sans doute dans le département de l’Ariège ou dans celui des Pyrénées-Orientales, pour rencontrer enfin cette Solitude des Rochers, d’où elle écrivit ses premières lettres » (GAZIER 1904 : 230-231). D’autres pistes proposent la région de roc de la Beaumelle (GARDON 1998), d’autres le Roussillon (SIGWARD 1989 : 68, 89), tandis que de nombreux critiques discutent sur la possibilité que ce refuge reculé se trouve dans le Forez (AN. 1841, vol. I : XIX ; COMBE 1965 : 237-241 ; GARDON 1998 ; MULSAN 1870 : 107-109 ; REURE 1915 : 151-153). Les études semblent pourtant s’accorder sur la localisation du deuxième ermitage de la Solitaire, probablement à proximité de la frontière espagnole et à trois jours de marche du sanctuaire de Mont-Serrat, en Catalogne, où elle s’est rendue en pèlerinage (lettre XVI, 15 novembre 1698. Voir aussi GARDON 1998 : 252).
Doutes et enquêtes géographiques mis à part, dans ses premières lettres Jeanne-Marguerite décrit son refuge avec une abondance de détails. Elle insiste sur l’isolement et la nature sauvage de ce lieu qu’elle désigne avec douceur comme « sa demeure » :
Il faut marcher à quatre pieds sous des ronces par un sentier que les animaux ont fait ; on arrive ainsi sous des rochers plats qui vous conduisent insensiblement, en montant, sur d’autres rochers séparés les uns des autres. En continuant à s’avancer sur ces rochers, l’espace d’un demi quart d’heure, enfin vous en trouvez un d’où il sort en dessus un petit filet d’eau qui coule ensuite par dessus [sic] les autres où il faut que j’aille puiser, ne le pouvant sur les rochers qui sont trop plats. Je ne suis éloignée que d’environ cent de mes pas de cette source d’eau, qui est admirablement bonne. Au-dessus de cette roche, il y en a une autre qui fait comme une petite montagne, sur laquelle il y a trois demeures séparées, où je prie et demeure alternativement, les ayant dédiées aux trois personnes de la sainte Trinité. Voilà, mon cher Père, ma demeure, et où je finirai mes jours, si c’est la sainte volonté du Seigneur. (Lettre II, 12 juin 1693. DABERT 1856, vol. I : 22)
Les périls auxquels la Solitaire est confrontée à « la solitude des Rochers » sont nombreux. Elle avoue en effet : « J’ai eu au commencement quelque peur, mais je n’en ai plus ; rien ne me fait de la peine » (23). Ses rencontres avec les animaux sauvages de la montagne, cependant, constituent une véritable épreuve de foi et de courage pour notre anachorète. Elle ne manque pas de mentionner avoir croisé de « méchants oiseaux » (lettre IV, 5 février 1694. DABERT 1856, vol. I : 135), un ours « qui eut plus peur de moi que je n’en eus de lui » (133), ainsi que des loups et des sangliers (lettre VII, 17 octobre 1694. DABERT 1856, vol. I : 231).
Dans la lettre du 11 octobre 1693, on apprend que Jeanne-Marguerite s’est procuré le strict nécessaire pour assurer sa survie : trois croix et une écritoire en bois qu’elle a sculptés elle-même ; une Bible en langue française, un abrégé de la vie des saints et d’autres livres à caractère religieux ; quelques rubans de fil « pour lier et resserrer [s]es cheveux qui sont fort longs » (lettre III, 11 octobre 1693. DABERT 1856, vol. I : 72) ; deux peignes ; des bonnets, des chemises, des jupes, un manteau, des mouchoirs, des souliers ; une haire et un cilice de crin ; plusieurs ustensiles pour travailler le bois et un miroir dont elle dit qu’elle a « eu envie bien des fois de le casser » (74). En ce qui concerne ses repas, quand elle ne pratique pas le jeûne, la Solitaire opte pour une alimentation très frugale, en se nourrissant « de racines de ricochet, de fèves et de châtaignes qui sont très-bonnes et stomacales » (77).
La solitude extrême dans laquelle elle s’enferme est l’un des obstacles les plus durs à affronter. Jeanne-Marguerite ne nie pas sa faiblesse face à la tentation de quitter son état d’ermitage : « Je me suis vue une trentaine de fois sur le point de revenir à Paris ; j’ai été quatre fois, par la sécheresse de mes oraisons, comme au désespoir, croyant mon attrait faux et que c’était le diable qui m’avait porté à faire la folie de venir dans ma solitude » (lettre V, 30 avril 1694. DABERT 1856, vol. I : 163-164). Luc de Bray encourage sa recherche de recueillement et d’isolement, en lui conseillant d’éviter tout contact humain et de s’éloigner d’une petite bergère qui, comme raconte la Solitaire à la fin de sa première lettre, lui propose « d’être sa compagne » (lettre I, 8 janvier 1693. DABERT 1856, vol. I : 6). En outre, quand Jeanne-Marguerite, en suivant l’exemple de saint François d’Assise, sauve « un petit écureuil qui est tombé de son nid » (lettre VI, 12 juillet 1694. DABERT 1856, vol. I : 218) et qui, reconnaissant, s’attache à elle et la suit partout, son confesseur lui recommande de ne pas se laisser distraire de ses exercices et de sa quête de Dieu (réponse à la lettre VI, 16 août 1694. DABERT 1856, vol. I : 221-222).
2.2 Mortifications et expériences mystiques
Si le corps de la Solitaire est déjà fortement affaibli et mis à l’épreuve par l’expérience de l’ermitage dans la forêt, qui l’oblige à dormir trois ou quatre heures par nuit sur un froid et dur rocher – qu’elle décrit cependant comme un « délicieux grabat » (lettre III, 11 octobre 1693. DABERT 1856, vol. I : 78) – et à ne se nourrir que de racines, fèves ou châtaignes sauvages, elle ne renonce pas pour autant à la pratique assidue des mortifications. Prenons l’extrait suivant, tiré de la troisième lettre :
Mais, mon cher Père, permettez-moi, si Dieu vous l’inspire, de pratiquer […] une petite dévotion que j’ai à la croix de mon divin Sauveur : je l’ai déjà pratiquée depuis que j’ai fait mon Calvaire. Je ne vous en ai point parlé dans ma dernière, car il n’était pas achevé, et cette dévotion m’est venue depuis par un mouvement auquel je n’ai pu résister. C’est que, tous les jours, pendant une demi-heure, je monte à genoux nus à mon calvaire et je me mets en croix du côté opposé au crucifix, les pieds nus sur une grosse cheville de bois, qui me représente les clous qui attachèrent les pieds de mon divin Époux. J’ai les deux bras étendus, et les deux mains appuyées sur deux autres chevilles, qui me figurent les clous qui percèrent les mains de mon cher Jésus : en cet état, je dis le Miserere et cinq fois le Pater, et puis, pendant un quart d’heure, je m’unis de toute âme à Jésus crucifié. (79)
Comme le remarque en note Dabert, l’éditeur des lettres, l’expérience mystique de Jeanne-Marguerite ressemble à celle qu’a vécue sainte Jeanne de la Croix : tous ses efforts sont centrés sur le plus complet anéantissement d’elle-même au pied du crucifix. Ses exercices et ses humiliations volontaires sont mentionnés maintes fois tout au long de la correspondance (voir, par exemple, la lettre IV du 5 février 1694 et la lettre XI du 18 décembre 1695) et accompagnent la description de ses états extatiques, qui, à partir de la fin de l’année 1695, deviennent de plus en plus fréquents et intenses :
Je ne sais comment vous exprimer tout ce qui se passe en moi : il y a eu des jours, et surtout celui de la Conception de la sainte Vierge, où je me suis trouvée toute pénétrée d’une sainte ardeur, et il me paraissait qu’il s’écoulait de toutes les parties de mon corps comme un saint baume qui se liquéfiait avec mon corps et mon âme, mais avec tant de douceur que ma nature et mon âme furent comme absorbées dans la jouissance ineffable de toutes ces merveilles, qui se faisait sentir dans la pointe de mon esprit ; ce que je ne puis vous expliquer qu’en vous disant que mon âme était comme une petite étincelle abîmée dans les rayons du soleil, ou bien comme un petit atôme [sic] élevée dans les lumières d’un plein midi. […] Je ne puis plus parler ni raisonner. Mon cœur et les yeux de ma foi se fixent dans une adoration si profonde, que mon corps et mon âme sont comme détruits et anéantis aux approches de ce Dieu tout-puissant qui me remplit de toutes ses grâces avec une si grande fécondité, que je demeure immobile en adoration d’amour et de reconnaissance d’une manière si intime, que je suis toute oubliée à moi-même pour ne penser qu’à ce divin Sauveur et n’adorer que lui. (Lettre XI, 18 décembre 1695. DABERT 1856, vol. I : 429-431)
Dans cet extrait significatif, la Solitaire des Pyrénées témoigne de son expérience extatique en recourant à un langage empreint de l’idiolecte mystique, notamment par l’usage de concepts clés tels que l’ineffable, l’étincelle ou encore la pointe de l’esprit : c’est donc avant tout le discours lui-même, s’agissant d’un personnage historiquement douteux, qui signe ici le mystique. Loin d’être une simple tentative de description, son écriture se fait à la fois aveu d’impuissance et transfiguration poétique de l’indicible. Les images qu’elle emploie traduisent la dissolution du sujet dans un océan de lumière, un motif que l’on retrouve notamment chez Marie de l’Incarnation : « Parfois un rayon de lumière illuminait mon âme et l’embrasait d’amour, qui la mettait dans un transport extraordinaire » (MARIE DE L’INCARNATION 2016 : 178). Ici, la lumière ne représente pas seulement la connaissance divine, mais aussi l’anéantissement de l’individualité dans une présence infinie. La Solitaire semble donc faire l’expérience de ce que les théologiens appellent « le mystère de l’union transformante » (SIGWARD 1989 : 207 ; PHILIPS 1974), décrite par de grands mystiques comme saint François d’Assise, saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila. Effectivement, elle se réfère toujours au Christ comme à son « divin époux », en soulignant leur unio mystica progressive.
Aux extases s’ajoutent en outre des visions de l’« Esprit Suprême », un ange magnifique qui lui apparaît sous plusieurs formes (lettre XIX, 17 septembre 1699. DABERT 1856, vol. II : 424-425). La réaction du père de Bray à la manifestation de ces merveilles relatées est assez dure : se montrant prudent et sceptique, il craint qu’il ne s’agisse d’une tromperie du démon et de l’influence de ses « illusions subtiles » (réponse à la lettre XII, 3 juillet 1695. DABERT 1856, vol. II : 43 ; voir aussi : 64-65). Cependant, il abandonne bientôt ses réserves pour accueillir les confessions de sa pénitente comme une véritable révélation de son ascension mystique : « Ce pourpre de l’amour et cette sainte mue dont vous me parlez dans la vôtre, ne sont autre chose que cette robe nuptiale dont Dieu revêt ses épouses en leur faisant quitter les haillons de la nature, qui ne sont autre chose que le péché et les faiblesses dont nous sommes remplis » (réponse à la lettre XV, 5 août 1698. DABERT 1856, vol. II : 206). « Cette robe nuptiale » serait donc à entendre comme l’union définitive de la Solitaire avec Dieu, l’étape ultime de son parcours de mystique.
3. Conclusions
L’histoire de Jeanne-Marguerite de Montmorency – ou de Jeanne de Caylus, de Quélus, ou encore de la Solitaire des Pyrénées ou des Rochers – illustre une énigme captivante. Si les recherches récentes tendent à démontrer le caractère apocryphe de sa figure et de sa correspondance, cette dernière a pourtant connu une fortune éditoriale remarquable, circulant et se réinventant pendant plus de trois siècles.
Loin de s’effacer avec les doutes sur son authenticité, le récit de la Solitaire s’est alimenté des enjeux religieux, sociaux et littéraires propres à chaque époque, trouvant un écho particulier dans le contexte du débat sur le quiétisme. À travers les nombreuses réinterprétations de son histoire – des premiers éditeurs aux biographes du XIXe siècle, en passant par les romanciers et les historiens contemporains –, sa renommée a perduré, façonnée par des perceptions successives qui ont contribué à sa consolidation dans l’imaginaire collectif. Aujourd’hui, analyser la Solitaire des Pyrénées et ses lettres revient à explorer un prisme historique et littéraire qui révèle les dynamiques religieuses, sociales et politiques non seulement du XVIIe siècle, mais aussi des siècles suivants, qui ont accueilli et revisité, avec les outils et la vision de l’époque, sa figure et son œuvre épistolaire.
L’étude de sa correspondance, malgré les incertitudes quant à son authenticité, fait apparaître un style imprégné d’ascétisme et de ferveur mystique, qui s’inscrit dans la tradition des écrits spirituels féminins du Grand Siècle. Son lexique, ses images et ses thématiques – le renoncement, l’abandon à Dieu, la souffrance rédemptrice – rappellent en effet les écrits de Jeanne de la Croix et de Marie de l’Incarnation. Qu’il s’agisse d’une œuvre individuelle ou d’une production collective à visée polémique, cette correspondance participe à l’élaboration d’un modèle de spiritualité féminine et d’une voix mystique qui, bien que sujette à des incertitudes historiques, a su traverser les âges.
Plus qu’une simple énigme historique, Jeanne-Marguerite de Montmorency incarne ainsi une construction littéraire et spirituelle, façonnée par des perceptions successives et adaptée aux préoccupations de chaque époque. En définitive, l’héritage de cette « mystique oubliée » (SIGWARD 1989), de sa dévotion et de sa force spirituelle réside dans l’itinéraire qu’offre son parcours : jeune fille d’origines nobles, devenue anachorète et pénitente, elle ne disparaîtra pas, selon les mots de Louis Cognet, au « crépuscule des mystiques » (COGNET 1958). Derrière sa figure complexe, l’écho de son mythe poursuit son chemin.
Bibliographie
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Note
↑ 1 Cet article a été réalisé dans le cadre du projet PRIN 2022 - Bringing Out an Invisible Female Literary Corpus: Religious Writing in The French-Speaking World at the Time of the Counter-Reformation. Census And Repertoire of a New Corpus. Towards a Reorganization of the Canon in a Gendered Perspective (G53D23000260006).
↑ 2 Nous nous limitons à reporter cette liste non exhaustive : Paris, BnF : NAF 10878 ; NAF 11042-11044 ; NAF 14561 ; Ms. 7057. Paris, Bibliothèque Mazarine : Mss. 1160-1161. BM Lyon, collection jésuite des Fontaines : Ms. 8° 605. BM Amiens : Ms. 336. BM Alençon : Ms. 162. BM Nancy : Mss. 383-384. AD Loire : Ms. 89.
↑ 3 Le cas de la correspondance de la Solitaire des Pyrénées ou des Rochers rappelle celui des Lettres portugaises (1669) de Gabriel de Guilleragues. Avant d’être reconnues comme une œuvre de fiction attribuée à Guilleragues, ces lettres ont longtemps été considérées, jusqu’au XXe siècle, comme les écrits authentiques d’une religieuse franciscaine du couvent de Beja au Portugal, Mariana Alcoforado (1640-1723). Elles auraient été adressées à son amant français, le marquis de Chamilly, qui séjourna au Portugal entre 1663 et 1668 pour combattre aux côtés des Portugais dans leur lutte pour l’indépendance contre l’Espagne. Cependant, le débat sur l’attribution des Lettres portugaises reste encore aujourd’hui un sujet de controverse. Bien que Frederick Charles Green ait tenté de clore la question en 1926 en affirmant que Guilleragues en était l’auteur et non le traducteur, cette hypothèse a été consolidée au fil des décennies par des chercheurs comme Leo Spitzer, Jacques Rougeot et Frédéric Deloffre. Ces spécialistes, malgré des preuves essentiellement conjoncturelles, ont établi la paternité masculine du texte, une position aujourd’hui largement acceptée par des experts comme Maurice Lever. Toutefois, certaines voix continuent de remettre en cause cette thèse. Les chercheures Linda S. Kauffman et Margaret Weitz restent prudentes, tandis que Myriam Cyr et Philippe Sollers défendent l’authenticité des lettres et leur attribution à Mariana Alcoforado.
↑ 4 Les Bénédictines du Saint-Sacrement de Paris sont une communauté monastique fondée en 1653 par Catherine de Bar (en religion mère Mechtilde du Saint-Sacrement). Issues de la tradition bénédictine, elles se distinguent par une spiritualité centrée sur l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement et une vie de prière contemplative. Leur fondation s’inscrit dans le contexte de la réforme catholique du XVIIᵉ siècle, qui encourage le renouveau des ordres religieux et une dévotion accrue à l’Eucharistie.
↑ 5 C’est précisément cette édition que nous avons consultée dans le cadre de notre article.
↑ 6 Il est important de souligner que Brémond fut l’un des premiers théologiens et historiens à réhabiliter et à étudier en profondeur l’expérience de Fénelon et de Madame Guyon, notamment dans son Apologie pour Fénelon (1910), ce qui peut expliquer en grande partie son animosité à l’égard de la figure de la Solitaire et de sa correspondance.
↑ 7 Par ailleurs, si l’on se réfère aux lettres, elles évoquent la question du molinisme en France sans taire les jugements les plus brûlants des deux correspondants. Par exemple, le 3 octobre 1695, Luc de Bray écrit à Jeanne-Marguerite : « Je vous dirai que madame Guyon que l’on vient de condamner sur le quiétisme, a fait semblant d’aller aux eaux, et est allée je ne sais où ; mandez-moi ma chère fille ce que Dieu nous en fait connaître ; je crains beaucoup cette malheureuse dévotion » (réponse à la lettre X. DABERT 1856, vol. I : 402). Deux ans plus tard, après la publication des Maximes des saints, le directeur enverra à sa correspondante l’œuvre, en lui ordonnant de la lire et de lui donner son avis (réponse aux lettres XIII et XIV, 26 février 1697. DABERT 1856, vol. II : 149. Voir aussi BREMOND 1910 : 684). La Solitaire lui répondra après une longue attente avec ses commentaires, sans cacher ses perplexités et ses préoccupations concernant « toutes les abominations que ces malheureux quiétistes ont vomies » (Lettre XVI, 15 novembre 1698. DABERT 1856, vol. II : 214).
↑ 8 À cette époque, le mysticisme féminin devient un motif littéraire récurrent, souvent associé à une quête d’absolu, à un désir d’échapper au monde ou à une expiation des passions terrestres. De nombreuses héroïnes, tiraillées entre les exigences sociales et leurs aspirations spirituelles, trouvent refuge dans la foi ou le cloître, traduisant ainsi les tensions entre romantisme, renoncement et élévation mystique. Un exemple emblématique est Antoinette de Navarreins, duchesse de Langeais, dans le roman éponyme de Balzac (La Duchesse de Langeais, 1834) : après une passion dévorante pour le général de Montriveau, elle choisit de se retirer au Carmel et de renoncer définitivement à l’amour profane. Parallèlement, à une époque où les Pyrénées suscitent un vif intérêt auprès des explorateurs, écrivains et historiens, l’image de Jeanne-Marguerite de Montmorency est réinterprétée selon l’idéal romantique de l’ermite mystique en quête d’élévation spirituelle dans un cadre naturel grandiose. Des auteurs comme Hippolyte Taine, Louis Ramond de Carbonnières et Henri Beraldi ont contribué à cette construction en associant la montagne à un lieu de contemplation et d’ascèse. En exaltant la rudesse du paysage et la solitude volontaire, ils ont renforcé une vision idéalisée de l’anachorète, en accord avec l’imaginaire romantique.
↑ 9 Madeleine d’Ernemont est également l’auteure de La vie voyageuse et missionnaire de la Révérende Mère Anna du Rousier, religieuse du Sacré-Cœur, 1806-1880 (1932), un ouvrage qui, comme son titre l’indique, met en parallèle la quête spirituelle et le parcours aventureux d’une autre femme de foi.
↑ 10 Soixante lieues correspondent à environ deux cent quarante kilomètres (SIGWARD 1989 : 89). Cependant, comme le remarque Gardon, d’autres versions des lettres fournissent une indication très différente, évoquant plutôt une distance de six lieues : « Cette indication change tout. On a vu que les manuscrits étaient tous des copies et que plusieurs avaient été copiés les uns sur les autres. Si on peut supposer que le ‘en-Forez’ a pu être ajouté par un copiste il est tout aussi possible que le 60 du texte que nous utilisons et qui est peut-être celui du manuscrit, a pu devenir 6 » (GARDON 1998 : 250).